Une faiblesse de la pensée, en particulier de la pensée critique, consiste à considérer les choses d’une manière binaire : c’est soi ça, soit ça. C’est en particulier le cas quand on essaie de comprendre comment fonctionnent les rationalités qui façonnent la manière dont se produit le savoir ou s’exerce le pouvoir. L’idée simpliste qui prévaut comme un réflexe est qu’il ne peut y avoir qu’une seule rationalité à la fois, une seule rationalité qui caractérise un dispositif, une institution ou notre époque.
C’est ici qu’une méthode d’inspiration foucaldienne peut nous être d’une grande utilité, alors même que ce réflexe binaire est malheureusement très présent dans les lectures et utilisations du travail critique de Foucault. Il est vrai que Foucault tente de situer et décrire des grandes couches de rationalités du savoir et du pouvoir. Il propose ainsi plusieurs séquençages et plusieurs découpages propres à modéliser les rationalités qui peuvent rendre compte de notre actualité. Dans une des dernières modélisations, cela donne un triptyque dont la formulation la plus simple est la suivante : un pouvoir de souveraineté qui se caractérise par le point fixe de la loi codant des interdits et fonctionnant au jugement. Un pouvoir disciplinaire qui impose des conduites selon des règles et fonctionne à la surveillance. Et un pouvoir de régulation qui pilote en temps réel le flux de ce qui arrive et qui fonctionne à la gestion. Foucault s’efforce de distinguer ces trois grandes technologies de pouvoir, aussi en les situant chronologiquement. Ce qui peut donner une lecture mutilée selon laquelle ces trois rationalités s’excluent l’une l’autre et caractérisent chacune une époque relativement précise : la souveraineté d’Ancien Régime, la discipline moderne de la révolution industrielle et la gestion cybernétique postmoderne de la « troisième révolution industrielle » (informationnelle).
Or, la méthode foucaldienne devrait nous amener à de toutes autres réflexions : « Ce qui va changer, c’est la dominante ou plus exactement le système de corrélation entre les mécanismes juridico-légaux, les mécanismes disciplinaires et les mécanismes de sécurité. » L’effort de discrimination des différentes logiques qui structurent notre présent ne doit surtout pas servir à trouver l’Un, à isoler la rationalité qui rend compte de ce que nous sommes, au contraire, il doit servir à permettre une description de l’agencement complexe et mobile de systèmes de pensée et d’action (aux finalités, concepts, moyens, institutions, acteurs etc.) hétérogènes. Non pas simplement pour le plaisir de la connaissance, mais parce que la description de cette complexité permet de repérer des effets d’illusions et d’oppression qui resteraient, sans cela, largement inaperçus ou incompréhensibles.
Et c’est ainsi qu’il faut aborder la rationalité pénale actuelle. Là aussi les réflexes binaires sont fréquents. On peut repérer des rationalités pénales différentes, voire opposées. Il y aurait en particulier une rationalité classique rétributive et symbolique. La peine est une punition après coup d’un acte compris comme la désobéissance volontaire d’un citoyen soumis aux lois du contrat social, elle doit régler la dette politique qu’il a ainsi contractée et réaffirmer la force des valeurs communes. Cette logique rétributive rentrerait en conflit direct avec une rationalité utilitariste et pragmatique. La peine n’en est plus vraiment une, elle devient une mesure de sûreté en fonction de la dangerosité des individus, mesure qui doit prévenir de nouveaux actes dommageables pour la société ou des victimes potentielles. On peut constater des affrontements réguliers entre les deux rationalités dans l’histoire du système pénal depuis la fin du xviiie siècle, mais la question reviendrait toujours à savoir qui l’emporte de l’une ou de l’autre, tant il est difficile d’en penser la collaboration effective.
Ces vieux débats sont toujours d’actualité et connaissent quelques rebondissements à l’occasion d’importantes réformes judiciaires. La toile de fond en est le développement de ce que Foucault diagnostiquait, déjà au milieu des années 1970, comme un complexe « juridico-médical » à partir du jeu de l’expertise psychiatrique dans le procès pénal, jeu qui décale l’objet de la punition du délit vers la personnalité du délinquant. Ce décalage, que certains ont perçu comme une « humanisation du procès pénal », a stimulé une pensée épidémiologique de la délinquance dans laquelle il s’agit d’évaluer et de traiter des risques de passage à l’acte, essentiellement pour des faits de violence (et pas pour des faits de délinquance financière ou politique ! bien entendu). L’aboutissement de cette médicalisation est le développement de mesures de sûreté qui se distinguent du régime pénal en ce qu’elles ne sont pas déclenchées et légitimées par une infraction au code mais par l’évaluation d’un état de dangerosité. Corrélativement, elles ne débouchent pas sur une peine dont la durée est déterminée par le code, mais est indéterminée (ou peu déterminée), se réglant sur l’évolution du cas, comme en médecine. Parmi ces mesures, on trouve le suivi socio-judiciaire, la surveillance judiciaire et la surveillance de sûreté – avec comme points communs un contrôle post-carcéral selon des obligations variables dont la possibilité d’une surveillance électronique GPS et d’une obligation de soin. Quant à la rétention de sûreté qui devait être un enfermement à durée indéterminée, elle devrait être abandonnée. Mais il faut comprendre que l’approche en termes de risques a colonisé l’ensemble de la chaîne pénale, en particulier les services d’application des peines dont la prévention de la récidive est devenu l’alpha et l’oméga.
Dès lors, on pourrait croire que la rationalité sécuritaire pragmatique et scientiste l’a emporté sur la rationalité pénale politique et symbolique. Ce n’est pas du tout le cas. Les formes postmodernes de la peine continuent d’être légitimées par la loi dans son fonctionnement classique. D’un côté, le code pénal repose toujours sur une pensée classique de la responsabilité et de la réponse sociale, de l’autre, les mesures de sûreté, l’inflexion sécuritaire dans son ensemble, ont besoin de la légitimation « par le peuple » (même si c’est une blague) que représente le code. Mais, inversement, la loi, en particulier sous son versant pénal, ne peut plus fonctionner seule. Ce que Foucault nomme « l’angoisse de juger », symptôme d’une crise de légitimité de la justice, appelle d’autres sources de légitimité, en l’occurrence « la science » ou ce qui s’en prévaut, c’est-à-dire la criminologie, devenue largement une « épidémiologie » du risque criminel. En tout cas, c’est le but qu’elle se pose et qui la justifie, mais qu’elle avoue sans cesse ne pas atteindre. La criminologie se légitime dans le présent de ses progrès futurs, largement hypothétiques.
Disons le autrement, le pouvoir de punir classique en crise, qui ne peut plus se légitimer lui-même (du fait certainement que sa source, c’est-à-dire le contrat social, est devenu pour tous aussi convaincant qu’une émission de télé-réalité), se consolide à l’aide d’une rationalité tout à fait différente basée sur l’exactitude et l’efficience. On ne peut plus punir seulement selon l’arbitraire du code, donc on va « traiter » selon l’objectivité de la science. Non plus punir selon les interdits collectifs, mais selon ce qui marche. Premier problème donc : comment une rationalité de l’efficience peut-elle légitimer une rationalité symbolique de la rétribution ?
Cependant, le problème se dédouble, et c’est cela qui est important, parce qu’en fait la rationalité qui doit sauver la loi est elle-même « en crise », ou fragile, de son propre aveu ! L’expertise psychiatrique devenue, bon gré mal gré, prétention de prévision du passage à l’acte, avoue régulièrement son incapacité en ce domaine. On dit que l’on pourrait le faire, mais à l’aide de plus de moyens et d’une réorientation sur des outils statistiques, à la place ou en plus de l’approche clinique etc. On avoue que l’on ne peut pas prédire d’une manière satisfaisante les risques d’un futur passage à l’acte d’une personne, mais on promeut, on promulgue, on fait quand même fonctionner des dispositifs qui s’appuient entièrement sur cette évaluation. Au final, les décisions d’imposer un régime de contrainte en fonction de cette « dangerosité » sont prévues par le code et prises par des juges. L’exactitude et l’efficience ne sont pas mesurées selon une rationalité techno-scientifique mais postulées par des décisions de justice.
Si l’on reprend le triptyque foucaldien de ce point de vue, on voit bien que la gestion des risques n’a pas remplacé la prison disciplinaire qui n’a pas remplacé le fonctionnement classique de la loi. Formellement, la loi pénale s’autorise de la souveraineté du peuple, la prison de son action disciplinaire (encore et toujours « Surveiller et punir ») et la gestion des risques de son efficacité préventive. Or, la souveraineté du peuple est une jolie coquille vide, la prison fabrique de la récidive et la gestion des risques ne peut pas rendre compte de ce qu’elle fait. Si l’on est attentif au « système de corrélation » entre ces rationalités, on s’aperçoit qu’en réalité : la loi légitime l’action pragmatique de dressage et de prévention, que le dressage est légitimé par une prévention hypothétique de la récidive, que la prévention légitime la loi (réagir aux faits divers) autant qu’elle est en fait justifiée par le dressage punitif qu’elle exerce (dimension afflictive pour l’opinion).
Ce qui se produit est donc une légitimation croisée très étrange, mais proprement postmoderne (éclectique et sans centre de gravité), dans laquelle des rationalités de pensée et d’action hétérogènes et largement incompatibles logiquement se soutiennent l’une l’autre. Et c’est précisément là qu’un nouvel arbitraire se glisse. Cet éclectisme produit des décisions contraignantes dont la source de légitimité est inassignable : ni le peuple, ni la science, mais un simple fait qui s’autorise de lui-même. Corrélativement, elles réactivent comme une logique souveraine de la « dette infinie ». Le décalage décisif de l’infraction constatée au soupçon inféré produit une extension indéfinie de la surveillance, du contrôle et de la coercition. Si l’on en reste à une perception formelle du régime des mesures de sûreté, il ne s’agit pas là d’une logique de la dette mais du traitement. Seulement, ces mesures étant indissociables d’une logique pénale (selon leur objet, leur espace, leur temporalité et les modalités de prise en charge), le temps indéfini du traitement est aussi une manière détournée de continuer à payer pour l’infraction initiale et, par extension, de payer pour ce que l’on risque de faire. La dette finie de l’infraction s’articulant avec le traitement indéfini de l’anormalité produit cet objet nouveau : la dette infinie d’une peine-traitement.