« Vertige d’une autre voie japonaise : Tokyo renonçant à être la
capitale de l’Est du capitalisme occidental pour devenir la capitale du
Nord de l’émancipation du Tiers Monde »Des[[Texte daté manuscritement par Félix Guattari du 2 janvier 1986. Publié en japonais sous le titre « Hokoritakaki Tokyo » in Guattari, Gen Hiraï, Akira Asada, Kenichi Takeda, Tokyo Gekijou : Gatari, Tokyo wo yuku, UPU, 1986. Merci aux enfants de Félix Guattari d’avoir autorisé la publication de ce texte. Merci également à Olivier Corpet et José Ruiz. cubes lumineux au sommet des buildings[[Référence à une architecture, Kirin Plaza, construite par Shin Takamatsu à Osaka.. Pour baliser le ciel, interpeller les dieux ? Plus sûrement par orgueil, à la manière des tours médiévales de Bologne.
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Cette inimitable attention de votre interlocuteur japonais qui, tout à coup, vous fait vous sentir digne de considération et vous induit à la tentation mimétique – irrésistible quoique sans espoir – d’appréhender l’autre sous l’angle d’une nouvelle douceur.
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Puis, au détour d’une insaisissable transgression, le rejet et l’abandon sur les rivages d’une ultime vacuité. Orgueil, douceur et violence à fleur de regard.
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Paradoxe des valeurs féminines et maternelles omniprésentes mais si rigoureusement circonscrites et refoulées. Ostentation de leur répression.
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Les high ways, par trois étages de béton, qui enjambent la ville-mosaïque, cuisses écartées à la façon des héros kabuki écrasant tout sur leur passage. Le parachutage quotidien des mille habitants supplémentaires et des cent entreprises conquérantes ; le laminage absurde du patrimoine urbain.
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Au risque de leur vie, je ne sais combien d’ « alpinistes » gravissent, chaque année, les pentes les plus inaccessibles de l’Himalaya. Je me souviens seulement que plus de la moitié d’entre eux sont japonais.
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Qu’est-ce qui fait courir les japonais ? L’attrait du gain et du luxe, la crainte du manque marquée du fer dans les mémoires, ou d’abord la passion d’ « être dans le coup », ce que j’appelle : l’eros machinique !
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Devenir enfant du Japon ; devenir japonais de nos futures enfances.
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À ne surtout pas confondre avec l’infantilisme capitalistique et ses zones d’hystérie collective telles que le syndrome du puérilisme « kawaii », la lecture-drogue des Mangas ou l’envahissement de la musique-loukum – à mon gré, la pire des pollutions.
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Toutes les vogues de l’Occident ont gagné, sans résistance, les rivages de ces îles. Mais jamais la vague de la culpabilité judéo-chrétienne qui irrigue notre « esprit du capitalisme », n’est parvenue à les submerger. Le capitalisme japonais serait-il un mutant, résultat du croisement monstrueux entre les puissances animistes héritées du féodalisme – dès l’époque des régimes du « Baku-han » – et les puissances machiniques de la modernité auxquelles, ici, tout paraît devoir faire retour ?
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Intériorités extranéisées ; extériorités rebelles aux réductions signifiantes univoques. Peuple des surfaces engendrant de nouvelles profondeurs, de sorte que le dedans et le dehors n’entretiennent plus les rapports d’opposition exclusive auxquels les occidentaux sont accoutumés et que les matières signalétiques propres à la texture de la subjectivité se trouvent inextricablement liées aux composantes énergético-spatio-temporelles du tissu urbain.
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Malgré les boursouflures cancéreuses qui menacent à tout instant de l’étouffer, Tokyo laisse transparaître, sous de multiples aspects, ses anciens territoires existentiels et ses affinités ancestrales entre micro-cosme et macro-cosme. C’est apparent au niveau de ses configurations primaires – dont une admirable exploration onirique nous a été proposée par Abé Kôbô dans son roman Le plan déchiqueté – comme dans le comportement moléculaire de ses foules qui paraissent traiter les espaces publics comme autant de domaines privés.
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Suffirait-il de dire que les anciennes surfaces du Yin et du Yang, du cru et du cuit, de l’iconicité analogique et de la discursivité « digitale » parviennent encore à entrer dans le prolongement les unes des autres ? Ou encore que le cerveau japonais accommode, aujourd’hui, son côté droit ou tout autre fadaise boiteuse et malfaisante à laquelle se complaisent nombre d’anthropologues ?
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Des approches différentes, moins archaïsantes, moins simplificatives, pourraient peut-être nous ouvrir à une meilleure intelligibilité de la figure présente de cet orgueil japonais, de cette affirmation manichéiste qu’on voit partout affleurer dans le phallocratisme régnant, dans une volonté d’exploit poussée, quelquefois jusqu’à l’absurde, dans cette puissance tyrannique de la honte associée à toute infraction aux signes extérieurs de la conformité dominante.
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Et si ce culte de la norme, ce « canonisme » cultivé comme des beaux arts, recelait une hétérodoxie foncière, de secrètes dissidences ? Et s’il n’était que le masque et le support de voies de singularisations imperceptibles – à tout le moins aux regards occidentaux ?
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Mandalas déterritorialisés des gestes intimes de la similitude ; jouissances inavouables du respect de l’étiquette, de la ponctualité, de la soumission aux rituels qui évacuent le vague à l’âme, circonscrivent l’errance de l’intentionnalité floue… Petites différences à partir desquelles prolifèrent – loin des équilibres moîques (sic) – les grandes projectualités collectives.
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Mais piège, aussi bien, des ces machineries capitalistiques moléculaires qui, pour détourner provisoirement les élites japonaises de l’hédonisme territorialisé des bourgeoisies historiques, ne les en menacent pas moins de sombrer une fois encore, dans une volonté de puissance mortifère.
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À l’invitation du « Comité d’action et d’entraide » de Sanya[[Sanya est un district de Tokyo où vivent de nombreux sans abris., pèlerinage au lieu où les Yakuzas assassinèrent Mitsuo Sato, ce cinéaste progressiste qui enquêtait sur le Japon des non-garantis, des précaires et des réfractaires.
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Remarque d’Abé Kôbô sur le fait que Sanya est peut-être moins représentatif d’une misère absolue que d’un refus sans appel de l’ordre existant. Lui même déclare qu’il se voudrait « digne de Sanya ».
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Vertige d’une autre voie japonaise : Tokyo renonçant à être la capitale de l’Est du capitalisme occidental pour devenir la capitale du Nord de l’émancipation du Tiers Monde.

Source : Fonds Félix Guattari, Archives IMEC. © Enfants Guattari