Complots environnementaux
Le tremblement pandémique a fait remonter à la surface de l’inquiétude publique les récits complotistes qui d’habitude flottent dans les eaux troubles des réseaux sociaux ou du bouche-à-oreille : « le vaccin est imposé pour modifier notre ADN », « la 5G transmet la contagion », etc. Or, ces phénomènes ne sont pas nés du bouleversement du Covid, mais l’ont précédé largement en s’ancrant dans de multiples circonstances, du terrorisme (le 11/09 en est un cas emblématique) à la crise écologique. Arrêtons-nous sur les frissons que cette dernière génère sur l’épiderme conspirationniste pour tenter de saisir quelques défis de la planétarité.
On pourrait passer des semaines entières sur internet en courant après les nombreux fantasmes de complot aux résonances environnementales1. Un assez célèbre exemple affirme que les traînées blanches des avions (« chemtrails ») résultent d’une conspiration états-unienne vouée à affaiblir la production agricole d’autres pays ou à inoculer des pathologies dans les autres populations. Un autre bien connu argumente que nous ne sommes jamais arrivés sur la lune et que notre planète n’est pas ronde mais plate, comme on le croyait au Moyen Âge : toutes les preuves visuelles qui nous arrivent depuis l’espace ne sont que des mises en scènes pour nous empêcher de croire à une telle platitude2. Des centaines de pages Facebook, de sites web et de chaines YouTube font tourner les serveurs pour assener ces vérités prétendument occultées. La pollution atmosphérique est-elle un complot ? Le vaisseau planétaire sphérique en est-il un autre3 ?
Ces deux dernières questions nous confrontent à des occurrences variées de ce que l’écrivain transalpin Wu Ming 1 appelle des « fantaisies de complot » : des « conspirations universelles » aux buts « flous » et « les plus vastes possible » (« dominer », « détruire »…), dépourvues de toute faille et donc infalsifiables4. Bien que grotesques et douteux à première vue, ces récits fantaisistes ne peuvent être évacués comme autant de délires « hors-sol » : au contraire, ils s’enracinent dans des interrogations réelles, mais difficiles à définir et à assumer. Pour cette raison, ces représentations ne doivent pas être raturées avec mépris et sarcasme, comme le produit aberrant des nouveaux media mariés à l’ignorance populaire, ni faire l’objet d’un debunking (démystification, déboulonnage) rationaliste, polémique et impitoyable. Il nous faut accorder une certaine écoute à ce phénomène et tenter de comprendre comment il fonctionne, de quel malaise politique et culturel il est le symptôme.
Façons de refouler l’environnement global
Comment lire ces phénomènes ? En reparcourant la riche réflexion de Wu Ming 1, on pourrait souligner les lignes interprétatives suivantes : 1. Derrière une « fantaisie de complot », il y a la perception (confuse) d’un problème bien réel, concrètement subi, qui est ressenti comme inatteignable et qui, par conséquent, nous place dans une position d’impuissance, celle d’une agentivité empêchée. 2. Face à une telle impasse, le discours complotiste déploie des gestes narratifs et explicatifs qui donnent l’impression – une impression hâtive, superficielle – de dévoiler et de comprendre la problématique à laquelle on est confronté. Cela produit une double sensation contradictoire, faite simultanément d’un sentiment (jouissif, vindicatif, imaginatif) de prise sur la réalité et en même temps d’un sentiment d’impuissance par rapport à la conspiration omnipotente qui est érigée en facteur explicatif. 3. Ainsi, la « narration » complotiste est « déviante », dirait l’auteur italien, dans la mesure où elle s’avère incapable de nous mettre en position, conceptuelle et pratique, de s’attaquer à la racine de la question. Elle pousse plutôt les problèmes en dehors de la portée d’une action politique collective, avec pour effet ultime de « défendre le système ».
Cette grille de lecture peut aisément s’appliquer aux « fantaisies de complot » environnementales. L’emballement atmosphérique qui, embrasé invisiblement par le CO2, menace de nous cuire à feu doux, tout comme les différents effondrements en cours observés à l’échelle de la planète, constituent des problèmes de notre époque aussi incontournables (ressentis par chacun, ou presque) que fuyants. Ce ne sont pas des « ob-jets » directement opposés à nous : tangibles et définis. Ce sont, pour citer Timothy Morton, des « hyperobjets », qui excèdent d’une manière inquiétante le rayon spatial, temporel et cognitif du sujet humain5. Et comme les recherches neurologiques semblent le confirmer, les conditions stressantes de « perte de sens » ou de « perte de contrôle » induisent la fabrication complotiste de significations et de causalités rassurantes bien qu’infondées6.
Plus précisément, ces conditions stressantes, parce que diffuses, nous poussent à les affronter en les cadrant depuis une localité plus solide, plus concrète et mieux appréhendable : tel parti politique, telle identité racialisée, telle organisation transnationale. Cette reprise de capacité de comprendre et d’agir par un geste de localisation est aussi ce qui motive un groupe d’achat, une ZAD, un potager… Ou encore, les « bonnes conspirations » militantes et déterminées, comme celle d’Extinction Rebellion.
Evidemment, cette difficulté d’appréhension qu’on éprouve vis-à-vis de la question écologique est nourrie par les logiques de dénis grâce auxquelles nos sociétés productivistes et consuméristes tentent de nous détourner du souci environnemental – logiques si bien décrites par le courant collapsologique7. Le refus de l’écologie planétaire exprimé « du bas » par les adhérents des fantaisies complotistes finit paradoxalement par s’aligner sur celui assené « du haut » par nombre de dirigeants de nos pays, comme le remarque Dominique Bourg : « Quand en effet le président du Sénat français, Gérard Larcher, déclare qu’il refuse la modification de l’article 1 de la Constitution tel que proposé par l’Assemblée nationale, avec le verbe « garantir », au motif que ce verbe placerait l’environnement au-dessus de l’économie, il raisonne comme un platiste8 ». Ainsi s’établit une « dissonance cognitive » (Wu Ming 1) entre les avis des experts internationaux qui décrivent du haut de leur science les menaces climatiques et ceux, perpendiculaires, des gouvernants, tout aussi verticaux, qui ripostent en disant que le business doit continuer comme si de rien n’était. Ce sont ces dissonances cognitives entre différentes paroles d’autorité qui produisent ces fantaisies conspirationnistes déviantes, grassroot, qui finissent par servir les intérêts dominants.
La planète médiée d’en haut
Il est indéniable que la réaction complotiste à la question écologique découle d’une échelle « monstrueuse » de celle-ci, c’est-à-dire « qui s’écarte des normes habituelles », ayant un « caractère incohérent et hors des normes9 ». Comme le déclare l’artiste et chercheuse Spela Petric, en reprenant le terme grec teras (signifiant « monstre »), l’environnement planétaire contemporain dessine un territoire intimidant et vertigineux qui prend l’aspect d’un « teratope10 ». Il nous faut bien « apprendre à aimer nos monstres qui ne sont monstrueux qu’au regard du spectateur », sans s’abriter derrière les écrans des fantaisies complotistes ou les idéologies éco-négationnistes.
Dans un de nombreux posts apparus sur un groupe platiste, contre l’image du lever de Terre s’affiche un message en anglais qui sérine « il y a une courbe mais tu ne peux pas la voir, il y a une rotation mais tu ne peux pas la ressentir, il y a un espace mais tu ne peux pas y aller… ». En effet, nul n’a jamais vu de ses propres yeux ni touché de ses propres mains la planète dans sa globalité : lorsque l’on parle de « planétarité », la plupart d’entre nous se retrouvent dans la position d’un public passif qui reçoit des images et des analyses – bref, des médiations – dont la maîtrise immédiate lui échappe. Qu’il s’agisse des « vues d’en haut » fondant l’imaginaire écologique dans l’environnement planétaire, ou bien des données récoltées par les scientifiques du GIEC avec leurs machines de détection et de computation, la dimension de la planète apparaît comme le résultat aucunement « naturel » de complexes médiations techniques et d’expertises concentrées (nées volontiers dans l’ombre de projets militaires)11. Des premières images de la planète entière prises depuis son extérieur par la NASA (comme « Lever de Terre » en 1968) jusqu’aux tournages aériens de Koyaanisqatsi de G. Reggio en 1982 (dont l’affiche proclamait « Jusqu’à présent, vous n’avez encore jamais vu le monde dans lequel vous vivez »), la conscience répandue d’une échelle planétaire doit beaucoup à une culture visuelle mondiale rendue possible par des technologies de transport et d’enregistrement développées au sommet d’importantes compétitions géopolitiques (en privilège exclusif des nations les plus riches et puissantes). Ces images distanciées et spectaculaires ont nourri une perception inédite de notre planétarité, entendue comme dimension close, commune mais aussi maîtrisable, donnant lieu autant à une certaine « éthique » de « responsabilité planétaire » qu’à la légitimation d’une approche de gestion « technocratique » et « scientiste12 ».
En observant l’ensemble des productions complotistes (des « chemtrails » aux platistes), il est assez facile de constater qu’elles ciblent surtout les médiations visuelles et scientifiques dont nous sommes les publics. Elles le font en produisant des contre-médiations, maladroites et potentiellement dangereuses, qui se situent à mi-chemin entre le jeu collaboratif et l’enquête subversive. Ce n’est pas tant la planète en soi qui fait l’objet de la défiance, mais plutôt les systèmes de médiations et médiatisations qui en documentent la présence, et qui donc en instaurent l’existence sociale13. Fameux et récurrent est le discours qui démonte les photographies prises depuis la lune, en affirmant qu’elles sortent d’un studio. En mélangeant slogans provocateurs, mashups de films et démonstrations pseudo-scientifiques, les vidéos et les posts qui bâtissent ces fantaisies de complot portent sur une logique superficielle immédiatement séduisante, quoique dépourvue de rationalité structurée14. Ces contre-médiations répondent par le spectacle au spectacle perturbant du fonctionnement éloigné et élitiste du genre d’instances auxquelles on délègue l’expérience collective de l’échelle planétaire (instances qui déterminent ainsi nos choix politiques à son égard).
Comment re-médier notre planète ?
Malgré leur dimension déviante et fantaisiste, ces assauts complotistes contre la forteresse de la planète médiée peuvent nous laisser apercevoir un besoin actif de réappropriation critique – et même ludique ou plastique – de dispositifs et de questions dont nous risquons de devenir les spectatrices passives et désemparées. Le malaise généré par la production visuelle et discursive de la « planétarité » se réverbère dans l’inquiétude face à l’éventuelle production d’un système de gestion de celle-ci qu’on tend à appeler « géo-ingénierie ». Les « complots fantasmés » (Wu Ming 1) liés à l’environnement s’appuient souvent sur des expérimentations réelles autour de l’atmosphère, comme le projet étasunien HAARP (High Frequency Active Auroral Research Program), dont ils produisent en effet des portraits cauchemardesques mais qui appellent des questionnements légitimes sur leurs applications et leur gouvernance
Dès lors que l’urgence climatique nous surplombe de façon de plus en plus menaçante, certains horizons d’automatisation machinique du gouvernement planétaire – comme ceux qui émergent entre les lignes des réflexions sur la terraformation de Benjamin Bratton – peuvent consolider le mirage effrayant des Léviathan conspirationnistes15. L’acceptabilité politique d’un dispositif de souveraineté technocratique mis en place au nom de la survie commune est très fragile et incertaine, comme le démontre l’actualité de la gestion verticale de la pandémie dans beaucoup de pays. Des fantaisies du complot aux manifestations dans les rues, nombreux sont les signes d’une impatience collective à programmer plutôt qu’à être programmé. Comme le dirait Flusser, « l’utopie qui nourrit l’automation » n’est pas celle de faire de nous des automates fonctionnaires, mais « plutôt des programmeurs de robots16 ». Le cœur du problème n’est pas tellement l’acceptation d’une condition toujours déjà médiée de notre environnement planétaire, ni la conscience de devoir remédier aux dégâts causés. Il porte plutôt sur les modalités socio-politiques plus ou moins désirables qui produisent et entretiennent ces (re)médiations.
Dans After Geoengineering 17, Holly Jean Buck explique clairement que l’interrogation principale de la « tragédie climatique » en cours n’est pas tellement de savoir s’il faut intervenir par des programmes de réparation, mais de savoir comment le faire (« how it is done »). La question principale, selon elle, n’est pas d’être pour ou contre « la technologie », mais de choisir « le contexte » socio-politique où « elle se déploie ». La mise en place d’un système de « gouvernance algorithmique » pour administrer des « écosystèmes viables » argumentée par Bratton18 ne peut pas éviter de prendre en compte au moins certaines données contextuelles qui influencent d’une manière cruciale cette opération dans le sens d’un partage actif, juste et collaboratif de cette gouvernance. C’est une condition pour que ses éco-métropoles du futur ne ressemblent pas au spectre des villes connectées imaginées par Les furtifs d’Alain Damasio (ou des récits conspirationnistes moins justes et talentueux) ! En guise de conclusion ouverte, on peut formuler trois des questions qui découlent d’un tel raisonnement :
1. Qui possède et gère les technologies, les données et les infrastructures qui portent un tel dispositif computationnel planétaire et son « automation de la décision » ? Pour l’instant les seuls acteurs en mesure de déployer ces réseaux à une échelle planétaire sont des énormes groupes privés ou adossés à des puissances nationales (comme la Chine et les États-Unis). L’« intelligence synthétique », comme le dit Bratton lui-même, doit d’abord « soigner ses propres conditions d’émergence ».
2. Comment débattre des bons usages des technologies à venir ? Comme l’affirme Flusser, en amont de tout programme se situe la configuration (humaine, tâtonnante) d’un ensemble de « prescriptions » ou de « valeurs » : « pour pouvoir programmer il nous faudra savoir [ce qui est bon] », et pour savoir ce qui est bon, il nous faudra dialoguer (« La méthode pour fabriquer des valeurs s’appelle “le dialogue” »)19. Nous avons besoin d’une intelligence éthique et diplomatique, capable de dialoguer à travers les nombreuses « frictions » (Anna Tsing) sociales et géo-politiques crées par et pour la planétarisation de notre monde.
3. Comment rendre notre computation véritablement intelligente ? L’intelligence computationnelle limitée dont nous disposons actuellement peine à intervenir efficacement dans l’auto-organisation de l’éco-système planétaire résultant d’une intelligence hautement complexe, qui tresse d’une façon dynamique de nombreuses médiations (humaines, animales, végétales)20.
1 L’observatoire ConspiracyWatch répertorie le débat autour de ceux-ci : www.conspiracywatch.info/tag/ecologie
2 Une riche panoplie d’exemples de ces deux genres de discours complotistes est offerte par la chaîne YouTube « 2018flatearth » : www.youtube.com/channel/UCj4VxkXCqAY02-XohfkGMhA
3 Une enquête de 2019 de la fondation Jean Jaurès et Conspiracy Watch laisse apercevoir des poches françaises d’adhésion à ce genre de « complotismes » d’origine plutôt anglo-saxonne : https://jean-jaures.org/nos-productions/enquete-complotisme-2019-les-grands-enseignements
4 Dans l’excellent La Q di Qomplotto. Come le fantasie di complotto difendono il sistema (Rome, Alegre, 2021, p. 140 141), Wu Ming trace une distinction entre les « fantaisies » qui imaginent des complots inexistants (impossibles à combattre parce qu’impossibles à documenter, comme le Pizzagate) et les « hypothèses » portant sur des complots opérationnels (situés et limités) qu’on peut établir ou démonter par l’enquête (voir le fameux Watergate).
5 Timothy Morton, « Hyperobjects », Multitudes, 2018/3 (no 72), p. 109-116.
6 Thierry Ripoll, « Le complotisme : une révolte ratée ? », The conversation, 26/5/2021 : https://theconversation.com/le-complotisme-une-revolte-ratee-161007
7 Voir le dossier « Est-il trop tard pour effondrement ? » de la revue Multitudes (no 73, 2019).
8 Dominique Bourg, « Tous complotistes ? », 14 mai 2021 : https://blogs.letemps.ch/dominique-bourg/2021/05/14/tous-complotistes/
9 Selon la définition du C.N.R.T.L. de « monstre ».
10 « La vie dans le teratope », La planète laboratoire, no 5, p. 4-5 : https://laboratoryplanet.org/wp-content/uploads/2016/04/PLANETELABORATOIREn5.pdf
11 Le travail du géographe Sebastien Grevsmühl dresse intelligemment ce cadre d’analyse autour de la naissance d’une reconnaissance médiée de la planète autant sur le plan visuel que de celui des données : La terre vue d’en haut, Paris, Seuil, 2014.
12 Ibid., p. 225.
13 Cette défiance prend pour cible les médiat(sa)ions qui assurent la possibilité d’enregistrement du planétaire constituant ces conditions d’existence sociale que Maurizio Ferraris nomme « documentalité » (Documentalité, Paris, Éditions du Cerf, 2021).
14 Un exemple parfait de ce genre de produit culturel est la vidéo « Le complot de la terre plate » d’Eric Dubay (auteur de nombreux livres conspirationnistes) : www.youtube.com/watch?v=txmLa49Blaw
15 Benjamin Bratton, La terraformation 2019, Dijon, Les presses du Réel/Artec, 2021.
16 Vilém Flusser, « Programme (Tes père et mère honoreras) », Multitudes, 2019, no 74, p. 190-193, p. 191.
17 Holly Jean Buck, After Geoengineering. Climate Tragedy, Repair and Restauration, Londres/New York, Verso, 2019.
18 Voir son article dans ce dossier.
19 Flusser, « Programme (Tes père et mère honoreras) », art. cit. p. 193.
20 Voir Yann Moulier Boutang, « Le troisième âge de l’intelligence augmentée, dite artificielle », Multitudes, 2020, no 78, p. 86-96.
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