Au vu de certains usages qu’il en fait, Machiavel se rit de la tradition. Mais une fois ceci indiqué, la question est de savoir si ce rire est autre chose qu’un effet de style ou un effet d’humeur, ou plutôt si ce type d’effet, considéré habituellement comme bien peu essentiel, ne serait pas inévitable eu égard à ce dont Machiavel traite. Et de la sorte, il s’avérera peut-être que c’est de la philosophie elle-même que Machiavel devait nécessairement rire.
Plusieurs passages célèbres du texte machiavélien consistent exclusivement dans l’usage inversé qu’ils mettent en place de quelques « vérités » du discours théologique et / ou politique. Ainsi, quand il cherche à définir les qualités du « prince nouveau », et plus particulièrement les cruautés par lesquelles il doit, tel Philippe de Macédoine, « rendre toute chose nouvelle », Machiavel prend l’exemple de David, fondateur parmi les fondateurs, qui « combla de biens les affamés et renvoya les riches sans rien »[1]. Machiavel cite ainsi l’évangile (Luc, I, 53) de manière, semble-t-il, à renforcer à l’extrême sa prescription d’une rupture radicale avec l’ordre des choses établies. Mais il attribue ainsi à un roi ce que l’évangile imputait à Dieu ; Leo Strauss a beau jeu de considérer ou de condamner ce déplacement comme un « gigantesque blasphème » absolument central dans l’œuvre du Florentin[2] . Machiavel s’attachait ainsi à « confondre » de la manière la plus efficace tous les langages et leur tentative de répartition stable et définitive du bien et du mal, de telle sorte que la rupture prescrite pouvait devenir aussi originaire que possible.
Toute son analyse « du bon ou du mauvais usage » du mal et des cruautés fonctionne sur cette même base qui lui permet de tester « si du mal on peut dire du bien » (se del male è lecito dire bene), ce qui veut dire aussi « du mal on peut bien dire », on peut bien ou correctement parler (Principe VIII, p. 270). Qu’il s’agisse de pointer le danger d’un usage modéré de la cruauté (Disc. I, 26 et 27), celui de la neutralité (Princ. XXI et Disc. II, 23) ou celui de la prudence et de la circonspection (Princ. III et XXV), Machiavel se joue chaque fois du topos grec de la vertu du juste milieu, ou du moins d’une certaine lecture d’Aristote (Eth. Nic., II, 6 et II, 8), selon laquelle la médiété se comprend comme moyenne ou comme modération, c’est-à-dire à ses yeux comme irrésolution, mais aussi et surtout comme solution rationnelle déjà définie à tout problème : les hommes, qui ne sont jamais « parfaitement bons », ne parviennent même pas à avoir le courage d’être « honorablement méchants » (Disc. I, 27), et ce parce qu’ils restent attachés à « certaines voies moyennes, qui sont les plus dommageables » (Disc. I, 26).
L’idée même du péché peut alors être travestie par Machiavel : la facilité avec laquelle les armées françaises de Charles VIII prirent l’Italie trouve bien sa cause dans « nos péchés », comme le disent certains (Machiavel pense certainement ici à Savonarole, mais on retrouve cette idée dans l’ensemble de la tradition augustinienne, et elle est aussi bien relayée, à cette même époque, par Érasme ou Luther) : mais ces « péchés » ne sont pas ceux auxquels « croyait » par exemple Savonarole ; ce sont ceux que Machiavel dit avoir « racontés » (Princ. XII), c’est-à-dire avant tout le fait de ne pas prendre en considération le caractère politique des armes.
Rien de bien original dans ces quelques déplacements (par rapport à l’acteur légitime des évangiles, à la médiété aristotélicienne, ou au discours augustinien sur la guerre) produits par Machiavel et dont la liste pourrait être bien plus longue, sinon qu’ils permettent (Strauss l’avait bien noté à propos de ce « blasphème » mentionné ci-dessus) chaque fois de cerner les thèses les plus radicales de Machiavel : la question d’une analyse originaire du politique, considéré donc comme organisation du nouveau, celle des usages du mal (avec la confusion des catégories bien / mal qui en résulte, et la mise en avant d’une morale de l’excès), celle du lien essentiel entre armes et liberté (et donc de la prise en considération du caractère expansif de la liberté)[3]. La question est de savoir si le fait d’avancer ces arguments par le biais de ces déplacements doit être considéré comme purement rhétorique (un usage de l’humour, de la moquerie). Ou encore si, étant donné le changement de perspective absolu qui en résulte, ces renversements excluent presque qu’on doive encore chercher un sens au-delà du seul résultat de l’acte de renverser : selon cette seconde hypothèse, qui n’exclut pas du tout la première, le rire cette fois méprisant qui accompagne ce type de déplacement relèverait plutôt de l’adieu qu’on peut enfin jeter à la figure d’anciennes divinités, lesquelles par définition ne peuvent même pas accueillir cet adieu, sinon par le biais des superstitieux qui persistent à s’y référer.
Or il semble bien qu’on doive expliquer différemment ces références à quelques répartitions fondatrices de la pensée politique, c’est-à-dire en montrant combien l’appel que Machiavel fait à elles repose en fait sur un ressort tout à fait singulier et efficace de sa pensée : Machiavel amène les éléments centraux de sa pensée en mimant ou singeant ce qu’il prend ainsi à revers ; mais ce qu’il prend ainsi à revers, et qui a donc été singé dans son texte, est de la sorte pris en considération comme inscrit dans les cœurs et les affects des hommes, et comme devant être combattu ou renversé à ce titre-là. Et c’est à cette fin que le rire était nécessaire.
Ceci apparaît tout clairement à la lecture d’un des passages dans lesquels il met en place sa thèse fondamentale sur la productivité des divisions et des conflits qui minent tout corps politique, conflits qui, on le sait, sont pour Machiavel porteurs des bonnes institutions ; j’insisterai seulement sur la radicalité de cette thèse machiavélienne qu’il convient de lire pour ce qu’elle est, c’est-à-dire non pas comme l’idée que la loi ou l’ordre seraient la solution des dissensions, mais bel et bien comme la tentative de penser l’ordre dans le désordre, inscrit en lui, avec l’exigence qui en découle d’un certain maintien du désordre. Tournons-nous vers l’un des passages dans lequel cette exigence est mise en avant. Machiavel écrit : « je dis combien chaque cité doit développer les moyens pour que le peuple puisse donner libre cours[4] à son ambition, et surtout ces cités qui, pour les choses importantes, reposent sur le peuple ». Mais cette affirmation sans détour du caractère véritablement ontologique du conflit[5] en ce qu’il découle d’une fougue qui ne peut être réprimée, a réclamé, immédiatement avant dans le texte, le détour par l’expression de la voix commune, singée par Machiavel : « et si quelqu’un disait : ces moyens sont extraordinaires, presque affreux, entendre le peuple uni crier contre le sénat, et le sénat contre le peuple, tous courant tumultueusement dans les rues, devoir fermer les boutiques, voir la plèbe s’enfuir de Rome, toute chose qui épouvante déjà celui qui les lit » (Disc. I, 4). Derrière ce personnage imaginaire qui exprime la voix commune, on retrouve précisément chacun des présupposés de la tradition par lesquels cette dernière s’est toujours empêchée de percevoir la fertilité de l’histoire mouvementée et conflictuelle de la république romaine : obsession de la concorde qui seule permet de juger des institutions, idée que la paix est la seule justification de la guerre, représentation du politique et de la vertu comme les possibles fruits d’une réflexion théorique, espoir de dessiner des ordres définitifs… tout cela, par lequel se définit traditionnellement la relation de la philosophie au politique et que Machiavel déconstruit un peu partout dans ses écrits, est réduit ici à la seule affirmation d’une épouvante, d’une crainte, une crainte dont on ne peut que rire ou qu’on ne peut que singer : la peur du désordre et de la division, lesquels ne pourraient être comme tels politiques. La peur, qui s’impose même devant des choses écrites, définit ce qu’est le politique du philosophe. La thèse machiavélienne sur la capacité des dissensions à produire de l’ordre ne peut s’exprimer ultimement dans toute sa radicalité (c’est-à-dire en refusant de voir encore dans l’ordre la solution du désordre, ou dans le désordre la condition « à dépasser » du désordre) qu’en singeant la crainte qui justifie seule l’obsession de la concorde et le refus de considérer les bons effets des divisions, en singeant donc la philosophie politique elle-même.
Or s’il s’agit là véritablement d’un rire matérialiste, c’est parce que s’y exprime aussi l’impossibilité du dialogue. C’est en effet le potentiel philosophique du dialogue socratique qui est pareillement réduit à néant en étant lui aussi mimé dans le passage qui vient d’être cité : là où l’un, le philosophe peureux, dit que ces désordres sont effrayants, et qu’ils ne peuvent donc être politiques, Machiavel répond simplement que c’est précisément cela la politique. Le rire qui s’impose dans le dialogue où l’épouvante est devenue l’argument du philosophe, témoigne ainsi des limites mêmes du dialogue comme organisation du discours philosophique : ce que Machiavel tente de faire émerger comme chose politique à part entière — humeur, division, conflit, expansion, corruption… — c’est précisément ce que veulent gommer ou effacer les multiples tentatives — jusqu’au voile d’ignorance rawlsien ou à la communication non perturbée habermassienne — de fondation dialogique du politique.
Notes
[ 1] Machiavel, Discorsi sopra la prima Deca di Toto Livio, Livre I, Chapitre 26, je traduis.
[ 2] Leo Strauss, Pensées sur Machiavel, traduit de l’anglais par Michel-Pierre Edmond et Thomas Stern, Payot, 1982, p. 77.
[ 3] Sur ces différents points voir mes livres Violence de la loi à la Renaissance. L’originaire du politique chez Machiavel et Montaigne, Kimé, 2000 et Souveraineté, droit et gouvernementalité. Lectures du politique à partir de Bodin, Léo Scheer, 2005.
[ 4] Sfogare, mot difficilement traduisible composé d’un verbe dérivé de foga, la fougue, précédé du préfixe négatif « s », et qu’on peut entendre comme l’idée de « vider » (ce qu’on a sur le cœur, sa colère…), de laisser s’exprimer.
[ 5] Et liée à cette idée du caractère ontologique du conflit, nous trouvons celle du caractère expansif de la liberté, puisque Rome, reposant sur le peuple, est tout aussi nécessairement divisée que conquérante.
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