Représenter, c’est être à la place d’autre chose, c’est donc mentir à la vérité de la chose. Esther Shalev-Gerz réfute doublement ce présupposé : d’un côté, la chose même n’est jamais là : il n’y a que de la représentation : des mots portés par des corps, des images qui nous présentent non pas ce que les mots disent mais ce que font ces corps ; d’un autre côté, il n’y a jamais de représentation : on n’a jamais affaire qu’à de la présence : des choses, des mains qui les touchent, des bouches qui en parlent, des oreilles qui écoutent, des images qui circulent, des yeux dans lesquels se marque l’attention à ce qui est dit ou vu, des projecteurs qui adressent ces signes des corps à d’autres yeux et d’autres oreilles.
MenschenDinge([[Ce texte a été rédigé pour le catalogue de l’exposition d’Esther Shalev-Gerz, MenschenDinge, The Human Aspect of Objects, qui s’est tenue à Berlin en 2006.), l’aspect humain des choses : sur les murs du musée de Buchenwald, au cœur des cinq vidéos disposées au centre de la salle, il y a des choses représentées : gamelles ou gourmettes, peignes, chaussons ou bague. Ces choses sont là pour parler de ceux qui y ont vécu et y sont morts, entre 1937 et 1945 ; elles sont là à leur place, pour représenter, semble-t-il, leur histoire. D’emblée, donc, Esther Shalev-Gerz déplace les questions d’usage. Peut-on, doit-on représenter l’horreur concentrationnaire, continuent à demander d’innombrables voix ? À vrai dire, la question est là pour la forme. Ceux qui la posent possèdent déjà la réponse qui se déploie en fait sur un triple niveau : représenter, c’est donner à voir, et l’on ne doit pas offrir au plaisir des yeux une entreprise d’humiliation et de déshumanisation, sauf à s’en rendre complice ; représenter, c’est construire une histoire, et l’on ne doit pas donner la rationalité d’une histoire construite à l’extermination, sauf à la rendre acceptable. Représenter, enfin, c’est choisir le parti des idolâtres ; c’est, encore une fois, prolonger le crime contre le peuple dont le Dieu a interdit les images. C’est aussi, ajoutent certains, trahir la modernité artistique qui a également, pour la cause même de l’art, aboli le plaisir futile des images.
Toutes ces raisons relèvent du même principe. Elles assimilent la représentation à la supercherie qui tient lieu d’une chose en son absence : vision de corps maltraités et humiliés qui ne sont plus là pour répondre de leur fermeté maintenue, fiction inappropriée à la singularité de l’événement, idole qui prend la place de la voix de l’Autre. Représenter, c’est être à la place d’autre chose, c’est donc mentir à la vérité de la chose : tel est le présupposé commun à toutes ces critiques. Or, Esther Shalev-Gerz le réfute doublement : d’un côté, la chose même n’est jamais là : il n’y a que de la représentation : des mots portés par des corps, des images qui nous présentent non pas ce que les mots disent mais ce que font ces corps ; d’un autre côté, il n’y a jamais de représentation : on n’a jamais affaire qu’à de la présence : des choses, des mains qui les touchent, des bouches qui en parlent, des oreilles qui écoutent, des images qui circulent, des yeux dans lesquels se marque l’attention à ce qui est dit ou vu, des projecteurs qui adressent ces signes des corps à d’autres yeux et d’autres oreilles.
Il faut tenir les deux affirmations solidaires. La chose n’est jamais là en personne, et pourtant il n’y a jamais que de la présence. Nous ne devons donc pas nous tromper sur la signification du « monument contre le fascisme », conçu avec Jochen Gerz et aujourd’hui enfoncé sous le sol à Hambourg. Puisque ce monument était destiné à disparaître, on a voulu le verser au compte de la politique de l’irreprésentable selon laquelle l’absolument autre – le Dieu invisible mais aussi le crime contre son peuple – ne peut pas se représenter et doit seulement se symboliser par les marques de l’absence, dont la plus sûre est la disparition effective. Mais le monument invisible n’est pas un monument à l’absence. Tout au contraire. Il signifie que la mémoire de l’horreur et la résolution d’en empêcher le retour n’ont leur monument que dans les volontés de ceux qui sont ici et maintenant. Ce sont les signatures de ces volontés qui, en couvrant peu à peu les parties de la colonne, ont décidé de son enfouissement progressif. Le monument est enfoui par ceux qui prennent sur eux la tâche qu’il symbolise. Il ne faut pas non plus se tromper sur cet « irréparable » auquel Esther Shalev-Gerz a consacré un autre travail. L’irréparable n’est pas pour elle le crime absolu ou le trauma irréductible qui casse l’histoire en deux et nous voue à l’immémorial. Il engage au contraire une manière positive de passer à la suite, au présent. Cette autre manière de régler le rapport à la faute ou à la dette peut être symbolisée par l’histoire que nous raconte dans White Out Asa, la lapone. Son grand-père avait été, pendant des années, volé par le facteur qui touchait en leur absence les pensions des éleveurs nomades et s’était fait construire avec ses larcins une belle maison. Un jour, pris de remords, le facteur voulut rendre l’argent, mais le grand-père refusa la restitution. L’argent avait été pris, la maison construite. Ce qui a été fait ne se répare pas. Cela veut dire qu’il faut faire autre chose. La non-réparation est un point de départ. Toute la question est de savoir ce que l’on fait après, ce que l’on fait maintenant. Isabelle, la juive polonaise, arrachée in extremis à Bergen-Belsen à la machine de mort qui avait tué son père et sa mère, a passé une moitié de sa vie à n’en plus parler pour pouvoir vivre elle-même et l’autre moitié à en parler pour que ceux qui vivent aujourd’hui sachent. L’irréparable n’interdit pas la parole, il la module différemment. Il n’interdit pas les images. Il les oblige bien plutôt à bouger, à explorer des possibles nouveaux. Le caractère irréparable de ce qui a eu lieu n’oblige en rien à élever des monuments à l’absence et au silence. L’absence et le silence sont là, de toute façon, dans toute situation donnés. La question est de savoir ce que les présents en font, ce qu’ils font des mots qui contiennent une expérience, des choses qui en retiennent le souvenir, des images qui la transmettent.
Les dénonciateurs de l’image dressent toujours la même scène : ils font de l’image quelque chose devant quoi l’on se tient, passif et déjà vaincu par sa ruse : simulacre qu’on prend pour la réalité ; idole qu’on prend pour le vrai Dieu ; spectacle où l’on s’aliène ; marchandise à laquelle on vend son âme. En somme, ils prennent simplement les gens pour des imbéciles. Cette croyance donne à ceux qui la partagent bonne opinion d’eux-mêmes : nous sommes intelligents puisque les autres sont bêtes. Esther Shalev-Gerz sait que c’est l’inverse qui est vrai : on n’est jamais intelligent que de l’intelligence que l’on accorde aux autres : ceux à qui on parle, ceux dont on parle. Et pour commencer, il faut contester la disposition du jeu. Car c’est déjà avoir gagné que d’imposer le scénario qui nous suppose plantés inertes devant les images. Nous ne sommes pas devant les images ; nous sommes au milieu d’elles, comme elles sont au milieu de nous. La question est de savoir comment on circule parmi elles, comment on les fait circuler. Ceux qui les déclarent impossibles ou interdites depuis Auschwitz opposent à son impiété ou à ses leurres la puissance de la voix qui instruit. Mais derrière celle-ci il y a toujours la voix qui commande, celle qui sait quand et pour qui il faut parler ou se taire. Proscrire l’image au nom de la mémoire, c’est d’abord affirmer son désir de faire taire, de faire obéir. C’est méconnaître que l’image et la mémoire sont d’abord également du travail. Esther Shalev-Gerz récuse donc la trop simple opposition de la voix fidèle à l’image idolâtre. Il n’y a pas la parole d’un côté et l’image de l’autre. La voix est toujours celle d’un corps voyant et visible qui s’adresse à un autre corps voyant et visible. Et le silence qui l’interrompt, la précède ou l’écoute n’est pas le retrait de la pensée toute-puissante qui se dérobe aux ignorants et aux voyeurs. Il est au contraire la marque de son travail difficile pour convertir un sensible en un autre sensible. Le silence, dans les films d’Esther Shalev-Gerz, n’est jamais une plage noire. C’est toujours un paysage accidenté. Dans les pages de Bonjour cinéma qui ont inspiré Deleuze et quelques autres, Jean Epstein faisait l’éloge du gros plan qui transforme le visage en un paysage plein de creux et de bosses, de végétations et de ruissellements. Les gros plans d’Esther Shalev Gerz radicalisent cette topographie du visage/paysage jusqu’à provoquer chez le spectateur un certain malaise : n’y a-t-il pas un suspect parti pris esthétique à nous offrir le visage de l’autre sous la forme de ces épaisseurs, rougeurs ou pilosités qui les animalisent afin de montrer la puissance de l’œil mécanique et de ramener l’expression qui se veut personnelle à la grande impersonnalité des choses. Et n’y a-t-il pour les spectateurs de l’indécence à fixer ces morceaux de visage offerts au passant dans la vitrine de First Generation (Première Génération) comme des poissons d’aquarium ? C’est pourtant un tout autre parti pris qui anime ces gros plans : dans cet œil parfois exorbité, souvent clignotant, dans ces plis et rougeurs de la peau, dans ces mains qui pincent une joue ou ces doigts qui passent sur des lèvres, il y a d’abord de la pensée au travail dans les corps, de la pensée qui cherche à dire, qui cherche à comprendre et nous oblige aussi nous-mêmes au détour de la réflexion.
Pas d’absence représentée, pas d’immédiateté de la présence non plus. On n’est pas devant, on n’est pas à la place de. On est toujours entre. La chose est à entendre en deux sens : être entre, c’est appartenir à un certain type de communauté, une communauté construite, précaire, qui ne se définit pas en termes d’identité commune, mais en termes de partage possible. Mais ce qui est à partager est lui-même pris dans un partage, lui-même en voyage entre deux êtres, deux lieux, deux actes. Ce qu’on peut appeler image, c’est proprement le mouvement de cette translation. Il y a des gens qui viennent d’ailleurs : d’un autre lieu, d’un passé que les vivants d’aujourd’hui n’ont pas vécu. Ce peut être l’enfer d’Auschwitz, ce peut être le Chili de la contre-révolution sanglante. Ce peut être simplement la neige de Laponie. Ceux-là parlent. Mais ils ne parlent jamais simplement de ce qu’ils ont vécu « là-bas », ailleurs, en un autre temps. Car la valorisation de la parole du témoin, et tout particulièrement du témoin de la souffrance, c’est toujours assigner à « l’autre » une place bien définie, la place de celui qui n’est bon qu’à transmettre la particularité de l’information et sa teneur sensible immédiate à ceux qui ont la prérogative du jugement et de l’universel. Esther Shalev-Gerz fait parler non des témoins du passé ou de l’ailleurs, mais des chercheurs au travail ici et maintenant. Ceux donc qui viennent d’ailleurs, elle les fait parler du présent comme du passé, d’ici comme de là-bas. Elle les fait parler de la manière dont ils ont pensé et aménagé le rapport entre un lieu et un autre, un temps et un autre. Mais aussi les dispositifs qu’elle construit sont eux-mêmes des dispositifs qui distendent leur parole, qui la soumettent à la représentation des conditions de leur énonciation et de leur écoute.
Entre l’écoute et la parole : Esther Shalev-Gerz a utilisé ce titre au moins deux fois. Elle l’a fait pour l’installation destinée à présenter à l’Hôtel de ville de Paris la mémoire des survivants des camps. Ce qu’il y a entre la parole et l’écoute, c’est l’image. Mais l’image n’est pas simplement le visible. C’est le dispositif dans lequel ce visible est pris. Or ce dispositif fait jouer au visible deux rôles différents. D’un côté, les visiteurs de l’exposition parisienne voyaient sur les moniteurs mis à leur disposition les DVD contenant les témoignages des survivants. Le visible assure alors une fonction de transmission du récit. Mais la salle était aussi dominée par trois projections qui leur faisaient voir la même chose et autre chose en même temps : les mêmes témoins, en silence, saisis dans cette concentration ou cette hésitation qui précèdent la prise de parole – un silence qui est lui-même peuplé d’une multiplicité de signes – soupirs, sourires, regards, clignements d’yeux – qui mettent en scène la parole comme le produit d’un travail. Au plus loin donc de l’ahurissement ou de l’idolâtrie, l’image visible est alors l’élément d’une histoire. Mais cette histoire est elle-même faite du renvoi entre plusieurs instances. Entre la parole qui raconte et l’oreille qui se renseigne, elle fait voir sur les visages le travail d’une pensée attentive qui requiert l’attention. Elle n’est pas le simple véhicule de transmission d’un témoignage. Elle est le « portrait d’une histoire ». L’expression choisie pour une exposition à Aubervilliers, dans la banlieue parisienne, est étrange. De fait l’écart entre les deux termes définit ce qu’on peut appeler un dissensus, c’est-à-dire une confrontation entre des modes du sensible. Cette confrontation nous éloigne de l’épiphanie de l’absence ou du choc de l’irreprésentable sous le signe desquels on met volontiers les œuvres qui nous parlent de l’extermination. Parler de portrait d’une histoire, c’est soustraire chacun des deux termes à son évidence. Le portrait ne livre pas l’immédiateté de la présence, il la distend en une histoire, c’est-à-dire en un certain assemblage d’actions. Inversement, l’histoire ne se donne pas telle quelle, elle n’est perçue qu’à travers des corps qui la pensent, la disent ou l’entendent. Il n’y a jamais que des corps pensants au travail avec leur expérience ou avec celle que transmettent les autres corps pensants.
La forme d’égalité ainsi définie récuse l’idée qu’il y aurait un dispositif artistique spécifique pour parler de l’extermination et d’elle seule. Le dispositif de l’intervalle entre la parole et l’écoute n’est pas adapté à la seule histoire des grands événements ou des grands traumatismes d’un siècle. Ce qui vaut pour la mémoire d’Auschwitz ou pour celle des immigrants que la répression politique ou l’espoir d’une vie meilleure a fait venir en Suède du Chili, de Turquie ou d’ailleurs, vaut aussi pour l’histoire moins tragique d’Asa, la lapone. « Entre l’écoute et la parole », c’était déjà le titre du dispositif vidéo qui racontait son voyage entre deux identités, entre la fille d’éleveurs de rennes parlant le sami et la Suédoise bien intégrée de Stockholm. Tout se jouait là entre Asa et elle-même : entre la pièce sobre à Stockholm où la citadine dynamique bien assise revendiquait avec des gestes éloquents sa double culture et le pays lapon où le visage de la même Asa, coupé au premier plan et comme rendu à une authenticité native par les joues roses et par l’exubérance du décor végétal, écoutait sa propre parole comme une étrangère attentive et surprise. Et il faut encore rappeler que sa parole elle-même était déjà une écoute. Car elle ne racontait pas simplement son expérience. Elle réagissait à un choix de citations, de ces voyageurs habitués à projeter sur les populations reculées les stéréotypes du bon sauvage et les rêves du communisme primitif.
Ce rapport de soi à soi est le degré zéro du dispositif. Ceci est à bien entendre. Le rapport d’Asa parlant à Asa écoutant nous dit ceci : le deux est originel. Certains opposent à la circulation indifférente, égalitaire, des images l’arrêt sur le visage qui témoigne de l’irréductible altérité. Esther Shalev-Gerz, elle, fait bouger ce visage ; elle le met en situation d’interrogation, d’écart avec lui-même. Il n’y a pas seulement le fait que le parleur ou la parleuse s’écoute. Dans son immédiateté même, le visage est toujours double : le regard réfléchit une vision, les pincements des lèvres retiennent une pensée. C’est à partir de ce noyau d’altérité premier que la circulation des images fait communauté par cercles élargis. À Hanovre, à quelques lieues du camp de la mort de Bergen-Belsen, où les traces du passé se sont effacées, ce sont deux visages qui sont mis en rapport : Isabelle Choko, la juive qui a connu, enfant, le ghetto de Lodz avant d’échouer à Bergen-Belsen, parle ; Charlotte Fuchs, l’ancienne actrice, porteuse de la culture de gauche allemande de l’entre-deux guerres, écoute ; elle parle elle-même devant des murs que couvrent les figures énigmatiques d’Oscar Schlemmer, emblèmes de cette Allemagne progressiste vaincue par la folie nazie ; quelquefois la figure de l’auditrice, l’une tendue par l’attention, l’autre marmoréenne, vient masquer celle qui parle. Est-ce que ton image me regarde ? demande l’installation. À Botyrka, dans les faubourgs de Stockholm, le cercle est encore élargi pour l’exposition First Generation : ce sont quelques dizaines d’immigrés qui ont répondu à la question de savoir ce qu’ils ont perdu et gagné en venant ici, ce qu’ils ont donné et ce qu’ils ont reçu. Et ce sont eux qui s’écoutent et offrent au regard des visiteurs leur visage ou plutôt un fragment du paysage que son attention tend ou plisse. Les visages sont entre le dehors où l’on passe et le dedans où l’on prend connaissance des récits. Entre ceux qui passent et ceux qui entrent, entre ceux dont les voix et les visages sont exposés là et ceux qui viennent à leur tour faire le parcours du regard à l’écoute – et peut-être à une parole nouvelle – c’est toujours la même communauté qui se tisse : une communauté de gens qui sont entre ici et un autre lieu, entre maintenant et un autre temps, entre les gestes complémentaires et disjoints de la parole, de l’écoute et du regard. L’air du temps nous invite volontiers à la considération des cultures autres et voit dans l’art un moyen de nous y introduire. Mais les choses seraient simples – et pas très intéressantes pour un artiste – s’il ne s’agissait que d’apprendre à connaître et à respecter la différence. Il s’agit d’une chose plus sérieuse, où le travail de l’art aujourd’hui est en revanche directement intéressé : il s’agit de creuser le rapport même du semblable et du différent, de montrer comment l’autre est semblable, porteur des mêmes capacités de parole et d’écoute, mais aussi, à l’inverse, comment le même est lui-même autre, lui-même pris dans l’obligation de la distance et de l’intervalle.
Dans MenschenDinge, la règle du jeu est différente, mais son principe ultime est identique. Aucun ancien détenu de Buchenwald ne raconte ici ses souvenirs de vie dans le camp. Les cinq personnes qui parlent sont fonctionnaires du musée ou associées à son travail. Nous les voyons parler, mais elles-mêmes ne s’écoutent pas parler ni ne sont écoutées par les autres. Tout se joue entre leur parole et ces choses dont ils parlent, qu’ils montrent sur la table ou qu’ils prennent dans leurs mains. C’est aux choses d’abord qu’est remise la puissance de l’intervalle, celle de la circulation et de la transformation. Ces choses, ce sont des objets, vingt ou trente parmi tous ceux qui ont été trouvés en creusant le site du camp. Ce sont des objets qui ont appartenu aux détenus. Certains portent des signatures ou des marques d’identité. Mais aussi ce sont des objets singuliers, qu’un travail clandestin a récupérés, transformés, détournés de l’usage qui leur était dévolu par l’organisation du camp. Le fil de fer ramassé a été tordu pour faire une bague ; la règle, destinée au travail des ouvriers, a été soigneusement entaillée par un instrument de fortune pour être transformée en peigne ; ou bien son morceau a été transformé en manche de couteau. Une gourde a été creusée pour servir d’assiette ou de bol ; un morceau d’aluminium soigneusement recourbé a servi à faire un miroir ; une manche métallique de fortune a été ajustée à une brosse à dents cassée ; une gamelle de l’armée française a été privée de sa partie supérieure, une brique y a été introduite et une poignée ajustée pour la transformer en fer à repasser. Une broche en forme d’araignée a été incrustée de bouts de verroterie ; des gobelets ont été ciselés ; sur l’un, une inscription en russe affirme un droit de propriété : « Cherche ton bol, ne touche pas au mien, Tzigane ». Sur un autre ont été gravés un fer à cheval signe de chance, un cœur percé symbole d’amour et une ancre, emblème de liberté. Et l’instrument et l’emblème par excellence de l’enfermement, le fer barbelé, a lui-même été utilisé à contre-emploi, enroulé autour d’un fil de cuivre raccordé à une prise de récupération pour faire un thermoplongeur permettant de faire chauffer un peu d’eau.
Nous sommes loin donc de ces tas de chaussures dont les photographies parfois se sont voulues une métonymie de la machine de mort. Il n’est pas question ici d’attester la souffrance et la mort de masse. Sans doute ne convient-il pas d’oublier que, même si Buchenwald n’avait pas de chambres à gaz et n’avait pas été programmé pour la « solution finale », c’était aussi un camp de la mort. Cinquante-six mille personnes sont mortes à Buchenwald ou dans le réseau de camps qui en dépendait. Mais ce n’est pas de mémoire des morts que nous parle ici Esther Shalev-Gerz. Il s’agit de la mémoire des vivants. Comme dans les dispositifs de parole et d’écoute, cette mémoire passe par un travail. Il s’agit de faire parler ces objets muets. Mais ici une distinction s’impose. Les historiens nous ont appris à valoriser ces objets qui sont les « témoins muets » de la vie des hommes, à opposer leur véridicité à la parole des discours apprêtés. Mais l’artiste retourne le jeu : les objets ne témoignent pas ici d’une condition ; ils nous renseignent non pas sur ce qu’ils ont vécu, mais sur ce qu’ils ont fait. Ils attestent donc une capacité qui est justement du même ordre que celle qu’atteste, dans d’autres installations, la parole appliquée ou le visage attentif des anonymes. L’ingéniosité déployée par les artisans de ces objets évoquera sans doute à certains le bricolage célébré par Lévi-Strauss ou les « arts de faire » chers à Michel de Certeau. C’est bien, de fait, de la capacité de ceux qui forgèrent ces objets que nous parle Esther Shalev-Gerz. Mais ces objets ne sont pas seulement des résultats de la capacité inventive des anonymes. Ils sont aussi les affirmations à la fois pratiques et emblématiques de cette capacité face à la machine de déshumanisation et de mort. En ce sens le bricolage du peigne ne se sépare pas de celui du bracelet incrusté, ou celui du fil électrique en fer barbelé de celui du miroir. Il n’y a pas, d’un côté, les nécessités de la vie, de l’autre, le soin de la parure par quoi on s’affirme au-dessus de la simple vie biologique. L’art de faire ne se sépare pas de l’affirmation d’une manière d’être ou d’un art de vivre au sens le plus fort.
On comprend alors que Harry, l’historien, puisse s’exalter en nous montrant quelque chose de « sensationnel » : une brosse à dents cassée qu’une main experte et appliquée a réparée en y ajustant par des rivets une manche d’aluminium récupéré. Celui qui a fait cela pouvait être mort le lendemain matin, et pourtant il se souciait encore de se laver les dents avec un instrument approprié. On peut penser que cet artiste avait mis dans son travail la pensée résumée dans l’Espèce humaine par Robert Antelme, passé lui-même par Buchenwald avant d’être expédié à l’usine de Gandersheim : quand l’ennemi a programmé en même temps votre mort physique et votre dégradation morale, l’un et l’autre ne peuvent plus se séparer. Se donner les moyens de continuer à vivre et affirmer un rapport nécessaire à son image vont de pair. C’est pourquoi l’on faisait la queue pour le moment de rencontre avec le « morceau de solitude éclatant » renvoyé par ce miroir, pour regarder encore ce visage, que l’ennemi voulait rendre repoussant pour chacun comme pour tous les autres([[Robert Antelme, L’Espèce humaine, Gallimard, 1957, p. 61.). Certains, il est vrai, s’en effrayaient et ne voulaient plus voir ce visage où s’inscrivait l’effet de l’entreprise de déshumanisation. Mais d’autres pratiquaient à son égard l’art de le voir comme le voyaient ceux qui pensaient aux absents, ceux qui les attendaient chez eux. Et quant à ce fer à repasser de fortune, il a d’abord suscité la perplexité des chercheurs, mais ils ont fini, grâce à un autre livre, par en comprendre l’usage : il n’était certes pas destiné à donner un pli élégant aux tenues rayées. Il servait à tuer les parasites causes d’épidémies. La vie ne se réduit jamais à la « vie nue », à la seule nécessité biologique. Elle ne se laisse pas non plus séparer entre le nécessaire et l’accessoire. C’est ce dont témoignent aussi ces calendriers de métal où les mois seuls sont marqués. Les jours pouvaient être tous semblables, cela n’empêchait pas le soin pris à garder une maîtrise du temps et le souci d’utiliser pour cela une calligraphie élégante.
Les objets parlent donc de la même façon que les écrivains. Ils parlent de l’art qui les a produits : un art de faire ingénieux indissociable d’un art de vivre. En ce sens donc, il n’y a pas de solution de continuité entre l’artiste qui a fait pour son usage la cuillère, le peigne ou le fer à repasser et ces « vrais » artistes qui ont utilisé leur science du dessin pour nous laisser des témoignages de la vie du camp : Paul Goyard, dont les dessins sont conservés à Buchenwald, Boris Taslitzky, dont les dessins, publiés en 1945 par Aragon, sont exposés cet été à Paris, Walter Spitzer, Léon Delarbre, Henri Pieck, Karl Schulz et un certain nombre d’autres dont le récent film de Christophe Cognet fait revivre le travail([[Christophe Cognet, « Quand nos yeux sont fermés. L’art clandestin à Buchenwald », La Huit Production, 2005. ). Ceux-là aussi ont dû se procurer clandestinement les moyens de leur art : papier récupéré sur les circulaires des usines, chiffons usagés, enveloppes jetées ou, comme le rapporte Léon Delarbre, papier entourant l’amiante isolant les tuyaux. Et s’ils ont dessiné les rassemblements sinistres sur la Place d’Appel, l’entassement des corps voués à la mort du « petit camp » les pendus, les charrettes de cadavres menés au crématoire ou les morts vivants du Revier, ils se sont aussi attachés à peindre des portraits des amis ou des inconnus comme ils auraient pu les peindre ailleurs : tels ces portraits faits par Boris Taslitzky qui nous représentent des intellectuels, des journalistes, des artistes au regard habité par leur pensée et leur art et non des détenus portant les stigmates de l’épuisement, de la faim et de la maladie.
C’est pourquoi a été vite résolue la question initiale des responsables du musée : fallait-il recueillir pieusement et exposer tous ces détritus, ces collections de boutons, de pièces de monnaie, de gamelles ou de cuillères rouillées sorties de la décharge où tous ces objets avaient été versés à la fermeture du camp ? Assurément un musée n’est pas une poubelle. Mais ce n’est pas de poubelle qu’il s’agit mais de productions d’un art de faire et de vivre. Seulement, une fois cette question réglée, revient la question inverse : est-il légitime de faire aujourd’hui de l’art « avec » les camps de la mort, avec les histoires de ceux qui y sont morts ou en sont revenus et avec les traces qui nous en restent ? Qui dit art dirait artifice voué au plaisir, et des voix nombreuses affirment que l’un et l’autre seraient ici indécents. On salue certes les artistes enfermés qui ont mis leur art du trait et de la composition dans leurs dessins du camp. On veut même bien admettre qu’ils aient parfois ressenti une affinité secrète entre la désincarnation de masse des corps suppliciés et la naissance même de la forme artistique comme Music à Dachau « aveuglé par la grandeur hallucinante de ces champs de cadavres semblables à des plaques de neige blanche, des reflets d’argent sur les montagnes ou encore pareils à tout vol de mouettes blanches posées sur la lagune » ou comme Boris Taslitzky saisi par le kaléidoscope d’aspects mouvants présenté par la géhenne du « petit camp ». Mais que l’on veuille aujourd’hui faire œuvre avec les peignes, les bols et les cuillères des détenus récupérés dans la décharge, on l’admet plus difficilement. Ceux-là même qui recueillent ces objets, les nettoient, les archivent, les exposent ou organisent l’exposition qui leur est ici consacrée s’interrogent, comme le directeur du musée, Volkhard Knigge, devant la caméra d’Esther Shalev-Gerz : l’aura même de ces objets, la manière dont, selon la définition benjaminienne, ils nous rendent comme pour la première fois présent un absolument lointain ne les met-elle pas hors de l’art ?
La réponse est prise en fait dans une dialectique singulière. Car vouloir les tenir à l’écart de l’art, c’est en faire des reliques ou des fétiches : objets sacrés pétrifiés dans leur rapport à l’entreprise de mort. Et la marchandise est toujours proche du fétiche : dès lors que la présence de ces objets est nécessaire aux lieux de mémoire, ceux qui n’en ont pas doivent en acheter, et les cuillères rouillées des morts deviennent elles aussi des objets qui ont un prix. Pour leur éviter ce statut d’objets balancés entre la relique et la marchandise, il faut les rendre lisibles. Mais les rendre lisibles, ce n’est pas seulement les identifier. Ou plutôt l’identification elle-même ne se sépare pas d’un travail d’artiste : un travail de recherche et d’imagination conjoints qui fasse parler cette inscription russe sur le bol dont la propriété est affirmée mais aussi qui laisse son ambiguïté à ce « Tzigane » qui peut être aussi bien le signataire de l’inscription que son destinataire, réel ou imaginaire ; une histoire de destins parallèles qui se dessine autour de ce bol qui porte deux noms de « propriétaire » : le nom français d’un détenu qui a survécu, le nom tchèque d’un autre, venu de l’Est et mort à Bergen-Belsen. Refuser ces objets à la simple jouissance esthétique comme à la dévotion devant les victimes du crime irréparable, c’est les confier à l’imagination historienne. Mais aussi les rendre lisibles, c’est les faire voir comme le produit de l’art de faire et de l’art de vivre de ceux qui les ont détournés, ornés, signés. C’est à cet art d’abord qu’il convient de rendre hommage. Et c’est pourquoi il est légitime de les confier entre autres à une artiste d’aujourd’hui.
Entre autres : une artiste parmi d’autres artistes : ceux qui ont fait ces objets, ceux qui se soucient aujourd’hui de les archiver et de les exposer, ceux qui porteront un regard ou une oreille neuve à l’assemblage proposé. Mais aussi une artiste dont tout le travail est de tirer les objets, les images, les voix de leur solitude, de multiplier par la circulation le potentiel qu’ils recèlent. La loi du deux, celle de l’intervalle et du déplacement gouverne le dispositif inventé ici par Esther Shalev-Gerz aussi rigoureusement que ses précédentes installations. C’est d’abord pourquoi elle expose non les objets mais leurs images multipliées. Vingt-cinq images d’objets, dont chacune est une image double : le même fer à repasser vu de l’intérieur ou de l’extérieur, le même bol selon deux angles différents, le même chausson à l’endroit et à l’envers. L’artiste ici semble exactement contrevenir au commandement de Robert Bresson au cinéaste : « Ne pas montrer tous les côtés des choses. »([[Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Folio/Gallimard, 1995, p. 104.) C’est au prix de tenir écartés les « morceaux de nature » captés par la caméra que le metteur en scène entend faire du cinéma un langage. Esther Shalev-Gerz veut aussi que les images obéissent à la loi du langage, celle de l’intervalle. Et c’est pourquoi elle en met toujours deux pour une. Mais aussi elle entend autrement le rapport de l’art et du langage. De même qu’on fait image avec d’autres images, on fait art avec un autre art en dégageant dans un matériau donné – parole humaine ou objet inanimé – ce qui en lui est déjà de l’art, déjà le produit d’une recherche. S’il est nécessaire de montrer un côté puis l’autre, c’est que le « montage » n’est pas l’art réservé du cinéaste. Montrer les « deux côtés » de l’objet, c’est rendre sensible le montage déjà mis en œuvre par l’artiste du camp pour détourner le matériau ou l’objet de sa destination : le chausson dérobé à la couverture et le carton qui lui sert de semelle, la cuillère rouillée et son manche transformé en couteau, etc. Mais ce n’est pas simple affaire de pédagogie. Montrer ce montage, c’est montrer qu’un objet, une image, une parole sont toujours en mouvement, tendus entre un passé et un futur, entre une invention et l’invention nouvelle qu’elle demande à celui ou celle qui les tient dans sa main, à celui ou celle qui en regarde l’image. Ou plutôt l’image de l’art, l’image active n’est pas la forme visible qui reproduit un objet. Elle est toujours entre deux formes. Elle est le travail qui se crée dans leur intervalle.
L’image ne va jamais seule, l’objet non plus. Ce ne sont pas des choses que nous montrent les photographies sur les murs : ce sont des présentations de choses, des mains qui les tiennent et qui les manipulent. L’éclat un peu trop « artistique » au premier abord de ce bol ciselé qui semble quelque pièce rare exhumée d’une sépulture étrusque, de cet autre bol tenu dans la paume d’une main presque comme un calice, c’est celui d’un lien affirmé entre le présent et le passé, entre le geste attentif d’aujourd’hui et celui d’hier, un lien affirmé comme toujours dans l’écart, sensible ici entre la brillance de l’éclat métallique et la matité rose et rugueuse des doigts. Les choses ne parlent que montrées, transformées par un nouveau montage, par un nouveau travail de la pensée et un nouveau risque des corps. Les cinq interviews vidéo disposées sur le fer à cheval au centre de la pièce font parler ces mains, elles leur donnent un corps pensant qui fait parler les choses. Les mains de l’historien Harry miment la fragilité de l’objet longtemps énigmatique qu’il tient dans sa main – une charnière métallique qui s’est révélée être une partie séparée d’une pochette métallique destinée à garder des papiers d’identité. À un autre moment, elles s’animent pour faire danser devant nos yeux le fragment de peigne dont la fabrication était assimilable à un acte de sabotage ou pour démontrer ce qu’a de « sensationnel » le manche d’aluminium riveté à la brosse à dents cassée. Entre l’art des détenus et celui de l’artiste, il y a cet art de la « leçon de choses » de l’historien ou de l’archéologue. Mais cette leçon de choses n’hésite pas à mettre elle-même en doute son opportunité : au terme de la gymnastique passionnée par laquelle ses mains ont « fait parler » les objets, l’historien se demande s’il ne faudrait pas séparer les mots des choses, mettre une loupe à côté des objets et renvoyer les explications à un autre étage.
Une raison de séparer toujours se contrebalance d’une raison de relier : il y a peu à voir ici, dit Ronald, l’archéologue, sur le terrain du champ de fouilles. Il faut donc imaginer pour rendre les objets lisibles. Et c’est ce qu’il fait, dans son bureau, en tournant et retournant ce bol aux deux noms et en reconstituant l’histoire vraie de ces deux possesseurs qui ne se sont peut-être jamais rencontrés que par leurs inscriptions sur le métal. Pas trop d’art, dit Knigge. Il ne s’agit pas de susciter l’admiration pieuse devant des objets, mais de lutter contre la seconde négation, celle de la négligence, en raccordant notre présent à cet autre présent. C’est pourquoi il parle, lui, sans objets dans les mains, mais dans l’ancienne salle des machines qui est tout ce qui reste des bâtiments concentrationnaires. Lier et délier, ce sont les deux opérations complémentaires et contradictoires que résument les attitudes de Rosemarie la restauratrice et de Naomi la photographe. Ici on peut toucher l’histoire, dit la première, manipulant les objets, au sein de son laboratoire. Et nous la croyons d’autant plus que pendant un assez long temps la caméra ne nous montre que ses mains qui nous démontrent l’art investi dans la fabrication de la cuillère, du chausson ou de la bague araignée avant de remonter un instant sur son visage qu’elle quitte bientôt pour se concentrer sur un peigne. Et son discours s’inscrit tout entier dans le travail d’art que représente la sauvegarde et l’archivage des objets. Celui-ci donne en effet lieu à une autre procédure de transmission. Les élèves des écoles viennent y travailler : nettoyer, étiqueter, décrire sur le registre où tout est noté de ce qu’on sait sur les objets. C’est encore, à sa manière, une œuvre d’art que ce registre, bien divisé en cases et où se trouve dessiné, avec indication de ses dimensions, chaque objet, jusqu’à la pièce d’un Pfennig, semblable à tout autre, ou au bouton quelconque. L’élève qui a ainsi adopté son objet a pu même inscrire son nom sur le registre, y ajouter sa signature d’artiste de la mémoire. Ce n’est pas à titre de simple document que les photos ou la vidéo nous font admirer l’ordonnance des pages. L’on a le sentiment que la disposition à la fois individualisée et double des photos, comme le renvoi entre l’image et la parole pratiqué par l’installation d’Esther Shalev-Gerz s’inscrit elle aussi dans la continuité de cet art méticuleux du registre.
Mais elle reprend tout autant à son compte l’interrogation suspensive de Naomi la photographe qui est aussi l’Israélienne. C’est en Israël en effet que celle-ci avait commencé à archiver, à Yad Vashem, les objets provenant des camps et à les photographier selon un principe bressonien de séparation. Elle voulait en effet les arracher à leur univers de nuit et de brouillard en même temps qu’à leur statut de reliques sacrées. Aussi avait-elle imaginé de les photographier d’une manière neutre sur un fond blanc, comme pour des photos d’identité judiciaire. La vidéo nous la présente devant les séries ainsi obtenues : lunettes cassées ou blaireaux. Mais elle nous dit aussitôt son trouble à filmer ainsi les objets qui touchent au corps. Elle nous le dit par ses paroles mais aussi avec ses mains qui miment bizarrement le contact du blaireau avec une peau barbue. Mais à ce rapprochement succède le souci de rendre aux objets leur distance et leur énigme. Ils sont comme ces coquillages au milieu desquels on marche sur le sable. Ils ne donnent pas de réponse. Comme pour le monument invisible, la réponse est en nous. Il faut inventer une manière d’être avec eux qui est aussi une manière de les mettre entre nous, de constituer une communauté d’intervalles. Parler des objets de Buchenwald engage le même art que pour parler du passage du Chili ou de Turquie dans les faubourgs de Stockholm, de Ceylan ou de Mauritanie dans ceux de Paris. Il s’agit toujours de savoir comment on se comporte avec les objets, comment on se comporte avec les images et les voix, comment on traite le fait d’être entre. Naomi nous explique comment le rapport avec ces objets a développé en elle le sens de la tolérance. Il ne faut pas entendre cela simplement comme le bienfait moral apporté par un travail artistique. Précisément l’un et l’autre ne se séparent pas. Certains souhaitent que l’art inscrive sous une forme indélébile la mémoire des horreurs du siècle. D’autres veulent qu’il aide les hommes d’aujourd’hui à se comprendre dans la diversité de leurs cultures. D’autres encore nous expliquent que l’art aujourd’hui produit – ou doit produire – non plus des œuvres pour des amateurs mais des nouvelles formes de relations sociales pour tous. Mais l’art ne travaille pas pour rendre les contemporains responsables à l’égard du passé ou pour construire des rapports meilleurs entre les différentes communautés. Il est un exercice de cette responsabilité ou de cette construction. Il l’est dans la mesure où il prend dans son égalité propre les diverses sortes d’arts qui produisent des objets et des images, de la résistance et de la mémoire. Il ne se dissout pas en relations sociales. Il construit des formes effectives de communauté : des communautés entre objets et images, entre images et voix, entre visages et paroles qui tissent des rapports entre des passés et un présent, entre des espaces lointains et un lieu d’exposition. Ces communautés n’assemblent qu’au prix de séparer, ne rapprochent qu’au prix de créer de la distance. Mais séparer, créer de la distance, c’est aussi mettre les mots, les images et les choses dans une communauté plus large des actes de pensée et de création, de parole et d’écoute qui s’appellent et se répondent. Ce n’est pas développer des bons sentiments chez les spectateurs, c’est les convier à entrer dans le processus continué de création de ces communautés sensibles. Ce n’est pas proclamer que tous sont artistes. C’est dire que toujours l’art vit de l’art qu’il transforme et de celui qu’il suscite à son tour.
« Séparés, on est ensemble. » La formule est de Mallarmé, dans le poème en prose intitulé « Le nénuphar blanc ». On la croit parfois propre à un art enfermé dans la solitude glaciale de l’œuvre traitant des sensations raffinées des esthètes à l’usage des mêmes esthètes. Les installations d’Esther Shalev-Gerz montrent au contraire qu’elle trouve sa pleine application dans le cas d’un art qui s’attache à faire vivre aujourd’hui la mémoire des histoires et des tragédies collectives. La solitude de l’œuvre est toujours la construction d’une communauté sensible qui se prolonge au-delà d’elle-même en créant des formes plus larges de communauté. Mais la réciproque est tout autant vraie. Ensemble, on est séparés. Il n’y a pas d’œuvre d’art vivante ou totale qui s’identifierait à la grande communauté unie par un même souffle ou une même vision. Les seules communautés qui valent sont les communautés partielles et toujours aléatoires qui se construisent dans l’attention qu’une oreille prête à une voix, qu’un regard porte sur une image, une pensée sur un objet, dans le croisement des paroles et des écoutes attentives aux histoires des uns et des autres, dans la multiplication des petites inventions, toujours menacées de se perdre dans la banalité des objets ou des images si des inventions nouvelles ne réveillent pas le potentiel qui est en elles. Ce n’est pas affaire de bons sentiments. C’est affaire d’art, c’est-à-dire de travail et de recherche pour donner une forme singulière à la capacité de faire et de dire qui appartient à tous.