A chaud 35, hiver 2009

Guantanamo et son double

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Nombreux étaient ceux en Europe qui avaient placé leur espoir dans une ère nouvelle avec l’arrivée de Barack Hussein Obama. N’allait-on pas en finir avec l’ère des guerres préventives permanentes et les régimes d’exception devenus le menu ordinaire? Et puisque cette fichue crise des subprimes avait porté un si rude coup à la finance de marché, n’allait-on pas enfin mettre sur la table la redistribution, la compression de la part des salaires et le délabrement de la protection sociale, bref en finir avec un néolibéralisme tant qu’il est KO debout. Un très très court métrage, The Job de Jonathan Browning( ), fait fureur aux États-Unis et sur YouTube : on y voit de distingués traders, comptables, financiers de tout acabit, tous blancs, attendant l’arrivée d’un Latino qui annonce ce dont il a besoin, à son prix, et les embarque à l’arrière de son pick-up, comme cela se passe tous les jours pour les sans-papiers à Almeria, à la porte d’Aix ou à San Diego. L’image de ce renversement n’est pas si fausse puisque la Banque centrale chinoise a annoncé qu’elle ferait son marché, elle aussi, des compétences de la finance. Sans doute le film pèche-t-il par optimisme : les pays émergents, les Latinos du monde entier, les pays de la rente pétrolière (des fonds souverains) sont rudement secoués à leur tour et risquent de l’être davantage encore si « la croissance » s’effondre dans la locomotive américano-chinoise et plus encore si la confiance dans le dollar comme monnaie de réserve s’effondre du même coup.
Nous verrons si, au pays d’Obama, Guantanamo est fermé rapidement, et surtout si les vilaines trouvailles juridiques du droit d’exception sont jetées à la poubelle avec. Nous verrons aussi si la finance de marché ne renaît pas de ses cendres, tout en nous assurant que rien ne sera plus comme avant (refrain déjà entendu après le krach du fonds spéculatif LTCM en 1998, après Enron en 2002).
De ce côté-ci de l’Atlantique, dans la vieille, très vieille Europe, nous sommes mal partis. Un obamaniaque raisonnable qui tiendrait la chronique européenne remarquerait en cet automne 2008 que Guantanamo est en passe de s’y trouver avantageusement remplacé avant même d’avoir été fermé à Cuba.

Guantanamo plus près de chez vous !

Par ordre d’importance, insistons-y, car ce dont les médias parlent le plus fort n’est pas toujours (euphémisme) le plus important : l’ahurissante « directive retour » européenne a été adoptée malheureusement par le Parlement européen sous une pression considérable du Conseil, malgré le combat d’élus Verts. Elle porte la durée de rétention des immigrants sans papiers jusqu’à 18 mois ! Vous avez bien lu. Vous n’êtes pas dans les camps de relégation russes ou chinois de l’époque stalinienne, non, vous êtes dans le continent qui se flatte d’être démocratique, alors qu’au XIXe siècle le plus borné des juges n’aurait pas osé évoquer une telle éventualité en Europe (dans les colonies, c’était une autre paire de manches). Donc l’Europe forteresse ne s’embarrasse plus des scrupules qui avaient accueilli la proposition de Blair et de Berlusconi de créer des camps de détention hors des frontières de l’Union, car cela faisait tache « chez nous ».
Autre énormité, quasiment ubuesque : notre garde des Sceaux nationale a annoncé sans rire qu’il était normal de rendre pénalement responsables les enfants de plus de 12 ans et, donc de normaliser leur incarcération. Dans nos prisons qui sont pires que les geôles turques ou moldaves. Ces lieux en surpopulation où nous avons battu un record d’Europe avec le centième suicide réussi dans l’année (on ne vous dit pas combien de suicides « rattrapés »). Ces lieux où le viol est monnaie courante. La chose était tellement grosse que le gouvernement a dû battre en retraite. Mais revenir sur l’ordonnance de 1945, qui est à la politique judiciaire en matière de mineurs ce que Beccaria est à la justice tout court, n’a pas été soufflé à notre ministre zélée par le roi de Prusse.
La « pompe à phynances », elle bien nationale, des lois de sécurité numérique a aussi poursuivi son cours. Le rapport Olivennes, ou loi Hadopi, vise à priver les internautes suspectés de télécharger des contenus couverts par le droit d’auteur de tout accès à Internet, ce qui, faisant déborder le droit administratif et correctionnel sur le droit commercial, a été désavoué à l’échelle européenne. Le Parlement européen a rejeté la « solution française » comme attentatoire aux libertés fondamentales (on peut en effet soutenir que le droit d’accès à Internet correspond à la liberté d’aller et venir dans le Bill of Rights de 1689). La France a pris une raclée sévère (560 voix contre 120)( ). Qu’à cela ne tienne, la présidence française a tout fait pour que le Conseil des ministres européens rejette l’amendement 138 du Parlement. Le Conseil s’est exécuté. Voilà qui rappelle la bataille sur le brevet du logiciel libre. Car il reste encore au Parlement européen d’envoyer le Conseil dans les cordes. La suppression de la copie privée et des exceptions pédagogiques et de recherche dans le numérique, qui émane d’un arrêt en cassation en France, ajoute aux clôtures liberticides.
Poursuivons l’inventaire à la Prévert d’une Guantanamisation candide et fière de l’être. Après les immigrés, les prisons, les internautes : la presse. De Filippis, journaliste à Libération, est traité comme on sait. Bavure ? Bétonnage d’une ministre de l’intérieur ? Ou, plus subtilement, technique très au point de l’Elysée : ballon d’essai, émotion, recul feinté pour mieux faire passer une énormité. La diffamation cessera d’être une affaire pénale. Dépénalisation. Soupirs de soulagement. On vous l’avait bien dit. Nous ne sommes pas en tyrannie. Sauf qu’un juriste a tôt fait de remarquer quelque chose de bien ennuyeux : exit du même coup les garanties du droit pénal. Tout cela relève de l’administration, d’une administration bienveillante bien sûr. Cette déjuridicisation (ce qui relevait du droit bascule dans l’administratif), les immigrés la connaissent bien depuis la politique migratoire à coups de circulaires. Elle va de pair avec ce que Jean-Claude Paye a nommé « le droit subjectif », où la conviction en son âme et conscience du Gros Animal (l’État) vaut sentence.
Mentionnons aussi la multiplication, depuis quelque temps, des procès pour « délit d’outrage », qui ajoute au ridicule un peu terrifiant d’un retour du « crime de lèse-majesté », une autre forme de restriction de la liberté d’expression. (Les poursuites pour délit d’outrage ont presque doublé en dix ans). Et puisqu’on en est aux énormités, une autre s’est opérée au beau milieu des assises de la presse et des médias : le président de France Télévision sera nommé directement par le président de la République. C’est plus démocratique, car, comme le déclare l’impayable porte-parole de l’UMP, le Parlement pourra éventuellement, à la majorité, recaler l’heureux désigné. Louis-Napoléon n’eût pas fait mieux.
Dans le sottisier, ajoutons le drapeau, la Marseillaise et la violence dans les stades. La violence dans les stades : on s’attendrait à ce que l’on nous parle du populisme, du racisme, des tensions sociales qui traversent tous les sports populaires parce qu’ils ne parviennent pas complètement à faire oublier les plaies ouvertes de la société, qui peut alors se voir en son miroir. Vous n’y êtes pas du tout. Il faut réprimer davantage. Tout sifflement de la Marseillaise ou du drapeau français est constitué en délit. Et si des secondes générations d’origine algérienne ou tunisienne (entendons que leurs parents ou grands parents étaient des immigrés) sifflent l’équipe de France ou la Marseillaise, ou le drapeau, ce n’est pas qu’ils aient quelques raisons de se plaindre (sociales ou culturelles ou historiques). Non ! C’est que ces petits « sauvageons » n’ont pas connu la discipline, qu’on ne leur a pas enseigné la signification du drapeau français, etc. (comme disait Gainsbourg).

De l’utilité et de la production du terrorisme

Il faut en arriver à la cerise sur le gâteau de cette Guantanamisation, même si en lui-même l’épisode est farcesque (non pas hélas pour les arrêtés et embastillés). Farcesque au sens où il répète sous forme de comédie les grandes manœuvres des années 1978-1981, avec ce côté français très littéraire. Une juge a décidé que quelques personnes « radicales » vivant en marge, conchiant copieusement – comme il est de droit et de tradition depuis Dada et les situationnistes – la société du spectacle marchand et de la vitesse, étaient des « terroristes » visant à renverser par la violence l’ordre existant, et devaient donc être emprisonnées et mises préventivement hors d’état de nuire.
La justice française, depuis Napoléon qui n’a fait que reprendre l’Inquisition, repose sur des aveux. Elle n’est donc pas très soucieuse des éléments objectifs de preuve. Elle se fiche comme de l’an quarante de la présomption d’innocence et, surtout, de la confidentialité des poursuites, de façon à éviter une instruction de type lynchage public. Donc on ne s’étonnera pas outre mesure que les preuves des actes de sabotage des caténaires de TGV n’aient pas l’air d’être très fournies. En revanche, l’opuscule attribué à Julien Coupat est la preuve maîtresse qui permet de se dispenser de la charge de la preuve matérielle.
La question de la qualification du délit (terrorisme et association en vue d’une entreprise terroriste), la question de la culpabilité ou de l’innocence ne sont pas des questions qui se règlent par campagnes de presse suggérées par l’appareil judiciaire et gouvernemental. Dans un État de droit, l’armée, la police et la justice doivent travailler à établir les faits, les preuves et, pour le reste, la fermer en dehors de la salle d’audience. Il n’est pas question ici de se prononcer sur l’innocence ni sur la culpabilité judiciaire des « prévenus » ou « mis en examen », mais de dire que le comportement de la ministre de l’intérieur et de la juge chargée de l’affaire du Comité invisible relève d’une dérive d’autant plus dangereuse qu’elle s’insère dans le cadre bien plus vaste que nous évoquions. La question judiciaire doit être réglée conformément au droit avec toutes les garanties que celui-ci accorde même au pire ennemi de la République. Cela vaut pour les immigrés en situation irrégulière, les journalistes, les prisonniers, les mineurs, les voyous, les grands criminels, les activistes.
La question politique n’est pas de l’ordre de l’appareil judiciaire, ni de sa compétence. Sauf à restaurer la Cour de sureté de l’État. Entendons-nous bien : trouver lamentable, pitoyable et inquiétant le tournant de judiciarisation sous le régime de l’exception terroriste que prend l’ordre politique, ce n’est pas non plus apporter la moindre caution politique au bidouillage des caténaires pour arrêter les trains, quels qu’en soient les auteurs (et la palette des « coupables » possibles est fort large). Ni non plus au radicalisme littéraire, quel que soit son talent. Encore moins rentrer dans un débat sur la légitimité ou l’illégitimité de la violence en soi. Il arrive que des actes insupportablement violents deviennent légitimes dans des circonstances généralement partagées par des forces politiques et revendiquées publiquement. Cela relève de la philosophie politique et non de la compréhension extrêmement limitée qu’en ont visiblement quelques gouvernants, à qui l’on devrait offrir des cours gratuits au titre de la formation permanente.
Reste encore une question : pourquoi cette crispation européenne qui recueille le pire de la législation d’exception pour en faire le régime ordinaire (même si heureusement la Chambre des lords britannique a renvoyé le plébéien Gordon Brown dans les cordes avec son projet de prolongation de la garde à vue des suspects de terrorisme d’une trentaine de jours à trois mois) ? Tant de bêtise, tant de gesticulations ubuesques pour une dizaine d’agités un peu blanquistes, ou pour une nébuleuse « autonome » ? pour des internautes du Peer2Peer ? Cela paraît beaucoup. Nous savons que, depuis le 11 septembre 2001, pour persuader qu’ils ont les choses bien en main (à peu près autant que sur la crise de la finance), nos gouvernements ont besoin de jeter en pâture aux lions de l’opinion publique un « terroriste » tous les six mois. Et quand il n’y a pas de véritables terroristes qui se rappellent au mauvais souvenir par des bombes sanglantes, on en invente ou on en ressuscite un en allant piocher dans l’archive des années 1970.
Ce mode de gouvernement a fait ses preuves. Calomniez, calomniez le premier, il en restera toujours quelque chose ! Qui a réagi quand les enquêtes judiciaires sur Clichy-sous-Bois (2005), Villiers-le-Bel (2007) ont révélé que les plus hauts sommets de l’État avaient menti effrontément sur les victimes ? « Si tu n’es pas une racaille, c’est donc ton frère, ou bien quelqu’un des tiens ! »

Pourquoi tout ce cirque

On dira que ces gesticulations hexagonales (plutôt ubuesques que machiavéliques) ne peuvent être rapprochées des traitements réellement pratiqués à Guantanamo que par une métaphore discutable : de ce côté-ci de l’Atlantique, on n’a pas encore remplacé l’institution juridique par des tribunaux militaires, on ne met pas encore des suspects au secret pendant des années en dehors de toute présentation de preuve tangible, on n’a pas encore ouvert la porte à des aveux arrachés sous la torture. On aura raison : pas encore… On pourra aussi accuser de fausse ingénuité la liste de dénonciations et d’indignations mise au compte de cette Guantanamisation : le « scandale » du traitement infligé à monsieur De Filippis tient-il à ce traitement lui-même, ou à la « personnalité » médiatique qui en a fait l’objet ? Ne savez-vous pas que l’État (« de droit ») français opère déjà depuis de nombreuses années avec de telles méthodes (et bien pires) dans ses DOM-TOM ? Avez-vous oublié que la France avait pratiqué un traitement guantanamesque (et bien pire) de ses « terroristes » anticolonialistes bien avant que les USA n’essaient d’envahir Cuba ? Croyez-vous vraiment que France télévision ait été jusqu’à présent « indépendante » du pouvoir exécutif ?
Parler de Guantanamisation, c’est tenter de mettre en lumière une tendance, bien plus qu’une similitude de fait ou que l’émergence d’une réalité absolument nouvelle. Tout ce cirque plus ou moins médiatisé mérite bien de faire l’objet d’une liste unique (quoique apparemment hétérogène) en ce qu’il relève d’une tendance forte au durcissement tous azimuts, tendance à laquelle on peut trouver au moins deux causes concurrentes.
Tout d’abord, la construction par le ministère de l’intérieur français de cette « menace terroriste » interne à l’Europe et d’une « constellation autonome » a servi très opportunément à arracher au Conseil puis au Parlement européen une législation aussi répressive sur le retour des immigrés en situation irrégulière. Ce sont bien les conséquences de la (dé)colonisation qu’il s’agit de gérer par des méthodes faisant (tendanciellement) retour aux pratiques coloniales. C’est par ailleurs bien ce spectre d’un terrorisme techno dans les systèmes complexes de la vitesse – dont le TGV est l’une des déclinaisons – qui a été utilisé pour essayer de mettre au pas le téléchargement, et plus généralement l’Internet.
L’accélération de cette année 2008 dans l’Union européenne et dans sa province française – qu’on résume ici à une Guantanamisation répugnante – ne viserait-elle pas en fait à intimider à l’avance tout le mouvement social largement prévu par les gouvernements ? Le discours officiel minimise la crise depuis un an : « Correction technique », « Crise derrière nous », « Reprise dans deux ou trois semestres ». Mais, entre eux, les haruspices font grise mine. Des signaux – nettement plus inquiétants que des blocages de caténaires aboutissant à un arrêt des trains en plein nature – se sont déjà produits : blocages des aiguillages lors des grèves de printemps à la SNCF ; menaces de déversement de produits chimiques très toxiques dans la Meuse et le Rhin. Le président a joué les pompiers de la crise financière avec une incontestable présence. Il adore visiter les usines et serrer quelques mains de ceux qui se lèvent tôt. Il n’est pas sûr qu’il puisse jouer aussi facilement sa partie de pompier dans l’année qui vient.