Majeure 62. Subjectivités numériques

Esprit d’équipe

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« Nous devons donc envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome ; rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux »

Pierre-Simon Laplace, Essai philosophique sur les probabilités (1814)

 

 

Espoirs olympiques

Pendant une brève période, de 1946 à 1948, Alan Turing fut une star du monde du sport. Il fut l’un des meilleurs coureurs de fond britanniques, bien qu’il se soit seulement lancé dans la compétition à l’âge de 34 ans, en août 1946. Au cours de l’année suivante, il devint le président du Walton Athletic Club et participa à des douzaines de compétitions sur diverses distances, même si sa préférée était le marathon. En août 1947, une année seulement après avoir commencé la compétition, il se classait déjà cinquième dans le championnat national de marathon avec un chronomètre de 2 heures 46 minutes et 3 secondes, à peine 11 minutes de plus que le futur champion olympique. Fin 1947, il parvenait au neuvième rang de tous les marathoniens britanniques dans le classement de l’Amateur Athletic Association et du British Amateur Athletic Board. Ses ambitions olympiques partirent malheureusement en fumée lorsqu’il fut victime d’une blessure durant l’entraînement pour la qualification dans l’équipe britannique sélectionnée pour les Jeux Olympiques de 1948.

Le marathon était l’événement-phare des Jeux Olympiques modernes imaginés par Pierre de Coubertin. Il rejouait la légende de Pheidippides, le plus célèbre des coursiers de l’infrastructure communicationnelle embryonnaire de la Grèce antique. Ce soldat était réputé avoir couru sans arrêt de Marathon à Athènes pour transmettre la nouvelle de la victoire sur les Spartiates – proclamant Nikè ! avant de s’effondrer et de mourir d’épuisement au milieu de l’agora. Jusqu’à l’avènement du télégraphe électrique dans les années 1840, la communication et le transport étaient largement isomorphes, la transmission d’information reposant sur des corps sains et athlétiques[1].

Pour Alan Turing, toutefois, la locomotion et le traitement des signaux devaient rester des domaines complètement séparés. Ses coéquipiers devaient tout ignorer de la vraie nature de son travail antérieur accompli à Bletchley Park, gardé top secret jusqu’au terme de sa brève existence. Maintenir un tel secret n’était guère aisé puisque la série de compétitions sportives auxquelles il participa de façon si intense correspond exactement à la période d’après-guerre (1946-1948) au cours de laquelle il travailla au National Physical Laboratory, puis à l’université de Manchester, sur l’implémentation de deux des premiers ordinateurs électroniques digitaux à programme enregistré du monde – que la presse appelait plus simplement « cerveaux électroniques » – l’Automatic Computing Engine (ou ACE) et le Manchester Mark I. Le travail réalisé sur la conception et la construction de ces deux énormes machines de computation permit à Turing de donner une forme physique et une instanciation matérielle à son modèle théorique, développé dans les années 1930 et connu aujourd’hui sous le nom de Machine Universelle de Turing.

 

Machine à papier

La Machine Universelle de Turing – qu’il désignait lui-même comme une « machine à états discrets » en référence à Laplace – décrit le raisonnement humain comme une succession d’états ou de configurations, abstraite et formalisée sous forme d’algorithme[2]. L’exemple proposé par Turing comme la réalisation la plus élémentaire de son ordinateur spéculatif est un appareil que Friedrich Kittler, en paraphrasant Turing, a appelé « une machine à papier dont les opérations consistent seulement à écrire et lire, avancer et reculer », employant « un ensemble mesurable d’instructions qui opèrent sur une bande de papier infiniment longue et sur ses signes discrets »[3]. Le mythe fondateur de la matérialisation de ce modèle du fonctionnement de l’esprit s’apparente à un télégraphe fantôme, ou plutôt à l’une de ses sous-espèces, l’étroite bande de papier d’un stock-ticker idéalisé, avançant pas à pas en phase avec l’évolution des cotations boursières.

La caractéristique essentielle de cette machine à papier est d’être universelle, en ce qu’elle peut simuler n’importe quelle autre machine à états discrets, agençant les fonctionnalités complexes en cascades, des abstractions s’empilant sur d’autres abstractions ad infinitum. Elle peut non seulement s’implémenter dans du hardware comme l’ACE ou le Mark I, mais aussi dans n’importe quel support matériel, y compris des corps en mouvement.

 

Ma mère était un ordinateur

Tout comme les computers mécaniques de Charles Babbage avant elle, l’expérience de pensée proposée par Turing était basée sur ses observations de la façon dont opéraient les calculateurs humains (human computers) au sein du dispositif managérial imaginé à la fin du XVIIIe siècle pour faire face aux besoins de calcul à grande échelle. Les problèmes mathématiques complexes étaient divisés en sous-tâches qui étaient distribuées à différentes équipes d’opérateurs peu qualifiés, dont la mission consistait à exécuter des calculs élémentaires et répétitifs basés sur des règles et des ensembles d’instructions simples. Dans ses premières usines à nombres, Gaspard de Prony appliquait aux problèmes intellectuels les idées d’Adam Smith sur la division et l’organisation du travail manuel, en vue de générer de colossales grilles de chiffres mis en tableaux.

L’approche imaginée par Turing est intéressante en ce qu’elle abstrait l’essence mathématique d’un système d’interrelations humaines agençant des équipes de scientifiques, de managers et de secrétaires, de façon à déduire un modèle rationnel des opérations de l’activité cérébrale. Une chaîne de montage de travailleurs peu qualifiés et remplaçables qui consultent des livres d’instructions, noircissent du papier avec des crayons et accomplissent des opérations simples d’addition et de soustraction. Des managers parcourent les lignes et colonnes de travailleurs alignés en grilles compactes, leur donnant des ordres, collectant et agrégeant leurs calculs. Des mathématiciens analysent, surveillent et évaluent les résultats afin d’améliorer les formules mathématiques. Ces groupes de corps en mouvement codifiés par un système d’instructions et de règles rappellent la machine à papier spéculative de Turing.

On ne peut qu’être frappé par le passage de ce modèle théorique à son actualisation sous la forme des ordinateurs électroniques numériques des années 1940, basés sur des tubes à vide. Ces nouvelles machines étaient « programmées » mécaniquement, de la même façon qu’une centrale téléphonique où des opérateurs humains se déplaçaient pour brancher et débrancher des lourds câbles afin de diriger le flux d’information d’une adresse physique à l’autre. Les diverses opérations de calculation, de triage, d’impression, etc. étaient accomplies par des machines différentes, forçant des opérateurs humains à se mouvoir sans cesse pour déplacer physiquement les données sous la forme de cartes perforées à l’intérieur de l’immense ordinateur, dont les composants étaient répartis dans différentes salles, voire à travers plusieurs bâtiments. L’organisation matérielle des communications à l’intérieur de cet énorme assemblage de machines recodait les corps humains comme des supports de données, transportant physiquement l’information d’un endroit à l’autre, les mouvements corporels comme pure manipulation de symboles.

 

Usage humain des êtres humains

Transformer les activités physiques en tables de chiffres sur lesquelles on puisse accomplir des opérations a joué un rôle central dans les organisations scientifiques, militaires et administratives depuis le début du XIXe siècle. Avec le temps, ces techniques de rationalisation et d’optimisation des corps travaillant dans les usines se sont progressivement insinuées sur les terrains de jeux, dès lors que des équipes de sport encore peu organisées ont pris un tournant statistique – ce qui en Amérique du Nord a commencé avec le baseball dès les années 1840. Cette irrésistible poussée vers la mathématisation s’est trouvée intimement liée à l’idée progressiste selon laquelle la perfectibilité du corps serait solidaire de la rectitude morale.

Au sein de cette perspective réformiste, les sports d’équipe sont devenus un laboratoire privilégié pour l’observation des dynamiques de groupe et pour l’expérimentation de différentes méthodes d’orientation du travail vers un but commun – une « contre-société » vertueuse[4], un nouvel idéal démocratique sous la forme de jeu. Les sports d’équipe comme modèle d’une société méritocratique sans classes, dont les membres gagnaient leur position par la vertu de leurs talents « naturels », de leurs valeurs éthiques supérieures et de leurs efforts. Les athlètes prennent part à la compétition sur une base d’égalité, au sein d’espaces idéalisés et hautement réglementés que sont les stades, les arènes, les courts et autres terrains de sport qui, aux yeux des supporters, deviennent autant d’espaces de jeu d’un générateur automatique d’histoires et de topoi appelant à des identifications en séries.

 

Exploits comptables

Henry Chadwick fut l’un des plus précoces et des plus fervents promoteurs du baseball, au point d’être appelé le « père » de ce sport. Il croyait fermement en la possibilité d’utiliser des statistiques pour améliorer les compétitions, au point de rédiger les premières synthèses numériques des performances de joueurs et d’équipes, et ce dès les années 1850, soit bien avant la professionnalisation de ce sport dans les années 1870. On lui attribue l’invention de plusieurs systèmes de notation des résultats, comme le box score, une grille de statistiques individuelles dont plusieurs paramètres sont issus de ses méthodes, comme le décompte des hits, des home runs ou du batting average. Il publiait également une compilation annuelle des données statistiques pour tous les joueurs de la ligue, qui lança la mode de bases de données toujours plus étoffées dotant chaque joueur de son double numérique précisément quantifié.

Ses techniques de collecte et de compilation des données se basaient sur une comptabilité à double-entrée, qui mobilisait une forme de sténographie pour noter les événements. Ce système d’inscription devait permettre des observations rapides et finement ajustées, de façon à comptabiliser la somme des efforts individuels, à identifier les phases gagnantes de jeu ainsi qu’à distribuer la responsabilité des erreurs. La pierre angulaire de ce drame moral était l’autorité et le jugement de l’évaluateur comptable, qui transcrit manuellement les données enregistrées des performances individuelles au sein d’une table des crédits et des dettes appelée à servir d’outil pour déterminer la valeur relative des joueurs.

 

Actions invisibles

Dans l’histoire de la modélisation du jeu à l’aide de stylos et de papier, l’épisode des Sabermetrics, dans les années 1980, fut une tentative par le journaliste sportif Bill James de mettre à jour les connaissances sur le baseball, pour les rendre encore plus objectives et mathématiques, et donc moins exposées au hasard et aux affects, de façon à créer une véritable science du baseball. Cela passait aussi par la remise en question de l’autorité des chasseurs de talents qui continuaient à se fier à leur intuition, à leur expérience personnelle et à leurs tripes pour identifier des jeunes talents prometteurs. Mais la motivation principale était bien d’établir une nouvelle méthodologie et de nouveaux critères d’évaluation, un système statistique à bas coût capable de repérer des talents que personne d’autre n’avait su reconnaître, grâce aux vertus du data mining.

James suggéra également que les catégories héritées de Chadwick, qui s’étaient transmises sans jamais être vraiment remises en question, échouaient à rendre compte des aspects les plus intriqués du jeu, privilégiant les exploits individuels aux dépens des aspects multidimensionnels et collectifs de chaque événement au sein d’un match. Il proposa de nouveaux types de catégories statistiques qui privilégiaient des événements collectifs restés invisibles dans les comptabilités antérieures, de façon à laisser le jeu parler pour lui-même. Rapidement, ces idées théoriques ainsi que d’autres plus radicales se multiplièrent en même temps qu’on renonçait aux types de mesures plus traditionnels. « L’œil nu était devenu un instrument inadéquat pour apprendre ce qu’on avait besoin de savoir dans l’évaluation des joueurs de baseball »[5].

Cette machinerie perspicace et performante commença à s’autonomiser lorsque deux tradeurs de Wall Street sortis du MIT, Ken Mauriello et Jack Armbruster, proposèrent d’abandonner totalement toute statistique de jeu observable par des humains, pour quadriller le terrain en une grille virtuelle beaucoup plus finement tramée – une « matrice mathématique de points en situation » lisible exclusivement par des machines. Ce tramage du terrain s’accompagnait de la création d’une base de données incluant toutes les balles qui avaient été jouées au cours des dix années précédentes. « Quoi qu’il se passe lors d’une partie, cela s’est déjà passé des milliers de fois ». « Tout événement sur un terrain de baseball modifie, fût-ce imperceptiblement, l’état du jeu ». Leur base de données contenait toute l’histoire de ces états de jeux identiques. « Le système remplaçait le jeu, tel que le vivent les supporters ordinaires, par une abstraction. Dans leurs ordinateurs, le jeu devenait une collection d’actions boursières, un monde parallèle dans lequel les joueurs de baseball pouvaient être évalués plus précisément qu’ils n’étaient évalués dans le monde réel ». Ainsi s’imposait un ensemble de pratiques transformant le sport en « une machine impitoyablement efficace destinée à gagner des matchs de baseball »[6].

 

Tous les développements futurs

En 2008, Vista Equity Partners et sa compagnie subsidiaire, la STATS Corporation, qui gère la plus grande base de données sportives de la planète, acquirent la start-up SportVU et sa technologie de capture du mouvement basée sur des programmes de reconnaissance optique et de traitement des images développés par l’armée israélienne dans son centre de recherche nucléaire de Soreq. SportVU avait adapté la technologie originellement destinée à la reconnaissance de missiles sol-air pour l’appliquer à la dynamique du jeu de basket-ball de la NBA, ce qui lui permettait de collecter des données de positionnement tridimensionnelles sur les joueurs, les arbitres et la balle. Le rapprochement entre la gigantesque archive de statistiques sportives de STATS et la technologie de capture du mouvement de SportVU fit émerger un nouveau paradigme, celui de l’analyse algorithmique totalement automatisée de données en temps réel.

Commentant l’installation des caméras de SportVU sous le toit des stades de la NBA, le journaliste sportif et chercheur de Harvard Kirk Goldsberry décrivit ainsi la nouvelle situation : « les drones sont en place, il ne reste plus qu’à traduire cette robuste surveillance en intelligence fiable ». Ici aussi, le terrain est quadrillé en grilles de coordonnées x, y et z, et en une succession d’états. Si la partie était arrêtée en n’importe quel moment ou état déterminé de façon aléatoire, on « pourrait estimer scientifiquement la pvaleur de possession attendue’» ou « la probabilité moyenne des résultats de tous les développements futurs ». Le jeu est devenu un « stock-ticker de possession », dans les termes de Goldsberry : « de la même façon dont les économistes financiers analysent le mouvement des valeurs boursières pour en tirer des prévisions sur la stratégie et les comportements des entreprises et des investisseurs, de même les analystes du basketball peuvent utiliser cette approche pour apprendre et évaluer les actions des joueurs »[7].

 

Modèles

Les statistiques constituent un appareil de capture qui isole certains aspects d’un système dynamique pour les filtrer et les normaliser afin de créer des représentations utilisables et manipulables. Un tel modèle est indexé sur les comportements des phénomènes observés, mais il conserve également une certaine autonomie. La combinaison de saisie statistique en temps réel et de comparaison avec des états archivés dans une base de données permet d’attribuer une valeur aux événements et de prédire des comportements et des performances encore à venir. Quand le modèle se voit réappliqué au système de référence, dans une dynamique de boucle récursive, on peut en arriver à contrôler et orienter les états futurs du système.

Quand les méthodes scientifiques basées sur l’enregistrement, l’écriture et la compilation manuelles des statistiques commencèrent à être appliquées à l’analyse des sports d’équipe vers le milieu du XIXe siècle, les profits à en tirer ne furent pas immédiatement visibles. Mais plus récemment, au fur et à mesure que le processus commençait à être pleinement automatisé, le modèle en est arrivé à servir de force de propulsion à l’ensemble du système, d’oracle à consulter, de coach virtuel à vénérer, de fond de connaissances permettant aux athlètes de devenir plus efficaces et plus performants. Les corps devenaient des circuits, des relais, des nœuds, des composants du hardware au sein d’un réseau de computation à grande échelle. Peu à peu, les athlètes en mouvement se trouvèrent intégrés à un jeu-fantôme joué pour les algorithmes.

 

Tron et Jumbotron

Lorsque Steve Ballmer, ancien PDG de Microsoft, acheta l’équipe de basketball des Los Angeles Clippers pour 2 milliards de dollars en août 2014, l’une de ses premières actions fut d’« améliorer l’expérience des supporters ». Quelques semaines après son acquisition historique, il s’allia à Second Spectrum, une start-up en analyse de données de Los Angeles dont les produits incluent Storyboard, inSight et DataFX, qui « combinent le storytelling, la vidéo, les statistiques de pointe et les effets spéciaux, tous réunis pour raconter la face cachée de ce qui se passe dans le jeu sans qu’on le voie ». Dans sa lancée pour mobiliser les avancées les plus sophistiquées de data mining et de visualisation comme formes de divertissement, ils ont également conçu une application pour smartphone qui « permet aux supporters de faire du crowdsourcing des contenus » et de « prendre le contrôle du Jumbotron en temps réel ». Comme Ballmer l’explique, « des supporters impliqués aident l’équipe, l’équipe s’améliore, l’expérience des supporters s’améliore, les supporters deviennent plus enthousiastes : ça fait « vroum », c’est une machine de mouvement perpétuel»[8].

Il n’est pas inintéressant de relever que, avant de créer des boucles récursives cybernétiques entre athlètes et supporters, Rajiv Maheswaran, le PDG de Second Spectrum, a été le co-auteur de plusieurs articles de recherche pour le programme COORDINATORs (Coordination Decision Support Assistants) du Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA). Dans le passionnant document intitulé Department of Defense Fiscal Year 2005 Budget Estimates – qui se lit comme une anticipation parfaite des technologies les plus sophistiquées développées depuis – on apprend que le programme des COORDINATORs « développera une nouvelle classe de systèmes cognitifs capables d’apprendre et de raisonner sur les performances, de façon à fournir aux combattants de guerre des aides à la décision et à la coordination d’activités dynamiques »[9]. Dans sa contribution intitulée Mesures de prédictabilité et de criticalité pour la coordination en environnements complexes, M. Maheswaran affirme que sa recherche vise à résoudre « le problème consistant à coordonner les activités d’équipes d’agents au sein d’un environnement dynamique, incertain et non-linéaire. Une rationalité limitée, une communication limitée, la subjectivité et l’éparpillement rendent très difficile de trouver des stratégies efficaces. Dans de tels domaines, il est difficile de prédire adéquatement si des modifications potentielles d’orientation vont ou non conduire à une augmentation de la valeur des récompenses d’équipes »[10].

Dans un contexte de plus en plus saturé de machineries expérientielles euphoriques comme celles que propose Ballmer, il est intéressant de repenser l’arrière-plan sur lequel se détachent les sports d’équipe en termes d’« environnements dynamiques à multi-agents ». Ils fournissent un laboratoire contemporain augmenté par logiciel pour étudier la performance de groupe, la prise de décision, l’allocation de ressources, la confrontation à des forces hostiles, les impondérables et, en fin de compte, les récompenses d’équipes.

 

Final Fantasy

L’expérience des supporters se trouve également affectée en un autre sens par cette abstraction machinique et radicale du jeu. Les sports virtuels (Fantasy Sports) ont vu le jour dans les années 1980 avec la Ligue de la Rôtisserie de Daniel Okrent, avant de muter plus récemment en une industrie de plusieurs milliards de dollars, avec environ 56 millions d’Américains qui y ont joué en 2015. Une ligue virtuelle (Fantasy league) consiste en une simulation en temps réel où chacun peut devenir le propriétaire ou le manager d’une équipe virtuelle et composite, en sélectionnant des profils de joueurs réels membres des équipes sportives des ligues professionnelles. Chaque joueur qu’on inscrit dans son équipe virtuelle (Fantasy team) est lié aux données statistiques des performances journalières de l’athlète professionnel qui porte son nom.

L’équipe virtuelle qui gagne est celle dont la somme des points statistiques, tirés des performances réelles des joueurs enregistrés ce jour-là, est la plus élevée. Cela signifie que, pour réussir à utiliser les meilleurs joueurs le jour du match, on doit passer un temps considérable non seulement à éplucher les statistiques et les analyses de données de chaque joueur de son équipe hybride, mais que l’on doit également se tenir au courant, heure par heure, des annonces de blessures, d’affaires sentimentales ou de divorces, de soucis financiers ou de problèmes légaux, d’arrestation par la police, etc. Il faut atteindre un très haut niveau de maîtrise des données pour prédire au mieux les performances et composer la meilleure combinaison de joueurs au moment t, parce que si vos joueurs ne jouent pas bien dans les matchs réels, vous perdez.

La nature du statut de supporter mute du même coup, dès lors que les loyautés sont conduites à se fragmenter. Au lieu de suivre passionnément son équipe favorite, de faire partie d’une communauté géographiquement située de supporters partageant les mêmes expériences, la notion même d’équipe se vide de toute pertinence, sauf pour ce qui concerne l’équipe purement virtuelle que chacun combine dans son coin. La pratique sociale consistant à passer une soirée relaxante dans un stade de baseball en encourageant l’équipe locale a été remplacée par une sorte de travail virtuel qui se déroule dans des bars spécialisés et des clubs de luxe, au milieu d’espaces architecturaux bardés d’écrans qui sont généralement la propriété des grandes ligues de chaque sport. Dans ces lieux, on peut – et si l’on entend gagner, on doit – regarder en même temps tous les jeux de la semaine, sans en manquer un seul. Et pendant que votre attention se focalise sur tel ou tel fragment de partie, pour mieux recomposer et calculer votre dream team, l’attention algorithmique des machines intelligentes analyse simultanément tout ce qui peut présenter le moindre intérêt – y compris votre propre comportement.

 

Théorie du jeu

Il va sans dire que d’énormes sommes d’argent peuvent être tirées de ce jeu gorgé de statistiques. À l’origine, les matchs virtuels de la Fantasy League étaient synchronisés avec la saison réelle, de sorte qu’on devait suivre et prendre soin de ses joueurs durant l’ensemble de l’année. Plus récemment, de façon à attirer de nouveaux types de participants, les ligues ont été encore davantage fragmentées, de telle sorte que vous pouvez désormais monter votre équipe pour un seul jour, au sein de la Daily Fantasy. En moins de deux ans, FanDuel and DraftKings, les deux principales agences qui se partagent ce domaine d’activité, ont construit une industrie valant plusieurs milliards de dollars. Ils profitent d’une imprécision légale au sein de la loi de 2006 sur l’Unlawful Internet Gambling Enforcement, qui leur permet de catégoriser les Fantasy Sports comme des « jeux d’habileté », et non comme des « jeux d’argent »[11]. Après avoir réussi à assurer des partenariats avec toutes les grandes ligues sportives, la Daily Fantasy est l’un des moteurs principaux d’une dérive culturelle majeure, qui tend à banaliser les jeux d’argent, comme en témoigne la prise de position d’Adam Silver, commissaire en charge de la NBA, parue dans le New York Times du 14 novembre 2014 sous le titre « Légalisons et régulons les paris sportifs »[12].

Même s’il existe de nombreuses solutions logicielles pour manager son équipe, les nouvelles stars des Fantasy Sports sont des petits génies de l’informatique qui ont écrit du code sur-mesure. Ces programmes propriétaires sont conçus pour survoler et scanner l’ensemble des médias et des réseaux en quête de toutes les nouvelles disponibles sur les joueurs. Ils parviennent ainsi à composer et à manager des centaines d’équipes par jour, en opérant des substitutions à la dernière seconde, etc. La star incontestée de Daily Fantasy est Saahil Sud, dont le pseudonyme est « maxdalury ». On dit de lui qu’il travaille quinze heures par jour enfermé dans son petit appartement, affairé à optimiser son modèle prédictif conçu sur-mesure, tout en regardant simultanément des douzaines de parties et en misant environ 140 000 dollars par jour dans ses centaines d’équipes générées par ordinateur pour Daily Fantasy[13]. Le sport virtuel en réseau est devenu une gigantesque arène pour tradeurs robotiques à haute fréquence, en compétition permanente pour assembler l’équipe Fantasy gagnante à chaque microseconde.

 

Chaînes de Markov

En 2015, Vista Equity Partners a fièrement annoncé l’acquisition de la firme Automated Insights, en vue d’assurer la fluide intégration de leur logiciel de capture du mouvement et de leur colossale base de données sportives avec la plateforme informatique Wordsmith, dont la fonction est de rédiger automatiquement des histoires à partir de données statistiques. Ces robots-journalistes produisent instantanément des résumés de parties en utilisant des générateurs de langage et des bases collectant des expressions standards, mais toujours plus sophistiquées, du journalisme sportif. Yahoo utilise cette technologie pour proposer des comptes rendus hebdomadaires de ses ligues de Daily Fantasy, tissant des événements de jeu isolés au sein d’un récit fluide, qui sait inclure la bonne dose de jurons. L’un des buts de cette technologie est de combiner les choses qu’elle peut apprendre à partir de votre présence sur les réseaux sociaux, afin d’élaborer une narration hautement personnalisée et véritablement saisissante – dont l’objet est votre activité de parieur.

Des machines traquent les comportements sur le terrain, anticipent des décisions, murmurent des suggestions de remplacements et d’ajustements stratégiques à l’oreille des entraîneurs. Des robots de Fantasy scannent les réseaux à haute vitesse pour collecter les informations personnelles détaillées sur les joueurs du jour, composant les combinaisons les plus flexibles, générant automatiquement un esprit d’équipe tiré des traces numériques laissées par les athlètes les plus performants du monde réel. Des robots-journalistes envoient des dépêches personnalisées en fonction du comportement des algorithmes de Fantasy. Des corps d’athlètes deviennent le hardware de la production de données qui nourrissent des supporters d’un troisième type – agents intelligents, réseaux neuronaux, algorithmes de deep-learning – autant de symptômes d’une algorithmisation généralisée.

 

Traduit par Yves Citton et révisé par l’auteur

 

[1]    James W. Carey, “Technology and Ideology: The Case of the Telegraph”, in Communication as Culture : Essays on Media and Society, Routledge, New York et Londres, 1989, p. 204.

 

[2]    Alan Turing, « On Computable Numbers, with an Application to the Entscheidungsproblem », Proceedings of the London Mathematical Society, Series 2, vol. 42 (1936-37), p. 230-265.

 

[3]    Friedrich Kittler, « There is no Software », Stanford Literature Review, 9:1 (printemps 1992), p. 82. La traduction française de cet essai est parue récemment dans Friedrich Kittler, Mode protégé, Les Presses du réel, Dijon, 2015.

 

[4]    Isabelle Queval, Le Sport, petit abécédaire philosophique, Larousse, 2009.

 

[5]    Michael Lewis, Moneyball : The Art of Winning an Unfair Game, W. W. Norton & Company, 2004, p. 68.

 

[6]    Ibid., p. 132-134.

 

[7]    Kirk Goldsberry, « DataBall », Grantland, 6 février 2014, http://grantland.com/features/expected-value-possession-nba-analytics

 

[8]    « New Players In The NBA: Big Data, User-Controlled Jumbotrons », NPR, 2 nov. 2014, www.npr.org/sections/alltechconsidered/2014/11/02/360943860/new-players-in-the-nba-big-data-user-controlled-jumbotrons

 

[9]    Department of Defense Fiscal Year (FY) 2005 Budget Estimates, www.darpa.mil/attachments/(2G12) Global Nav – About Us – Budget – Budget Entries – FY2005 (Approved).pdf

 

[10]   Rajiv Maheswaran, “Predictability & Criticality Metrics for Coordination in Complex Environments”, ACM, 2008, http://dl.acm.org/citation.cfm?id=1402314&dl=ACM&coll=DL&CFID=737837813&CFTOKEN=45407304

 

[11]   Darren Heitner, « The Hyper Growth Of Daily Fantasy Sports Is Going To Change Our Culture And Our Laws », Forbes, 16 sept. 2015, www.forbes.com/sites/darrenheitner/2015/09/16/the-hyper-growth-of-daily-fantasy-sports-is-going-to-change-our-culture-and-our-laws/

 

[12]   Adam Silver, « Legalize and Regulate Sports Betting », New York Times, 14 nov. 2014, www.nytimes.com/2014/11/14/opinion/nba-commissioner-adam-silver-legalize-sports-betting.html

 

[13]     Joshua Brustein and Ira Boudway, « You Aren’t Good Enough to Win Money Playing Daily Fantasy Football », Bloomberg, 10 sept. 2015, www.bloomberg.com/news/articles/2015-09-10/you-aren-t-good-enough-to-win-money-playing-daily-fantasy-football