Mineure 48. Fukushima : voix de rebelles

Fukushima dans son contexte global

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Propos recueillis par Anne QuerrienJe suis occupé par un projet collectif de livre autour de Fukushima qui va sortir à Bruxelles aux Éditions du Souffle, avec Nicolas Prignot, Alain Brossat et Patrick De Vos pour éclairer l’accident de Fukushima sur différents aspects : philosophique, sociologique, politique, économique, historique, juridique, médiatique. Les autorités affirment avec insistance que l’accident nucléaire a été provoqué par une catastrophe naturelle, mais c’est avant tout une catastrophe humaine. Pourquoi le Japon, se déclarant le premier pays irradié depuis Hiroshima et Nagasaki, s’est doté d’une politique du nucléaire ? Quels ont été les enjeux présidant à la construction de 54 réacteurs dans un pays si sismique ? Quelle a été la réaction du peuple ? Quel a été le rôle des intellectuels ? Plus de radioactivité émise dans l’environnement, plus d’informations sur les faces cachées de la politique du nucléaire. Beaucoup des Japonais s’en veulent d’avoir été indifférents à cette énergie sale, ‘sale’ non seulement sur le plan écologique, mais aussi surtout politique. Les Japonais savent que le nucléaire n’est possible que sous le principe d’une discrimination. Accident ou non, il existe toujours des travailleurs, dont la plupart sont engagés par des sous-traitants, fortement exposés au risque d’irradiation dans les centrales et les mines d’uranium. Et les habitants autour aussi. Comment est-il possible de dire que l’énergie nucléaire est propre ? Au Japon, les centrales sont implantées dans les régions pauvres comme Fukushima, loin de grandes villes. Si on pense à la rentabilité, il serait bien plus avantageux de construire le parc nucléaire à côté des grandes villes. On n’aurait pas besoin de construire de vastes réseaux de transport d’électricité, sans compter que la perte d’énergie est d’autant plus grande que la distance est longue.

Alors, pourquoi implante-t-on ces sites dans les régions rurales ? La réponse est simple. L’autorité sait le risque potentiel du nucléaire, bien qu’elle ne cesse d’alimenter le mythe de la sûreté. Il a fallu donc les éloigner des grandes villes. En fait, certains intellectuels comme Hiroaki Koidé, physicien du nucléaire, soulignaient cela dès le début des années 70. Mais, face à la puissance de l’État, ils étaient complètement marginalisés ; au Japon, les deux accidents majeurs –Three Mile Island et Tchernobyl, ne freineront pas la politique du nucléaire ; les mouvements antinucléaires n’occuperont jamais de place importante dans la société avant le 11 Mars 2011.

Shirôto no Ran – le mouvement des amateurs ou des sans-parts, originellement le nom d’une boutique de produits recyclés tenue par Hajime Matsumoto, devenue aujourd’hui un réseau des jeunes vivant dans la précarité, a pris un rôle important. On le connaissait déjà comme un des initiateurs de manifestations contre la guerre en Irak, contre le G8 à Tokyo etc. Ce sont ces « amateurs » qui ont appelé à manifester après Fukushima le 10 avril 2011, dans leur quartier Koenji, qui est un quartier populaire de Tokyo. Ils ont réuni 15 000 personnes, eux-mêmes ont été complètement surpris. Il y a eu depuis une manifestation mensuelle, dans différents quartiers, y compris dans le quartier où se trouve le siège de Tepco. Les femmes de Fukushima ont fait une chaîne humaine devant le ministère de l’économie, du commerce et de l’industrie, il y a eu plusieurs sit-in. Il n’y a pas de grande organisation antinucléaire historique mais des collectifs locaux, qui sont un peu coordonnés pour définir les dates de leurs actions, mais qui manifestent comme ils veulent. La manifestation du 11 juin 2011 était internationale, y compris en France. A Paris il y avait trois mille personnes, à Tokyo, vingt mille pas plus.

Durant la première moitié des années 80, les cheminots étaient engagés contre la privatisation. Ils ont perdu. C’était la dernière grande lutte contre un projet étatique. Depuis, la culture de manifestations a été complètement liquidée par l’État. Dans ce contexte-là, 15 000, ce n’est pas mal. Mais les médias n’en parlent pas ; l’autorité n’a d’autre intention que de casser le mouvement populaire par tous les moyens. Elle essaie d’en donner une image négative, de décourager la population d’y participer. Le 11 juin, il y a eu des arrestations, un peu de bagarre plus ou moins provoquée par la police et les RG japonais. Comme toujours, le gouvernement casse, divise. Face à une telle manœuvre, Shirôto no ran a fait un petit manuel : « Comment manifester pour les nuls », avec une bande dessinée, avec des conseils aux mères de jeunes enfants qu’on met au premier plan, la manifestation est organisée comme une promenade avec eau, nourriture, déguisement, conseils pour faire du bruit. Tout cela, c’est sur internet.

Le 19 Septembre 2011 il y a eu une grande manifestation avec Kenzaburo Oé, le prix Nobel de littérature, et quelques militants historiques. C’était un jour férié. Il y a eu 60 000 personnes à Tokyo venus de partout, avec aussi quelques partis politiques. Les médias en ont parlé un peu.

Les intellectuels donnent des conférences de presse : le rôle de Shirôto no ran est reconnu, et les médias sont priés d’en parler. Les compagnies d’électricité comme Tepco sont les grands sponsors des médias, à travers lesquels la culture se trouve donc contaminée par l’atome. Il en va de même du milieu académique, à cause de l’Autonomie des universités, sauf quelques résistants. Avant le 11 mars 2011 très peu d’intellectuels s’engageaient pour dire non au nucléaire civil. Au Japon, il est rare de rencontrer aujourd’hui des universitaires engagés. Beaucoup sont apolitiques. Les intellectuels français sont lus dans un contexte complètement académique. Mais au Japon la peine de mort existe toujours, même si on y lit beaucoup Foucault.

Un petit groupe d’enseignants du secondaire commet des gestes de désobéissance : contre l’obligation de chanter l’hymne national aux cérémonies scolaires et de saluer le drapeau national. Une femme, Kimiko Nezu, est très connue pour cela. On lui enlève 10% de son salaire, elle est mise à pied, puis elle revient, elle est repunie, etc… Elle a risqué d’être révoquée. Grâce à sa détermination et à son comité de soutien, elle a échappé au pire. A la suite de son long combat acharné, elle a finalement eu sa retraite. Mais le fond du problème n’a pas encore été résolu.

En 2003, le gouverneur de Tokyo a fait passer une directive obligeant les enseignants à rendre hommage au drapeau et à l’hymne national durant les cérémonies. Au cours des six ans, qui ont suivi, il a vu se déclarer 436 enseignants désobéissants, dont Kimoko Nezu. Ceux-ci sont fortement critiqués non seulement par les gens d’extrême-droite, mais aussi par les bons citoyens, lesquels ne savent pas la vraie cause de ce refus des enseignants. La protestation des enseignants désobéissants repose sur le problème de l’histoire et de la mémoire. Ils se demandent comment on peut obliger les élèves à se lever devant le drapeau et à chanter l’hymne sans leur enseigner les aspects négatifs des actions militaires de l’armée japonaise depuis l’invasion de la Mandchourie jusqu’à la Guerre de Pacifique ? Le Japon était en effet un pays envahisseur : le drapeau et l’hymne japonais renvoient encore à certains pays d’Asie une image du Japon impérialiste du passé…

Le problème c’est l’indifférence des Japonais au politique. L’économie s’est développée sans qu’on ne réfléchisse à rien, tant qu’il n’y a pas de problème de santé en cause. Pendant longtemps, les Japonais se sont satisfaits de petits bonheurs privés. Leur « fièvre » pour la démocratie n’est jamais montée sur la scène politique. Jusqu’aux années 80, l’indifférence s’expliquait par une richesse mieux répartie, mais maintenant elle s’explique par les habitudes acquises, le manque de temps, la soumission au monde capitaliste avec les heures supplémentaires. Cette indifférence a été évolutive.

Le Japon a connu une crise financière et foncière en 1991. La Bourse de Tokyo a perdu un tiers de sa valeur du jour au lendemain. Cela a entraîné la chute de valeurs immobilières, la déflation à long terme, etc. : le Japon entrait dans un cercle vicieux d’où l’on ne sait comment sortir. Shirôto no ran, ils ont vécu leur jeunesse après la crise. Jusque-là, quand on sortait de la fac, on accédait à une grande entreprise et à un emploi stable ; dix ans plus tard cette entrée dans la vie active n’était plus assurés, et passait désormais par les CDD, par le travail temporaire. Les jeunes subissent l’impact direct de la crise. La plupart acceptent, mais les Shirôto no Ran n’acceptent pas et le manifestent. Leur combat est souvent très isolé, d’où la recherche d’un côté performatif, du spectacle. Comment donner une image positive de la manifestation ? Cette fois, le but est bien sûr d’exiger l’arrêt immédiat du nucléaire, mais au-delà de cette cause, il s’agit de questionner l’espace public, de créer des espaces vraiment ouverts à tous, où n’importe qui peut s’exprimer sur les choses en commun. En tant qu’organisateur, on cherche à réunir le plus de monde possible. Les gens qui viennent sont heureux de rencontrer des gens dont la façon de penser est proche. Il y a des déguisements. Les amateurs se sont aussi associés avec des musiciens connus localement. Ils essaient d’être cohérents, ils demandent aux manifestants d’apporter de l’huile usée pour alimenter les Sound Car. Ce n’est pas de l’énergie renouvelable mais c’est de l’autonomie, la démonstration qu’on est capable de vivre sans Tepco. On cherche à montrer pour quoi on est plutôt que contre quoi. L’information circule de bouche à oreille. Mais plus le mouvement dure, plus il a tendance à se disperser.

A l’heure actuelle, il n’y a plus qu’un seul réacteur en marche sur les 54 que compte le Japon. Après Fukushima les préfets des régions hésitent à autoriser la remise en marche des réacteurs arrêtés pour leur maintenance annuelle. C’est ce que souhaite la majorité de la population. Mais l’État veut autoriser le redémarrage après des stress tests établis au regard de nouveaux critères ; c’est de la tricherie, tout est fait pour duper la population. Il y a suffisamment d’énergie sans le nucléaire pour que le pays marche, car il ne représentait que 28% de l’énergie du pays. Pourquoi tant de nucléaire ? Le Japon n’a pas la bombe mais pourrait l’avoir en 3 mois. Derrière l’usage ”pacifique”, certains dirigeants ne cachent pas l’option nucléaire ”militaire”. On sait que le réacteur nucléaire a été développé pour fabriquer du plutonium. C’est dans le contexte de la Guerre froide qu’il a été destiné à produire de l’électricité pour un usage civil. Sinon, on ne saurait comprendre la raison d’un parc nucléaire aussi important. En réalité, il n’y a aucun intérêt économique à long terme. Non seulement les centrales ne permettent pas de développement durable, mais elles produisent aussi énormément de déchets radioactifs dont personne ne sait que faire pour quasi l’éternité. Pendant qu’on traite les déchets, il n’y aucune production d’électricité, bien sûr. Malgré tout, l’État japonais veut continuer à faire proliférer sa technologie dans les pays émergents. C’est aussi la raison pour laquelle il veut redémarrer ses centrales à tout prix.

En France y aura-t-il toujours de l’eau pour refroidir les centrales ? Plus le niveau de l’eau baisse et plus cela chauffe dans les centrales. Il est complètement barbare de continuer. On ne connaît pas complètement la cause de l’accident de Fukushima, car il est toujours en cours.

Tepco ou d’autres compagnies d’électricités ont un niveau d’indemnité fixé dès le départ. Au-delà c’est l’État, et de toute façon ce n’est pas vraiment une entreprise privée. Si c’est juste quelques fuites avec Fukushima c’est impossible ; Même l’État va être en faillite, il n’a pas respecté sa propre limite. Ils ne peuvent pas indemniser.

Matsumoto, l’animateur de la fronde des amateurs s’est présenté comme candidat aux municipales pour pouvoir présenter ses idées et manifester sans contraintes pendant la campagne électorale. Il s’est fait reconnaître comme leader par les institutions.

Le 30 décembre 2011 (mis à jour le 28 mars 2012)