C’est toujours d’en haut que l’on fait parler les voix d’en bas, et la « culture populaire » est une idée de savant, c’est entendu. Forgée par le romantisme, sans doute. Évaluer l’architecture populaire ramène donc invariablement au savant, quelle que soit la variété des regards : confrontation, imitation, altération, recours, fascination ou rejet, à l’extrême construction savante du populaire et à la construction populaire du savant. Il n’empêche, le récit rétrospectif de l’architecte Paul Chemetov, aujourd’hui âgé de 86 ans, militant communiste encarté jusqu’en 1968, en dit long sur les difficultés de l’architecture savante à se faire reconnaître comme telle. Il s’agit en l’occurrence de Pierre Juquin, ancien responsable des intellectuels et des questions culturelles au sein du Parti communiste, qui venait d’emménager dans l’un des logements à loyer modéré que l’architecte avait livré à Vigneux en 1965 : « En faisant l’économie du plâtre au plafond [laissant donc apparaître le béton brut], j’avais réussi à poser du parquet. Et Juquin de me faire remarquer : tu te rends compte, quand même, ils n’ont pas mis de plâtre au plafond ; ce sont vraiment des HLM ! Heureusement, j’ai fait plâtrer ! Alors là, je me suis dit : la radicalité politique n’a souvent pas grand-chose à voir avec la radicalité esthétique, et par extension, le réalisme socialiste n’a pas frappé qu’en Russie… Un certain anarchisme symbolique a été continuellement rejeté par les partis communistes occidentaux. […] En termes de symboles, le réalisme socialiste a été très militarisé et a provoqué chez ses représentants, en premier lieu chez les hommes d’appareil chargés de la culture, Juquin le premier, une arriération esthétique et culturelle au regard des avancées qu’ils prônaient et défendaient par ailleurs. D’ailleurs, je me souviens aussi des murs en fausses briques et du papier peint fleuri qui tapissait les murs de la salle à manger. »

Dans cette bataille culturelle jamais achevée, l’architecture se situe toujours sur la ligne de front. Alors que les historiens de l’art travaillent aujourd’hui à effacer sans complexe la distinction convenue entre arts mineurs et majeurs, appliqués ou purs, l’histoire de l’architecture, pas toujours sûre d’elle-même et de sa légitimité académique, apparaît ainsi toujours un peu compassée dans l’exégèse des grands maîtres de la « modernité », préférant se prosterner inlassablement devant la sainte trinité Mies-Corbu-Aalto et ses reliques, le Pavillon de Barcelone, Ronchamp et Paimio. Par réaction ? L’autonomie d’une discipline, précieuse conquête, n’en recèle pas moins quelques effets pervers d’une clôture des références où se dessine, si l’on veut bien s’y laisser prendre, « l’absurde destin des derniers architectes », celui-là même qu’évoque Michel Houellebecq entre le kitsch et l’avant-garde.

On sait aujourd’hui combien les débats sont sensibles, très sensibles, et dans l’ensemble des univers culturels à propos du « populaire », de la « popularité », et à propos du « populisme culturel » en général. Nous avons dépassé depuis longtemps les frontières fixées par la critique négative héritée de l’École de Francfort : aliénation et « industries culturelles ». Pour être plus juste, mieux vaut donc aujourd’hui parler d’hégémonie (culturelle) plutôt que de domination, puisque les registres s’influencent, puisque les hiérarchies sont allègrement (et parfois savamment) transgressées, puisque certains parlent même d’un art (et d’une architecture) à l’état désormais « gazeux », disons plutôt « ambiantal » : esthétisation généralisée planifiée par un monde dont la puissance de formatage est aussi fascinante qu’insupportable. L’artiste est devenu ce « sémionaute » que Nicolas Bourriaud peignait dans son Esthétique relationnelle dès 1998. L’œuvre n’est plus tant un espace à parcourir qu’une durée à éprouver. Nous étions tous des herméneutes, nous voici tous devenus des sémionautes. En 2003, dans sa Postproduction, le critique Bourriaud en arrivera au terme logique de ce processus n’assignant plus à l’artiste qu’un rôle de tri et de sélection dans la production générale des signes (bref un « commissaire »). « Que faire avec ? », et plus du tout « que faire de nouveau ? » – et on le sait bien, le nouveau en art a souvent été affaire de déclaration rétrospective. Depuis novembre 2011, Nicolas Bourriaud est directeur de l’ENSBA.

Les critiques pionnières de la culture de masse auront la plupart du temps émané de philosophes ayant fait preuve d’une compréhension modeste de l’art populaire qu’ils voyaient tout entier écrasé, et n’ayant plus foi (optimistes peut-être) qu’en la résistance d’une petite élite. En revanche des sociologues, Herbert Gans par exemple, l’homme de Levittown qui pensait se garder de tout élitisme en confondant démocratie et liberté, ont imaginé quelques années plus tard qu’une forme de résistance des « spectateurs » irait jusqu’à susciter des effets de rétroaction sur les médias de masse – divinatoire, pour le meilleur et pour le pire. « Pour une ménagère qui a décidé de décorer sa maison à sa façon, écrivait Gans, plutôt qu’à la manière dont ses parents et ses voisins l’ont toujours fait », les médias « fournissent non seulement une légitimation de son propre désir de s’exprimer par elle-même, mais également une série de solutions, de goûts culturels variés, à partir desquels elle peut commencer à développer le sien. » Se libérer de la tradition pour subir l’empreinte de la mode : cette forme d’émancipation (du village, du patriarcat, de la tutelle parentale…) sera donc avant tout passée par la consommation – on se construit ainsi un « style de vie », une vie c’est une autre histoire.

Que de chemin parcouru, donc, mais pour en arriver où, au juste ? Il se dessine une expérience esthétique désormais de plus en plus enveloppante et diffuse, avec à la clé le triomphe de la numérisation, l’hybridation plus ou moins savante, le métissage dans le meilleur des cas, sinon le recyclage parfois sauvage. Dans cette configuration « enveloppante », l’architecture serait alors à nouveau située au sommet de la hiérarchie des arts, se substituant au rôle joué par les arts visuels dans le modernisme. Dans son dernier essai sur Narcisse et ses avatars, Yves Michaud rapproche d’ailleurs la généralisation du design, partout désormais, en actes et en mots, des termes choisis par les architectes (italiens) pour définir le « projet », disegno et progettazione. Quel programme de travail se fixerait donc aujourd’hui, s’il existait, un Reyner Banham contemporain ?

1 − Le premier obstacle qui vient à l’esprit rappelle que légitimer l’architecture sous son versant « populaire » face à sa critique intellectuelle, parfois si véhémente, implique plus ou moins de porter la bataille en territoire ennemi.

Mais pourquoi ne pas conjuguer (même si c’est précaire) ces deux versants : un pied dans chacun des deux univers. Jean Nouvel le premier, lorsqu’il était brillant et polémique, a longtemps pensé que l’architecture était une discipline archaïque et compassée, enfermée dans des systèmes de valeurs trop introvertis pour rejoindre la compréhension de ses contemporains, cherchant ailleurs, dans la mode ou même la publicité au cours des années 1980, les expériences qui lui auraient permis de bousculer cette hiérarchie. « L’avenir de l’architecture n’est plus architectural » était l’une de ses phrases fétiches alors qu’il fréquentait encore Jean Baudrillard.

À sa manière et à travers les diverses initiatives qu’il a menées autour de la notion d’autoconstruction, Patrick Bouchain prolonge aujourd’hui avec fougue cette interrogation, avec parfois quelques déconvenues. Ainsi de sa collaboration avec Michel Onfray autour d’une « guinguette sèche » dont le philosophe dit avoir aimé l’idée d’un « lieu au bord de l’eau où se retrouvent des gens modestes pour le loisir, la détente, le canotage, la musique, l’assiette, le verre de guinguet ». Quelque part entre les « cabanes des jardins ouvriers » et le pavillon français de la biennale de Venise que Patrick Bouchain avait conçu en 2006 pour « incarner le concept d’hospitalité ». 

On pouvait s’y attendre, l’idylle tourna court. Et Michel Onfray de déclarer à : « Son discours [celui de Patrick Bouchain à l’occasion du premier séminaire d’architecture qui se tint dans le cadre de l’Université Populaire de Caen] exaltait l’architecture faite par tous, elle fut faite par une seule, à savoir une élève obsédée par son diplôme d’architecte qui instrumentalisait le bâtiment et prenait en otage des argentanais qu’elle ne reverrait pas après la fin de son chantier ; le propos célébrait l’aller retour entre tous, la fin des hiérarchies, l’égalité entre l’architecte, le maître d’œuvre, le maître d’ouvrage, le charpentier, le maçon, le manœuvre, le terrassier, le commanditaire, l’usager ; il n’y eut que du travail solitaire et individuel d’une jeune élève confite en dévotion devant son maître… libertaire […] nous eûmes un bâtiment fait de matériaux de récupération, autrement dit de bric et de broc, qui recycle deux vieux containers hors d’usage, des planches récupérées chez un menuisier accommodant, de vieilles fenêtres données, offertes, prélevées sur des chantiers de démolition, un plancher sauvé du tas d’ordure, des tôles hideuses achetées dans le commerce local, des pneus rapatriés d’une arrière-cour de garage à trois cents mètres… ». 

2 − De là, se dessine notre second problème : les intellectuels qui font l’apologie de l’architecture sous son versant populaire ont eux aussi souvent tendance à faire symétriquement l’apologie de ses défauts.

Et ils auraient tendance en retour, ces « intellectuels », à censurer les stratégies consistant à attribuer une forme de luxe, de qualité du moins, au peuple. C’est par exemple ce que Bernard Huet écrivait à propos de la réception par ses pairs de l’architecture (de pierre) du marginal flamboyant Fernand Pouillon. Bernard Huet, qui avait accompli lui-même son service militaire en Algérie en 1956-1957, se souvenait d’avoir été le témoin des critiques acerbes – « d’ordre moraliste » – des architectes algérois, corbuséens et néo-corbuséens, contre les logements de Climat-de-France, l’ensemble rationaliste dit des 200 colonnes. Car enfin, « la pierre, c’était immoral. La monumentalité, c’était immoral. […] Il fallait leur donner de l’espace vert, de l’hygiène, du soleil, cela ils y avaient droit. Mais ils n’avaient pas droit à tout le reste, à tout ce superflu […] Fernand Pouillon rompt donc complètement avec une espèce de moralisme et d’austérité affichés qui couvraient de fait un certain misérabilisme, il faut bien le dire, pour tous les architectes qui construisaient à cette époque. »

3 − Troisième aporie : comment justifier esthétiquement l’architecture « populaire » lorsque l’on remarque qu’elle est en général assimilée à ses productions les plus médiocres et les plus standardisées ?

L’expression de la préférence, le goût, est toujours un goût de comparaison : de même que la « grande architecture » n’est pas une collection irréprochable de chef-d’œuvres, de même l’architecture « populaire » n’est pas un abîme indistinct d’où se serait absenté tout repère esthétique. En outre, la ligne qui les sépare n’est pas intrinsèque mais flexible et historique. Il faut se souvenir en effet de ce que l’on a longtemps entendu des sources les plus savantes, d’Ernst Gombrich le premier : l’architecture vernaculaire comme un exemple achevé (et très savant, sous cet angle) de rationalité constructive, d’adéquation au site et de simplicité formelle.

4 − Quatrième précepte : ne pas réserver le terme « esthétique » et les termes de l’« esthétique » à la seule « grande architecture », en faisant comme si la notion même d’esthétique populaire se présentation presque comme une contradiction dans les termes.

À rebours, il est certainement regrettable que Pierre Bourdieu soit trop souvent resté subjugué par le mythe qu’il cherchait à démystifier pour reconnaître l’existence d’une culture populaire « légitime ». Bourdieu, si peu relativiste au fond, qui affirmait à plusieurs reprises, dans La Distinction, Critique sociale du jugement (1979), et ailleurs par la suite, que l’esthétique soi-disant populaire est essentiellement négative et dominée par essence, rien d’autre qu’un « envers négatif » de l’esthétique dominante. Et le goût populaire, ce « goût de nécessité » qui ne se définit que négativement par la privation, n’est-ce pas (un peu) excessif ? Pourquoi, en refermant La Distinction, éprouve-t-on le sentiment d’en avoir infiniment plus appris sur les goûts des dominants que sur ceux des dominés ? Non, le goût n’est pas (seulement) le dégoût du goût des autres. Pour reprendre la position du pragmatiste Richard Shusterman, « le fait que l’institution de l’art ait longtemps été élitiste et oppressive ne veut pas dire qu’elle doive le rester, que l’art est nécessairement, par nature, un ennemi du peuple contre lequel il nous faudrait résister ». Mais curieusement, Shusterman, très convaincant sur le rap, se révélera moins incisif et bien plus respectueux des hiérarchies académiques quelques années plus tard lorsqu’il s’intéressera à l’architecture – même s’il est vrai qu’il ne s’agit que d’un aperçu, d’une conférence retranscrite et publiée.

5 − Art et architecture : leur sociologie souffre du prestige que leur confère le monde ordinaire. L’architecture intimide, tout en provoquant de violentes réactions de déni – un peu comme Le Corbusier ! Mais des prédicats esthétiques traditionnels tels que la « grâce », l’« élégance », l’« unité » et le « style » peuvent-ils être appliqués à de banals pavillons, par exemple ? Depuis longtemps le monde de l’art joue volontiers de ce type de translations symboliques. Mais il nous faudrait pour de bon cesser de confondre l’histoire de l’architecture avec celle de ses avant-gardes glorifiant par leurs pratiques la vie comme un rêve minoritaire et intelligent. Au passage, juste pour le plaisir d’une interrogation contre-factuelle : si les architectes ne s’étaient pas piqués de sociologie à la fin des années 1960 et si les sociologues n’étaient jamais venus enseigner au sein des écoles d’architecture, le post-modernisme architectural aurait-il simplement existé ? Denise Scott-Brown et Robert Venturi, par exemple, ont clairement revendiqué l’apport des sociologues, y voyant un « défi et une incitation à la créativité ». A contrario, lorsque le critique Kenneth Frampton a souhaité « se payer », comme on dit, les Venturi et leur « urbanisme populiste », c’est sur leurs « mauvaises influences » sociologiques qu’il les a d’abord attaqués.

6 − Un appartement traversant où l’on n’éprouve pas le besoin d’allumer la lumière l’après-midi, c’est beau, tout simplement. L’architecture « élevée » s’est trop éloignée des expériences sensibles communes. Dès lors nombreux sont ceux qui, même parmi les élites, préfèrent se tourner vers des formes routinisées. Certes, l’architecte ne doit pas pour autant revêtir le costume d’un « intellectuel organique du pavillon », juste chercher – sur les traces de Jacques Rancière – un partage du sensible (2000) : construire « la scène comme une petite machine où peuvent se condenser le maximum de significations ». Dit autrement, par l’architecte Patrick Bouchain, cela reviendrait, plutôt que poser ses pions en attendant qu’émerge le débat sur la forme, « à courir comme un lapin autour du pion en essayant de faire en sorte que l’on courre avec moi pour ne même plus voir le pion pour finir… ». Altérité et altération s’y conjugueraient à travers une distribution polémique des possibles. Même si, en l’occurrence la suspension esthétique ne rime guère avec la suspension d’un régime hiérarchique : si l’on suit bien Bouchain, l’architecte revient toujours à la fin et même si elles émergent d’une dynamique de l’égalité, ses réalisations sont toujours « signées », du moins parfaitement identifiables pour un amateur d’architecture qui apprécie toujours ce délicat mélange de surprise et de reconnaissance. Ceci dit, Rancière assume très bien de son côté s’être intéressé de manière privilégiée à l’exception, au marginal et à la subjectivation, ainsi qu’aux nouvelles configurations (du singulier Jacotot à la prise de parole en passant par les archives du rêve ouvrier).

7 − Dans ce sens, la posture de « noble désintéressement » doit être réinterrogée. Pourquoi fermer les yeux sur le caractère litigieux de certains partages donnés comme évidents ? Ajoutons que tout architecte se doit, par vocation autant que par « profession », d’avoir une façon bien à lui d’envisager les liens que l’Architecture entretient avec le Social.

8 − Il y a certes des manières de découper les territoires de la pensée, mais les objets de la pensée, eux, appartiennent à tous. Et puis, détournements, attention oblique, distanciée et filtrante : Richard Hoggart, et bien d’autres à sa suite, ont montré comment il ne fallait jamais prendre pour argent comptant les phénomènes de réception. Le pavillon vendu sur catalogue incarne pour la majorité des architectes la figure achevée du ressentiment à l’égard de leur propre travail. Et pourtant, des « intellectuels » regardent les séries à la télévision et habitent un pavillon ! Rappelons-nous la photo du bureau-bibliothèque, à Ris-Orangis, de Jacques Derrida, le penseur de la déconstruction. Publiée à l’occasion de l’un des derniers entretiens accordés par le philosophe le 31 mars 2004 dans Les Inrockuptibles, elle ne montrait rien d’autre que les baies vitrées d’un banal salon orienté vers un jardinet, avec un peu plus de livres entassés le long des cloisons, mais c’est tout. Pierre Bourdieu avait élu domicile tout près de Derrida, à Antony, lui aussi dans un pavillon entouré de son jardin – mais il aurait dit, lui, que le logement nous trahissait, prédicteur et sémaphore autant que le vêtement. L’architecture en général et la décoration intérieure en particulier forment un système de signes que l’on ne contrôle jamais complètement.

9 − S’il habita longtemps en pavillon, Bourdieu n’en dénonça pas moins très fermement « l’illusion du communisme culturel », mais il faut désormais mentionner un fait nouveau : l’arrivée de nouvelles générations d’intellectuels dont les goûts ont été autant façonnés par la télévision, la publicité, le rock et le cinéma que par l’école et la musique classique. Issus des classes moyennes, ils ont souvent grandi en pavillon dans le « péri-urbain ». Ils sont inscrits en doctorat de géographie et ils avancent par exemple une thèse sur l’étalement urbain. Ils sont « jeunes architectes » et dessinent à leurs heures perdues des maisons icônes. Ou bien encore, ils viennent de soutenir un mémoire collectif de Diplôme de Spécialisation et d’Approfondissement d’architecte-urbaniste au cœur-même du réacteur, à l’École d’architecture de la ville et des territoires à Marne-la-Vallée, sur la « stimulation pavillonnaire » (densification, surélévations, superpositions, extensions, annexes…) dans le sillage direct des réflexions menées par le Groupe Descartes sur le « Grand Paris » de Nicolas Sarkozy. Le tout en ayant grandi eux-mêmes en pavillon, à Lyon, dans le Midi, ou chez les voisins de l’Est parisien. Du reste, dans leur mémoire, ces jeunes architectes annoncent la couleur dès les pages 4 et 5 : des photos sépia avec vélos dans l’impasse et balançoires dans les jardins. S’y exprime une indéniable nostalgie des quartiers pavillonnaires qui ne sont « en aucun cas des sites désespérés » et présentent au contraire de « formidables potentiels » si toutefois l’on sait manipuler avec délicatesse (diviser, mutualiser, substituer, diversifier…) les questions de propriété individuelle. Où donc ? Entre Bry-sur-Marne et Champs-sur-Marne. En somme, le débat sur la légitimité culturelle des signes de l’architecture populaire (et sur la légitimité du projet de sa légitimation) serait aussi le témoin d’une lutte générationnelle à l’intérieur même du monde intellectuel.

10 − C’est entendu, l’architecte n’est pas le disciple mais le fils de son époque. Le désir d’architecture renvoie rarement à un désir d’architecte : quand et comment une œuvre architecturale échappe-t-elle à son auteur pour devenir signe d’une culture que chacun se sera appropriée ? Quand et comment ses formes d’appropriation culturelle rompent-elles les barrières traditionnelles ? C’est probablement cette question-là que le postmodernisme architectural aura refusé de clairement poser. Et sans doute y trouve-t-on la principale raison de ses déboires. Mais il est vrai aussi qu’un système esthétique repose toujours sur ses contradictions.


Dans le salon de Jacques Derrida, Les Inrockuptibles, 2004


MVRDV quartier Hageneiland à Ypenburg, 1997-2001
Dans la banlieue de La Haye, le dessin général du lotissement est canonique et joue sur tous les poncifs du genre : jardin de devant/jardin de derrière, caché/montré, public/privé…
Mais ce jeu sur le sens commun et sur les liens intimes entre structure de l’habitat et vie quotidienne se trouve alors parasité par une forme d’étrangeté découlant du choix des coloris et des matériaux qui habillent les façades.


MVRDV Didden Village à Rotterdam, 2002-2007

À Rotterdam, l’extension modeste (45 m2 habitables et une terrasse de 120 m2) conçue pour la famille Didden dans l’un des (rares) secteurs historiques de la ville, tire à nouveau sa force du revêtement en polyuréthane bleu qui unifie l’ensemble tout en le dissociant fortement de ses environs. Les fenêtres panoramiques qui percent le parapet haut rappellent quelques exemples (très) savants de l’histoire de l’architecture – par exemple la terrasse imaginée par Le Corbusier pour l’appartement Besteigui construit en surélévation d’un immeuble des Champs-Elysées livré à Paris en 1933 et détruit depuis.

Winy Maas (MVRDV)
« La réduction des possibilités d’expérimentation en architecture qui découle des crises économique et politique, la communication rapide des projets par le biais des publications internationales, les possibilités de collaboration avec des architectes locaux sur un projet donné, la vitesse d’évolution des technologies, l’usage intensif d’étudiants associés aux agences ou d’ « internes »… tous ces facteurs, plutôt que la différenciation, encouragent paradoxalement la convergence. […] Les temps à venir vont donc être cruciaux pour l’architecte classiquement orienté vers un rôle artistique. […] [Mais] aujourd’hui, en s’appuyant sur [son] histoire, l’architecture est capable de prendre en compte des inclinations contradictoires en combinant la grande échelle et l’individu tout en associant analyses et propositions. Connecter le bas et le haut. »

Winy Maas (MVRDV), « l’Architecture comme dispositif » [Hunch. The Berlage Institute report, Episode Publishers, Rotterdam, n°6./7, 2003, (pp. 321-324) p. 324


Erwin Würm, House Wittgenstein, 2005, Salomon R. Guggenheim Collection, NY


Adolf Loos
 [architecte de la maison Wittgenstein]

« La vanité nerveuse, la vaine nervosité qui pousse chaque architecte à faire autre chose que le voisin étaient inconnues aux vieux maîtres. La tradition avait fixé les formes. […] les hommes de chaque temps étaient d’accord avec l’architecture de ce temps. Chaque maison neuve plaisait à tout le monde. Aujourd’hui la plupart des maisons ne plaisent qu’à deux personnes : au propriétaire et à l’architecte. La maison doit plaire à tout le monde. C’est ce qui la distingue de l’œuvre d’art, qui n’est obligée de plaire à personne. […] L’œuvre d’art est mise au monde sans que personne en sente le besoin. La maison répond à un besoin. L’artiste n’est responsable envers personne. L’architecte est responsable envers tout le monde. L’œuvre d’art arrache les hommes à leur commodité. La maison ne sert qu’à la commodité. L’œuvre d’art est par essence révolutionnaire, la maison est conservatrice. L’œuvre d’art pense à l’avenir, la maison au présent. Nous aimons tous notre commodité. Nous détestons celui qui nous arrache à notre commodité et vient troubler notre bien-être. C’est pourquoi nous aimons la maison et détestons l’art. Mais alors la maison ne serait pas une œuvre d’art ? L’architecture ne serait pas un art ? Oui, c’est ainsi. Il n’y a qu’une faible partie du travail de l’architecte qui soit du domaine des Beaux-Arts : le tombeau et le monument commémoratif. Tout le reste, tout ce qui est utile, tout ce qui répond à un besoin, doit être retranché de l’art. »

Adolf Loos, « Architecture », conférence publiée partiellement dans la revue Der Sturm, Vienne, 15 déc. 1910, repris dans Paroles dans le vide – Malgré tout, Champ Libre/Ivrea, Paris, (Vienne-Munich, 1962)1994, pp. 225-226.