Jusque dans les années 1980, les historiens de l’art travaillant au sein d’institutions européennes et nord-américaines se focalisaient presque exclusivement sur les arts dits « traditionnels » et « pré-modernes » du soi-disant « non-Occident » (non-West). À de rares exceptions près, les spécialistes de l’art africain ou moyen-oriental n’étudiaient guère les artistes ou les œuvres d’art façonnés par la colonisation et la modernisation.
Les peuples « non-occidentaux » qui faisaient l’expérience de la colonisation étaient appréhendés comme des objets, voire des victimes de la colonisation et non pas comme des sujets modernes. Paradoxalement, la grande division de l’histoire de l’art entre domaines d’étude « occidentaux » et « non-occidentaux » reflète toujours une division coloniale du monde entre colonisateur et colonisé. Cependant, à partir de la fin des années 1980, de nouvelles pistes de recherche ont eu un impact sur le domaine. Certains historiens de l’art ont commencé à prendre en compte les perspectives soulevées par la critique postcoloniale pour interroger les présupposés hégémoniques qui réduisaient la production visuelle caractérisée de non‑occidentale à une production, soit immuable, soit en retard sur ou imitative du modernisme occidental et de l’expérimentation des avant-gardes. Les spécialistes et les critiques d’art se sont mis à se demander comment parler de la production culturelle dans ou à partir de territoires anciennement colonisés, sans avoir recours à des présupposés eurocentriques sur « l’altérité » (otherness) fondamentale de l’Afrique et du Moyen-Orient. Conséquence de cette approche, des artistes jusque-là invisibles dans les récits des historiens de l’art sont désormais célébrés comme des cosmopolites transculturels, et des critiques du « coté sombre de la modernité ».
Le présent article aborde ce changement de perspective radical en examinant comment certains chercheurs ont imposé les préoccupations précitées sur l’avant-scène de la recherche intellectuelle.
Au lieu de mener une étude exhaustive, je trace ici une généalogie spécifique de l’identité moderne telle qu’elle a été mise en récit pour les artistes qui ont fait l’expérience du colonialisme. En particulier, je compare la construction de(s) modernisme(s) « africains » et leur relation avec le modernisme moyen-oriental, à l’intérieur des mondes de savoir liés aux institutions d’histoire de l’art nord-atlantiques.
Saisis en tant que sites « non-occidentaux » partageant des histoires et des géographies entremêlées, l’Afrique et le Moyen-Orient se sont constitués en relation (et parfois en réaction) l’un à l’autre. En outre, en tant qu’espaces de recherches qui appellent un engagement sérieux avec l’héritage du colonialisme, tous deux partagent des programmes critiques étroitement liés. En revanche, leur historiographie respective présente également des divergences, puisque les études des modernismes moyen-oriental et africain(s) sont nées respectivement, d’un côté d’un engagement avec le champ de l’histoire de l’Islam, et de l’autre avec le champ « traditionnel » ou « classique » de l’histoire de l’art africain.
Récemment, certaines expositions portant sur la relation entre représentation et colonialité se sont focalisées sur les artistes multimédias contemporains tels que Walid Raad et Yinka Shonibare. Le travail de ces artistes interroge cette relation sans aucun doute, mais le colonialisme et la lutte pour l’indépendance font partie d’un passé que ces artistes n’ont pas vécu personnellement. Ces artistes participent à des expositions éminentes comme la documenta et la Biennale de Venise et leur œuvre multimédia ou post-média renverse sciemment les concepts et le vocabulaire visuels du modernisme. De même, ils subvertissent toute tentative de définir leur pratique par des marqueurs identitaires ou géographiques et sont, par conséquent, souvent qualifiés de transnationaux ou de postnationaux. Mais l’élan initial du mouvement en histoire de l’art se focalisait sur des artistes qui ne jouissent pas d’une telle « distance » vis-à-vis du colonialisme, puisqu’ils pratiquaient à la frontière entre la subjectivité coloniale et la citoyenneté postcoloniale. Pour des artistes comme Farid Belkahia, Skunder Boghossian, Munir Canaan, Uzo Egonu, Paul Guiragossian, Rachid Koraichi, Ernest Mancoba, Ibrahim El Salahi et Jawad Salim, la rencontre coloniale n’a pas été une catégorie historique ou analytique, mais un lieu spécifique d’expériences et de mémoires personnelles.
La première réfutation critique du paradigme de « l’altérité » en histoire de l’art a été de revendiquer pour ces artistes la co-temporalité. Pendant la période coloniale, les artistes et intellectuels basés en Afrique ou au Moyen-Orient analysaient déjà comment leur pratique moderniste se constituait en relation à leur localisation à l’écart de la métropole. Mais jusqu’aux années 1990, les institutions artistiques occidentales ne prenaient pas en compte le(s) modernisme(s) africain(s), arabe(s), moyen-orientaux et/ou transnationaux. Les commissaires d’exposition, critiques et universitaires qui ont été le fer de lance de cette révolution majeure, tels que Salah M. Hassan, Okwui Enwezor, Elizabeth Harney, Chika Okeke-Agulu, Sylvester Ogbechie, Sidney Kasfir, John Picton, Kamal Boulatta, Salwa Mikdadi, Venetia Porter, Nada Shabout et Wijdan Ali ont déployé un éventail de stratégies croisées. Les pratiques intellectuelles et activistes qui encadraient leurs projets ont mené à voir ces arts, jusqu’alors conçus comme simplement imitatifs, comme des pratiques constitutives du modernisme. Le fait d’insister sur la position de sujet moderne de ces artistes provenant d’espaces précédemment colonisés les insérait dans la zone temporelle et interprétative universalisante qu’est le modernisme. Par exemple, Chika Okeke‑Agulu a pu soutenir que « [l’art moderne africain] est avec nous depuis la naissance du modernisme et pourtant… maintes et maintes fois, on a, semble-t-il, éprouvé le besoin de valider son existence dans l’étude de l’art du xxe siècle. De même, Shiva Balaghi déclare : « tout comme les artistes vivant à Paris et à New York, les artistes vivant à Téhéran vivaient, eux aussi, dans “le siècle de la machine, de la vitesse et de l’atome” ».
Cette démarche stratégique ne fait pas qu’intégrer au canon établi, voire désuet, du xxe siècle moderniste des artistes d’Afrique et du Moyen-Orient, ou faire entendre la voix des anciens marginalisés. Un tel déplacement conceptuel s’adresse aussi à – voire alimente, quand bien même à son insu – une relation particulière entre la production culturelle moderne et le colonialisme.
D’un côté, il suggère une transgression révolutionnaire des binarités et des inégalités de l’impérialisme occidental moderne. Cependant, ces critiques sont lancées depuis l’intérieur même du discours de la modernité. La modernité est posée comme mode d’analyse nécessaire pour comprendre des cultures précédemment confinées, par ce même discours de la modernité, à l’extérieur de l’expérience moderne. Par conséquent, le fait d’amener des lieux précédemment colonisés sous la bannière de la modernité crée un terrain où la relation entre colonialisme, décolonisation et nationalisme post-indépendant doit être constamment réévaluée. Les spécialistes travaillant sur le(s) modernisme(s) moyen-oriental et africain comme sujet d’enquête intellectuelle soulèvent des questions fondamentales sur les moyens de libérer l’expérience et la connaissance des normes et des valeurs eurocentriques. Comment peut-on produire un travail intellectuel postcolonial sans perdre de vue le moment historique précis et le lieu de la rencontre coloniale ? Pourquoi est-il particulièrement efficace d’utiliser la catégorie du « moderne » pour contrer les visions ethnocentriques de la culture mondiale, alors que, d’un point de vue historique, l’appareil conceptuel de la mobilisation mondiale qu’est le modernisme est le produit d’une culture impériale qui a rendu possible la colonisation ?
Exposer l’art moderne, ou le problème
de la modernité dans le champ visuel
À partir du début des années 1990, les expositions et leurs catalogues ont servi de tribune principale pour réparer la négligence universitaire dont souffraient les pratiques artistiques modernistes non-occidentales. Les expositions ont également incité un grand public à revoir ses présupposés concernant la production culturelle de l’Afrique et du Moyen-Orient. Les expositions du début et du milieu des années 1990, telles que Creative Impulses/Modern Expressions: Four African Artists (États-Unis, 1993), Forces of Change: Artists of the Arab World (États-Unis, 1994), Seven Stories About Modern Art in Africa (Grande-Bretagne, 1996) présentaient leurs artistes africains et moyen-orientaux comme des artistes « modernes », ce terme servant à insérer ces derniers dans le discours valorisant d’une originalité avant‑gardiste. Ces expositions se focalisaient principalement sur la « forme » du modernisme, en mettant l’accent sur l’importance de la peinture de chevalet ou sur l’abstraction, par exemple. Elles adhéraient aussi à la notion selon laquelle le modernisme se définit par une ouverture sur la « nouveauté » et une rupture avec le passé.
Des expositions plus récentes ont commencé à établir une distinction entre art moderne et art contemporain (conçus comme catégories de pratique et d’analyse), conscientes que pour une histoire de l’art normative, le « modernisme » a également des connotations périodisantes et dénote une sensibilité formaliste. Par ailleurs, dès la fin des années 1990, les curateurs ont commencé à s’éloigner d’un attachement exclusif à ces artistes modernistes arrivés à maturité pendant la lutte pour l’indépendance. Ils ont commencé à soutenir le « style » visuel des nouvelles pratiques conceptuelles multimédia. Par ailleurs, des expositions comme The Short Century: Independence and Liberation movements in Africa, 1945-1994 (États-Unis et Allemagne, 2001), et Picturing Iran: Art, Society and Revolution (États-Unis, 2002), ont pris leurs distances vis-à-vis des questions de forme et de pratique esthétique. Les organisateurs de ces expositions conçoivent plutôt le modernisme comme un champ « concret » et politique, et concentrent leurs discours sur la lutte et sur la quête de l’autonomie nationale. Les publications accompagnant ces expositions suggèrent que les recherches pour comprendre la pratique artistique moderniste ne se réduisent pas à l’interprétation des appropriations, traductions ou recadrages de formes matérielles occidentales. Dans Picturing Iran, Shiva Balaghi continue à vouloir « cartographier le moderne » mais elle soutient que les historiens de l’art se focalisent trop sur la forme des œuvres : « Leur conceptualisation de l’hybridité divise l’art entre forme, qui serait apprise et empruntée à l’Occident, et contenu, dont la matière brute doit être abstraite de cultures nationales ». Elle observe donc, avec une dose de frustration, que, depuis quarante ans, la question centrale que l’on se pose dans son champ continue d’être : « Cet art est-il moderne ou iranien ? ». Elle suggère qu’une focalisation exclusive sur des problèmes de forme élude la question fondamentale qu’est la question de la lutte politique.
Les artistes iraniens dans les années 1960 et 1970 étaient engagés dans une quête pour trouver une solution au « problème de la culture » sous le capitalisme. Dans le vocabulaire culturel de l’Iran, « l’Occident » ne représente pas simplement un modèle civilisationnel supérieur qu’il faut s’efforcer d’imiter, mais aussi une présence imposante pesant sur son autonomie nationale.
De la même façon, dans The Short Century, Okwui Enwezor cherche à se focaliser sur la dimension culturelle de la décolonisation, afin de comprendre le modernisme africain. Plutôt que de rendre compte de l’appropriation de formes et d’idées européennes par les artistes africains, il reformule le modernisme africain comme une tactique de subversion et de rébellion. The Short Century « traite de la systématisation, du déploiement et de l’utilisation africaine de formes, de valeurs et de structures modernes ». Ainsi, bien que la forme continue de faire partie de l’analyse, Enwezor cherche à avancer au-delà en introduisant dans l’équation la question des « valeurs » et de la « structure ».
Selon Enwezor, le modernisme du mouvement de la négritude « a atteint sa première synthèse par un processus de réflexivité interne sur le statut et la valeur de la culture africaine ». En tant que projet intellectuel, la négritude insistait sur « l’originalité de la culture africaine dans la fabrication de la modernité ». La négritude est donc « une avant‑garde moderniste […] fondée sur la construction d’une éthique, d’un champ de pratique, sur la primauté d’une subjectivité et d’un matériau, dont le dessein est de contredire l’aliénation coloniale ». À l’évidence, la relation exacte entre la modernité et le modernisme comme pratique artistique, ainsi que les revendications politiques contenues dans des concepts comme celui « d’avant‑garde » ne sont pas analysés. Bien qu’il insiste sur le fait que le modernisme « n’est pas fondé sur une idéologie de l’universel », la modernité constitue précisément un tel mode de pensée. Il cherche à éluder cette contradiction en faisant de l’universel un site africain « interne », à partir duquel le topos artistique le plus acclamé de la modernité peut être lancé : celui de l’originalité avant-gardiste moderniste. Cette démarche illustre aussi déjà la manière dont les conceptions modernistes de la modernité produisent une tension entre particularisme et universalisme, en naturalisant la notion de différence culturelle.
Manifestement, The Short Century et Picturing Iran ont révisé de manière significative l’aspect politique de « l’art moderne » en Afrique et au Moyen-Orient, dépassant les questions esthétiques et formelles. Ces expositions ont cherché, avant toute chose, à insister, dans la prise en compte des pratiques culturelles modernistes, sur le contexte trop souvent négligé de la rencontre coloniale. Cependant, en recentrant le débat de cette manière, le problème encore non résolu de la géopolitique de la modernité passe au premier plan.
En tant que cadre épistémique, la modernité est explicitement eurocentrée, puisque « l’extérieur est nommé depuis l’intérieur dans l’exercice de la colonialité du pouvoir ». L’atlas conceptuel de la modernité a besoin de deux espaces complémentaires, « L’Ici et l’Ailleurs », ou bien l’Occident et le non-Occident, où chaque complexe culturel occupe, sur une carte du monde universelle, un point nodal topographique, appartenant soit au centre soit à la périphérie. Une telle géographie de l’imagination a également un marquage temporel, puisque le non‑Occident ou la périphérie est aussi le site de « l’arriération » (being behind). Cette façon de voir le monde se réclame donc d’une perspective « universelle ». La Modernité est ce que Michel-Rolph Trouillot a appelé « un universel nord-atlantique », autrement dit un concept nourri à l’intérieur de la matrice coloniale, qui dès son origine, situe l’Occident au centre de l’énonciation humaine, mais qui naturalise cette stratégie locative en site universel dépourvu de lieu. Les universaux nord-atlantiques ainsi entendus sont « toujours séduisants, parfois même irrésistibles, précisément parce qu’ils parviennent, dans cette projection, à dissimuler leur emplacement historique précis – qui est situé/localisé, nord‑atlantique, et donc, particulariste ». Son origine temporelle est le xvie siècle, lorsqu’un système mondial interconnecté a commencé à être imaginé à la suite de l’expansion mondiale du circuit commercial nord-atlantique. Voilà l’origine de la modernité, quand l’individualité moderne et ses structures sociétales concomitantes ont commencé à « avoir un sens/faire sens » pour ce nouvel univers de production et de consommation capitaliste mondialisé en formation. L’Occident s’est arrogé la modernité comme marqueur civilisationnel, mais, dans la mesure où la modernité impliquait nécessairement un mode d’auto‑appréhension comparatif, elle légitimait la projection d’une communauté mondiale interconnectée et interdépendante. Mais, comme l’indique clairement la construction d’un modernisme africain et moyen-oriental, le modernisme a aussi servi de paradigme potentiellement autonomisant (empowering) pour critiquer d’autres aspects de son discours. Avec ses concepts (ou fantasmes) groupés, liant rationalité et droits de l’homme universels (la question de savoir qui a le droit de les définir et de les déclarer posait et pose toujours problème), la modernité a tôt fait d’être appropriée comme stratégie par les intellectuels colonisés et les employés culturels, précisément parce qu’elle était le site potentiel à partir duquel ils pouvaient forcer leur reconnaissance en tant que membres, porteurs de droits, d’une communauté mondiale.
Le paradoxe de l’authenticité
Dans l’œuvre de révision du moderne, il y a un problème fondamental qui n’a pas encore trouvé sa solution : celui du rôle que tient l’authenticité, en tant que paradigme d’évaluation de la pratique artistique. Le problème est souvent interprété comme une tension entre le local et le global, entre le particularisme et l’universalisme, mais la modernité comme schème représentationnel présuppose déjà l’existence d’espaces culturels fixes, envisageant toute mise en contact dépassant la simple localisation comme une démarche perturbatrice, mais souvent novatrice, allant à l’encontre d’une norme présumée. Tandis que le modernisme célèbre souvent de telles transgressions comme étant des critiques cosmopolites du nativisme ou du nationalisme, elle continue de maintenir que la différence liée au lieu est incorporée dans les individus qui sont attachés à ces lieux. Ainsi, quand bien même, dans ce genre de discours, la différence n’est pas réduite à une question de phénotype ou de milieu, le sujet appartenant à une culture n’est que l’affect de la différence. Dans son articulation moderniste, la différence maintient l’Occident comme centre normatif ; mais parfois, la différence, qui est située à l’extérieur de l’Occident moderne, est capable de revitaliser le centre grâce à sa déviation vis-à-vis de la norme. L’inscription du modernisme non-occidental au rang de catégorie d’analyse reproduit souvent involontairement cette géographie de la différence culturelle, où le non-Occidental doit être un vrai lieu d’authenticité. Paradoxalement, en apparence, la notion d’indigénéité géographiquement définie, concept fabriqué dans le creuset de l’impérialisme et très critiqué par la théorie postcoloniale et les artistes contemporains, a été déployée par des historiens de l’art focalisés sur le modernisme historique. Ainsi, Hassan écrit « qu’il y a longtemps que les Africains et d’autres peuples du Tiers-Monde ont pris part au dialogue sur le modernisme et l’ont contesté sur leur propre territoire » .
Pour être qualifiés « d’authentiques » et de « modernes », les artistes doivent, encore aujourd’hui, prouver rétroactivement qu’ils ont été capables de se libérer de la culture coloniale tout en restant fidèles à un lieu précis. D’ailleurs, les artistes eux-mêmes ont déployé des termes comme « avant-garde » et ont défendu la validité de leur pratique moderniste.
Le primitivisme européen, qui inscrit la différence sur les colonisés pour critiquer le nationalisme européen, a aussi rendu possible l’articulation transnationale et transculturelle d’une identité créative panafricaine. Cette notion de différence culturelle, bien qu’un produit de la rencontre coloniale, a été ré-imaginée comme une façon d’être positive, pour contrer les dégradations racistes de cette même différence. Par exemple, de nombreux travaux sur le modernisme nigérian et égyptien (voir ci-dessous) documentent clairement comment les artistes théorisaient leur appropriation de médias occidentaux en relation avec le projet de construction nationale. Pourtant, la recherche confond la modernité en tant que cadre d’analyse et les énonciations ou performances d’artistes utilisant des concepts modernistes. Les artistes postcoloniaux comme les modernistes occidentaux ont le droit de jouer avec la notion d’authenticité, celle-ci devenant même un site de critique, mais un trouble persistant sous‑tend les cadres conceptuels utilisés pour comprendre les artistes vivant à l’époque coloniale. Ceci arrive précisément parce que les spécialistes qui interprètent leurs œuvres dés-historicisent souvent le moderne et se contentent de le concevoir comme un marqueur d’évaluation positive. À l’évidence, ces chercheurs ont ouvert de nouveaux espaces d’investigation qui sont d’une importance capitale, mais leur travail trahit un malaise quant aux implications de leur intervention dans le champ. L’emploi de termes comme « avant‑garde » ou « original(e) » délimite un espace de valeur à l’intérieur du canon moderniste. Pour comprendre pourquoi « l’authenticité » demeure un débat non résolu mais vital dans les écrits sur les artistes africains et moyen-orientaux, il est nécessaire d’appréhender l’historiographie particulière de l’histoire de l’art moderne.
Du modernisme et de la modernité en histoire de l’art
Du point de vue de la pratique artistique, la modernité et le modernisme désignent un ensemble de cadres conceptuels interconnectés, de positions critiques et de performances créatives, la plupart du temps ancrés temporellement, de manière floue, dans le xixe et xxe siècle. Au cours du xixe siècle, les artistes ont commencé à positionner leur travail comme un nouveau départ, qui rejetait la conception selon laquelle la pratique artistique serait l’expression du style d’une époque, patronnée par des institutions comme l’Académie et ses salons officiels. Au lieu de travailler à l’intérieur d’un style établi, les artistes pouvaient accéder librement à n’importe quel répertoire, appartenant à n’importe quel lieu ou période, pour créer une œuvre d’art originale. Plus précisément, Peter Bürger a déclaré que cette opération a caractérisé l’avant‑garde historique, dont « le signe distinctif est qu’il n’a développé aucun style. Il n’existe pas de style dadaïste ou surréaliste. Ce qui s’est produit, c’est que ces mouvements ont liquidé la possibilité (même) d’un style d’époque lorsqu’ils ont érigé en principe la disponibilité des moyens artistiques du passé ».
Cette rébellion contre les conventions artistiques était, à terme, censée contribuer à des révolutions politiques et sociales « réelles ». Les artistes ont utilisé des techniques comme le montage, la performance, l’assemblage d’objets trouvés, l’abstraction picturale, et l’appropriation de formes vernaculaires (y compris de vernaculaires non‑occidentaux) ou les médias de masse pour choquer le spectateur et rejeter les traditions qui s’imposaient à eux, à la fois dans l’art et dans la vie. Leurs techniques ne critiquaient pas seulement l’esthétisme du xixe siècle et les institutions du statu quo ; elles visaient, comme leur pratique tout entière, à détruire l’autonomie (perçue) de l’œuvre d’art vis-à-vis de la vie quotidienne – rejetant la catégorie même « d’art ». Le moi individualiste est posé comme source de l’œuvre et l’appropriation devient ainsi, non plus influence passive, mais acte d’invention radicale et de défamiliarisation. Ce discours maintient la notion de l’artiste comme génie tenu de créer une œuvre d’art irremplaçable et originale. L’avant-garde a ainsi propagé ce que Rosalind Krauss a appelé un « discours de l’originalité », où l’œuvre doit être avant-gardiste et nouvelle pour être authentique. Comme le précise Krauss, « le thème de l’originalité, comprenant comme il le fait l’authenticité, les originaux, les origines, est la pratique discursive partagée du musée, de l’historien, du faiseur d’art ». Par ailleurs, dans les études d’histoire de l’art, « l’avant-garde historique » désigne les artistes européens qui ont pratiqué autour de la Première Guerre mondiale. L’appropriation de ce terme pour désigner des pratiquants antérieurs à cette période, ou ultérieurs, ou encore non européens, constitue une tentative de revendiquer, pour des artistes vivant à différentes dates ou dans différents lieux, ces stratégies désormais valorisées, dans le but de politiser la pratique esthétique.
Le colonialisme « moderne » et l’histoire de l’art « moderne » sont deux projets du victorianisme tardif fondés sur la création d’époques historiques et de sphères culturelles spatialement délimitées. Si le colonialisme et l’impérialisme étaient des entreprises multiformes, leurs projets de production de savoir ont contribué à la réglementation de divisions imaginées entre les différentes civilisations du monde. Le rôle de la recherche sociale, historique et culturelle occidentale dans la création de catégories limitatives pour les cultures occidentales et non-occidentales a été bien documenté. Les images et les objets en particulier ont été utilisés pour créer une hiérarchie de « types » sociaux et culturels fondée sur des modèles évolutionnaires, avec les peuples nord-atlantiques au sommet et les « non‑occidentaux » occupant divers échelons inférieurs. À leur tour, ces schèmes visuels sont devenus des outils dans la gestion d’interventions coloniales et impériales, dans des lieux comme l’Afrique ou le Moyen-Orient. Par exemple, les illustrations en couleur des Descriptions de l’Égypte, tout comme les nombreuses publications anthropologiques montrant des photographies de peuples africains, produisaient des informations facilement digérables, utilisées pour comprendre et gérer de futurs sujets colonisés. Ces images ont créé un inventaire de « caractères » des peuples, sous le vocable de taxinomies ethniques ou raciales, assignant des traits physiques, des formes d’habillement et de parures personnelles caractéristiques à des groupes culturels prétendument différents. De telles taxinomies ont aussi proliféré précisément parce que le potentiel de « métissage inacceptable » croissait à mesure que l’inter‑connectivité engendrée par le capitalisme mondial mettait physiquement en contact de plus en plus de cultures apparemment séparées.
De la même façon, l’histoire de l’art au xixe siècle se préoccupait vivement de mesurer la progression de l’art à travers les époques et de retravailler le concept de style pour contribuer à l’émergence d’une nouvelle compréhension de l’histoire du monde. Certains historiens de l’art comme Johann Winckelmann, Heinrich Wölfflin, Alois Riegl, et Josef Strzygowski utilisaient des idées racialistes pour tracer des divisions prétendument visibles, matérielles et symboliques entre les cultures. Par exemple, selon ce modèle, la différence entre les peuples allemand et italien pouvait être déterminée visuellement en définissant les typologies stylistiques essentielles de l’art allemand et italien, que l’on croyait être le produit de différences climatiques et environnementales. Au cœur de la volonté de cartographier le style à travers le temps et l’espace, on trouve le concept d’influence, qui a rendu compréhensible la relation entre artistes séparés et enclaves (ou centres) artistiques. Les présupposés derrière le concept d’influence stylistique reposent sur l’idée d’une relation hiérarchique entre un emprunteur et sa source, qui présuppose que le résultat est toujours une imitation inférieure. Ayant des ambitions « universelles », les historiens ont catégorisé les arts d’Afrique et du Moyen‑Orient (ces deux appellations géographiques étant elles aussi des produits des taxinomies cartographiques occidentales) : art « tribal », « africain », « oriental », et « sarrasin » (plus tardivement, « islamique »). Les théories du diffusionisme culturel ont aussi aidé au développement d’une hiérarchie des cultures mondiales qui pourraient « s’influencer », mais comme l’Afrique occupait généralement l’échelon le plus bas (« primitif ») et l’Orient une position intermédiaire, l’influence « extérieure » ne pouvait produire dans ces cultures que des copies imitatives. Les taxinomies stylistiques sont devenues particulièrement présentes dans l’étude de la culture visuelle africaine, où les styles ethniques correspondaient aux « tribus » relevées sur la carte coloniale africaine. De la même manière, la constitution de la discipline art islamique était fondée sur l’idée que les typologies artistiques et architecturales incorporent des caractéristiques raciales. Strzygowski, par exemple, a cherché à mettre au jour les origines raciales partagées des cultures allemande et iranienne à travers une analyse de formes architecturales.
Au même moment, le terme « moderne » commençait également à être appliqué à des œuvres créées par des artistes vivant dans des métropoles européennes à la fin du xixe siècle. Dans ce contexte, l’art moderniste était organisé comme une critique de la vie moderne, à travers laquelle le sujet moderne cherche un antidote à la routine imposée de l’industrialisation et de la marchandisation de la société, en mobilisant des formes d’expression anticonformistes et antinationales. Ces artistes ont absorbé les idées sur la différence culturelle et ont été fascinés par « l’altérité » apparemment extrême, des cultures non-occidentales. La mise en scène de peuples « exotiques » et l’exposition publique des jeunes collections ethnographiques « pré-modernes » formaient un aspect essentiel du projet colonial, que les artistes trouvaient particulièrement émoustillant et transformateur. Une partie du programme critique de l’avant-garde historique consistait à choquer la culture bourgeoise et à transgresser la bienséance victorienne en appropriant la culture visuelle et les performances non-occidentales dans « leur » monde occidental.
Ce recadrage d’images africaines et moyen-orientales au service d’une critique primitiviste de la vie moderne, par des artistes comme Henri Matisse, Hannah Höch, Paul Klee, et Pablo Picasso, a été bien documenté. Leur positionnement cosmopolite ou international était censé signaler une conscience transatlantique, où la différence culturelle et l’exotisme de l’Afrique ou du Moyen-Orient représentaient un site de contre-identification à l’État-nation. En particulier, les chercheurs ont récemment montré comment la célébration même de l’altérité imaginée de l’art non-occidental adhérait au programme colonial, ou, du moins, agissait de concert avec lui. Ils ont également montré comment le moment colonial a rendu possible cette appropriation artistique. Une position plus radicale soutient que le primitivisme esthétisait l’exploitation coloniale, en en faisant aussi une source de plaisir et de fantasme, et construisait ainsi le colonisé comme source vitale capable de revitaliser la stérilité supposée de la culture occidentale industrialisée. Pour les besoins de la discussion, il est important de rappeler que la production et la célébration d’une esthétique primitiviste par les artistes et intellectuels européens représentaient et, par conséquent, rendaient tangible, les concepts émergents sur la différence essentielle des cultures. L’appropriation d’éléments formels africains ou moyen-orientaux entérinait et rendait productifs les clichés populaires concernant l’expressivité sans entrave de ces cultures. Les objets et fragments matériels recueillis dans les colonies n’étaient plus de simples trophées impériaux mais servaient aussi un but social et culturel, servant de stimulant pour la contemplation esthétique et pour le renouvellement du sujet moderne. Des historiens de l’art comme Carl Einstein pouvaient ainsi contempler les objets africains comme de « l’art », mais pour que cette opération soit couronnée de succès, ces œuvres devaient être appréhendées comme incontestablement contre-modernes ou antimodernes. Les pratiques modernes primitivistes et l’histoire de l’art, en tant que projets de modernité, ont toutes deux naturalisé l’idée que les identités culturelles et ethniques peuvent être délimitées spatialement, comme des entités autonomes et circonscrites qui seraient définies par une relation permanente entre un peuple et un territoire.
Dans son articulation première par l’avant-garde historique, ré-imaginée ensuite par des artistes ultérieurs au nom d’un programme anticonformiste, la subjectivité avant-gardiste doit transgresser radicalement ces normes. Elle structure l’appropriation de formes artistiques comme l’articulation active d’une réciprocité autoréflexive et comme l’expression d’une vision du monde originale et progressiste. Les modes artistiques du passé, ou d’ailleurs, sont appréhendés comme des moyens, déployés par un artiste « autonome » pour dé-familiariser radicalement le présent ou les concepts normatifs de progression linéaire et de pureté stylistique. « L’art » n’est donc pas l’expression d’une histoire fixe ou d’une identité culturelle, mais l’expression de la contemplation auto-réflexive de la forme par un artiste. C’est un exercice universalisant.
Mais, là où les primitivistes européens, comme Picasso, ou les artistes contemporains conceptuels et post-nationaux ont le droit de revendiquer l’originalité pour critiquer l’ethnicité ou la nationalité, les récits historiques exigent, encore aujourd’hui, quelque chose de « différent » des artistes non-occidentaux de l’ère coloniale et de l’indépendance. Si les artistes d’espaces colonisés ont souvent cherché à résister aux interprétations réductrices en revendiquant une sensibilité avant-gardiste, leur situation, leur relation à un espace colonisé a créé un trouble chez les spécialistes. Il en est ainsi parce que l’étude des artistes définis comme africains ou moyen-orientaux doit être à la fois authentiquement « locale » et « universelle ».
Re/localiser l’art moderne dans le projet national
Les premiers travaux qui ont sciemment cherché à remettre en cause la marginalisation des « autres modernismes » ont été écrits par des intellectuels qui étaient, à un moment ou à un autre, artistes ou travailleurs culturels associés à l’un des mouvements modernistes africain ou moyen-oriental. Leur travail mettait l’accent sur l’importance cruciale de centres artistiques tels que Zaria, Nsukka, Dakar, Accra, Bagdad, Beyrouth, Khartoum et Le Caire pour l’articulation d’une voix critique et réflexive en vue d’accéder à l’indépendance et au statut de nation. Ils valorisaient des artistes jusque-là marginalisés, les révélant comme les acteurs
importants d’une communauté locale forgée par l’expérience mondiale de la modernité. Le livre de 1998 de Liliane Karnouk sur l’art égyptien représente l’une des premières études en langue anglaise d’artistes patronnés par des académies d’art étatiques pendant l’empire moderne. Le livre débute en 1908 avec l’établissement de l’École des Beaux-Arts du Caire par le prince Yusuf Kamal, qui a employé des artistes occidentaux comme professeurs et qui a aussi envoyé des artistes égyptiens en Europe. Le livre suit les artistes en les rapportant aux efforts des nationalistes pour construire une identité nationale à travers la peinture, la sculpture et l’architecture modernistes. Comme beaucoup de ces spécialistes, Liliane Karnouk interprète le modernisme égyptien comme une « fusion entre la tradition artistique et l’expression moderne », sans interroger le bagage idéologique et les présupposés conceptuels qui accompagnent les notions de « tradition » et de « moderne ».
Dans les publications savantes des années 1990, les artistes modernistes africains ou moyen-orientaux formés dans la métropole occidentale ou dans des écoles d’art coloniales sont systématiquement représentés comme s’efforçant de créer un vocabulaire et un langage visuels « authentiques », « nationaux », « modernes », qui soient l’expression d’une subjectivité autonome et d’une lutte anticoloniale. Un des projets les plus importants à s’inscrire dans cette veine, le projet de 1995 : Seven Stories about Modern Art in Africa, présente des artistes de Zaria associés à la Faculté des Arts, des Sciences et de la Technologie nigériane, à partir des années 1950, comme des critiques du statu quo colonial : « Les membres de la Société artistique de Zaria étaient parfaitement conscients de l’omission continuelle des traditions artistiques de leurs propres peuples dans l’évolution d’un nouvel art enseigné à l’académie ». Dans ces discours triomphalistes, les artistes réussissent à promouvoir un art proprement irakien, nigérian, syrien ou soudanais en s’appropriant des idiomes populaires « indigène » dans leurs peintures, gravures et sculptures modernistes abstraites. Ce cadre conceptuel est le reflet de l’interprétation trouvée dans les œuvres intellectuelles anticoloniales, dans les mouvements politiques des années 1930 aux années 1960, et que l’on retrouve dans les travaux de recherche datant d’après l’indépendance – travaux qui fabriquent souvent une histoire de révolte ou de révolution unificatrice pour accompagner l’émergence des nouveaux États-nations.
Les arts de la période coloniale et de l’immédiate après-indépendance sont encore souvent censés soutenir ce discours panégyrique. Le travail des artistes pratiquant dans la période de la modernité coloniale doit refléter les discours nationalistes du combat anticolonial et de l’authenticité nationale.
Le canon comme stratégie
Il est intéressant de noter qu’un aspect de la construction du modernisme africain ou moyen‑oriental a été le recours aux stratégies classiques de l’histoire de l’art développées pour étudier le « génie artistique » et pour établir une hiérarchie d’écoles nationales depuis la renaissance italienne. Bien que, d’un côté, ces travaux sur le modernisme soient critiques des paradigmes ethnocentristes qui sous-tendent la discipline de l’histoire de l’art, les spécialistes légitiment souvent l’étude de mouvements extra-occidentaux en ayant recours à une expansion du canon moderniste pour accommoder les artistes non-occidentaux.
Par exemple, les spécialistes situent soigneusement le travail de ces artistes en termes de « naissance » d’écoles régionales ou de collectifs d’artistes, dans lesquels un sujet local ou une orientation formelle particulière distingue leurs œuvres d’autres formes de modernisme. Ces artistes sont définis comme « réellement » avant-gardistes et originaux, leur travail est célébré comme « surprenant », et la biographie des artistes est conçue de manière à donner un aperçu de l’originalité saisissante d’une œuvre donnée. Une série d’innovations de forme et de contenu dirigée par des visions personnelles d’artistes pionniers sont étayées pour prouver la validité de ces manifestations « locales » du modernisme.
L’analyse de Harney positionne également le groupe de beaux-arts de Dakar spécialisé dans la performance et les multimédias – connu sous le nom de Laboratoire Agit‑Art – comme « un important groupe d’avant-garde qui conteste les croyances du passé et propose des alternatives pour l’avenir ». Issa Samb, du Laboratoire, « crée une esthétique qui parle directement à l’expérience des artistes et des spectateurs vivant à Dakar ». Dans le même temps, El Sy, un autre artiste du Laboratoire, décrit comme passionné et imprévisible, fait un travail qui est « doté d’une personnalité propre ».
Écrire la chronologie des continuités et des discontinuités est une tactique établie depuis longtemps en histoire de l’art, qui rend possible l’appréhension d’une nouvelle école ou d’un mouvement artistique, et qui permet de mettre au jour une histoire de l’art canonique. Ainsi, le rôle originaire de certains artistes, en tant que premiers modernes du contexte national, devient significatif. Par exemple, le projet de création d’un récit de l’art nigérian rend compte à la fois de l’ordre conventionnel et de diverses innovations. On débat pour savoir si c’est l’école de Zaria ou de Nsukka qui est la plus importante dans la formation originelle de l’art moderne nigérian, et pour savoir si c’est Aina Onabolu (1882-1963) et/ou Ben Enwonwu (1921-1994) qui devrait être considéré comme le premier artiste moderne nigérian. Des spécialistes comme Okeke-Agulu et Oguibe soulignent également que le modernisme n’a pas été introduit par des individus occidentaux ou des programmes éducatifs coloniaux, mais plutôt que des pionniers indigènes, comme Aina Onabolu et le prince Youssouf Kamal, ont entrepris une campagne pour introduire des cours d’art au programme de l’enseignement secondaire de leur pays respectifs. Onabolu n’était « pas simplement en train d’imiter l’Europe » lorsqu’il peignait des portraits figuratifs d’élites nigérianes dans le style du naturalisme académique. Au contraire, Onabolu « commençait également à définir son langage comme un véhicule pour traduire et réhabiliter son propre patrimoine à travers de nouvelles formes, dans le contexte de la réalité changeante de l’Afrique ». En mettant l’accent sur la subjectivité autonome de Onabolu, l’idéologie envahissante du diffusionnisme eurocentré est suspendue par l’intermédiaire de tropismes modernistes. L’accent fréquent sur les origines, sur l’originalité et sur l’individualisme artistique trahit également une ambivalence, non reconnue dans le champ, au sujet de la relation qu’entretiennent les artistes avec leur identité africaine ou moyen-orientale. Les chercheurs souhaitent que ces artistes soient reconnus comme non imitatifs, mais ils ne veulent pas non plus qu’ils soient les « mêmes » que leurs homologues nord-atlantiques, car ceci ne ferait que les enfermer dans la notion moderne totalisante d’une culture mondiale.
Vers une subjectivité
et une authenticité transculturelles ?
Les récits de l’individualité artistique et de l’originalité produisent aussi, involontairement, des inquiétudes quant à la qualité de l’œuvre créée dans les espaces « autres », puisque le travail pourrait être interprété comme formellement imitatif ou trop semblable au travail des homologues européens. Le système d’évaluation propre à l’histoire de l’art, qui valorise l’originalité, privilégie également l’innovation formelle dans le champ visuel. Ainsi, l’artiste qui est influencé est réduit à une position moins forte et imitative. Les modernistes africains et moyen-orientaux ont clairement déployé des médias « européens », tels que la peinture de chevalet ou la photographie, et des techniques artistiques européennes comme l’abstraction picturale ou le réinvestissement de formes « vernaculaires » ou « populaires ». Afin de saisir et détourner toute accusation de simple imitation, les similitudes sont expliquées en termes d’affinités de sensibilité transculturelles. Pourtant, l’importance des formes « vernaculaires » ou « indigènes » se voit attribuer un poids symbolique différent de celui qu’on trouve chez les artistes primitivistes occidentaux.
Pour les artistes africains ou moyen-orientaux, l’impulsion revivifiante ne provient pas d’un espace lointain « autre », mais provient de l’intérieur même du sujet, qui est donc perçu comme une source « authentique ». Comme l’écrit Shabout : « Les artistes irakiens ont trouvé des approches qui étaient indigènes à leur propre culture. Ils ont ainsi pu absorber et comprendre le modernisme de manière épistémologique, intuitive et intellectuelle sans passer par l’apprentissage ou l’emprunt d’un style européen. ».
Son analyse pose un discours de l’indigénéité qui contrecarre toute accusation d’imitation. De toute évidence, une grande part de la recherche sur ce sujet structure, comme Shabout, la représentation de la production artistique moderne comme une affirmation de la politique identitaire défendue par les mouvements de libération. Pourtant, l’idée selon laquelle les identifications personnelles et communautaires sont enracinées dans une situation géographique unique était déjà un mécanisme opérationnel de l’administration impériale. C’est ce qui a rendu possible le discours colonialiste sur la différenciation entre citoyen national et sujet colonisé. Cependant, pour les meneurs de l’indépendance, ces catégorisations externes sont également devenues le site de stratégies d’opposition. La position de sujet « indigène » est devenue une identité collective autonomisante (empowering) dans le cadre de la lutte anti‑coloniale, à partir de laquelle il devenait possible d’articuler une revendication de citoyenneté, puisque le territoire de la colonie pouvait être transformé en nation.
Les employés culturels qui adhéraient au potentiel libérateur des idées panafricaines et pan-arabes ont posé le passé précolonial et le répertoire visuel des peuples indigènes comme le lieu le plus significatif pour lancer un programme culturel national et moderne. Afif Bahnassi, un historien de l’art islamique à l’Université de Damas qui a promu la pratique de l’art moderniste comme moyen de susciter une unité nationale dans le monde arabe, a été l’un des premiers chercheurs à articuler ce malaise des spécialistes à propos de la relation entre pratique moderniste et « authenticité » locale. Il a signalé que « la seule œuvre d’art légitime est celle qui est intimement liée à l’âme du peuple ». L’existence de « l’âme du peuple » a aussi nécessité la construction d’une culture autochtone dont la relation pure et non corrompue à la terre natale permettait de naturaliser l’État‑nation. Ainsi, Bahnassi a salué les projets de Farid Belkahia (né en 1934), un artiste qui a institué à l’École des Beaux‑Arts de Casablanca l’enseignement de l’artisanat « indigène », tel que la fabrication de tapis, la calligraphie et le travail du cuir, pour « tisser de nouveaux liens avec leurs racines culturelles, humaines et psychologiques ». Pourtant, de façon significative, ce patrimoine commun territorialisé est posé comme la source, et non pas comme le site actuel de la pratique artistique moderne. La construction d’une altérité ou d’une différence imaginée entre d’un côté les artistes vernaculaires, qui deviennent la source passive, et de l’autre la subjectivité artistique moderne, permet à la négritude et à l’arabisme d’être le site actif d’une contre-modernité. Les formes calligraphiques arabes et amhariques, les univers visuels vernaculaires pharaonique, sumérien, assyrien, kabyle, Yoruba et Igbo sont devenus des sources « traditionnelles » pour construire une expression artistique consciente d’elle‑même. Ces traditions sont positionnées comme la source qui rajeunira le moi colonisé, séparé de ses racines. Cette stratégie adopte nécessairement la fiction d’une modernité qui provoque rupture et discontinuité entre une subjectivité pré-moderne et une subjectivité moderne. En soutenant que les artistes irakiens sont ancrés quelque part dans « leur propre culture », Shabout naturalise aussi, par inadvertance (comme le fait Enwezor dans The Short Century), l’idée des Lumières selon laquelle une rupture radicale avec le passé est nécessaire pour qu’un individu devienne un sujet actif à l’époque et dans l’espace modernes.
Une modernité particulière et universelle
Alors que la recherche sur le(s) modernisme(s) d’Afrique et du Moyen-Orient a rendu visible, souvent pour la première fois, les luttes complexes, les désirs et les réalisations d’artistes autrefois évalués comme simplement imitatifs des pratiques européennes, elle repose encore en grande partie sur des récits élaborés pendant la lutte pour l’indépendance et sur des notions classiques de ce que signifie la « modernité ». La modernité en tant que mode de vision et de pensée n’est jamais interrogée. En conséquence, les études de la modernité ou du modernisme « africain » continuent d’être travaillés par un malaise évident. Les historiens de l’art doivent encore déballer les fissures et les contractions qui seront provoquées lorsqu’ils lieront la modernité au lieu, dans une tentative pour créer un projet intellectuel appelé « études du modernisme africain ». Les chercheurs et les critiques d’art ont peur que l’appropriation de formes et d’idées « mondiales » par les Africains ne soit considérée comme une pratique culturelle sans frontières ou « universelle », ou pire encore, comme une pratique imitative et sans originalité. Ils soutiennent, au contraire, que les formes et technologies occidentales – comme l’abstraction picturale ou photographique – subissent une « localisation » et que, par conséquent, l’œuvre qui résulte de cette « localisation » reste authentiquement « africaine ». Les histoires sur les modernités africaines qui en découlent ne prennent jamais en compte le fait que les récits portant sur la localisation d’une forme « mondiale » reproduisent une carte conceptuelle formulée pour rendre raison de la mondialisation économique et des « flux » entre centres et périphéries. En outre, l’acceptation de la co-temporalité efface la possibilité que le temps et l’espace étaient et sont vécus différemment. Comme le souligne Dipesh Chakrabarty, la nécessité de faire ressembler les histoires de la périphérie à des histoires « modernes » sur la subjectivité individuelle, sur les États-nations et sur l’« émancipation humaine » naturalise une idée linéaire du temps historique. Cette universalisation du temps, l’insertion des histoires de différents peuples et de différentes régions dans un même continuum temporel, a également créé des hiérarchies spatiales qui privilégient le « centre » (Europe et États-Unis). Les notions essentialistes du temps, de l’espace et de l’histoire qui en résultent créent également le mythe d’une Nation/un État/une Culture qui rendent possible des catégories comme celles de « modernisme africain » ou de « modernisme sénégalais ». Il est clair que ces récits reproduisent le besoin analytique propre à la modernité qui est de réduire la dissonance spatiale et temporelle et de rendre l’incommensurabilité compréhensible à elle-même.
Alors pourquoi les histoires sur les modernités locales sont-elles si convaincantes ? Parce que la modernité prétend être un système planétaire. Avec ses concepts (ou fantasmes) groupés de rationalité et de droits de l’homme universels, la modernité peut être déployée par les groupes marginalisés comme site potentiel à partir duquel imposer leur reconnaissance en tant que membres, porteurs de droits, de la communauté planétaire imaginée par la modernité. Par exemple, il est évident que, pendant l’époque coloniale, les artistes en Afrique et au Moyen‑Orient ont embrassé le modernisme, précisément parce qu’il présentait l’art comme une forme « universellement » vraie, qui avait son mot à dire sur l’écart entre les promesses de la modernité et les réalités sociales de la modernisation, à savoir le colonialisme et le racisme. En tant que pratique, le modernisme a été extrêmement générateur pour les artistes liés à des lieux ayant connu le colonialisme. Pourtant, les historiens de l’art déploient souvent la modernité comme un mode d’analyse, sans reconnaître l’étendue de son appareil idéologique et de ses limitations. Un problème majeur est que les historiens et critiques d’art veulent à tout prix relier le modernisme à un lieu délimité, « l’Afrique », et que souvent ils dés-historicisent la modernité et la posent simplement comme un marqueur d’évaluation positive – en d’autres termes : c’est « bien » d’être moderne. Le marqueur géographique « Afrique », dans une histoire sur la modernité, produit toujours un récit illogique parce que la modernité est seulement capable de nommer un site en dehors d’elle‑même comme « autre » ou non‑moderne, tandis que les études d’art « africain » cherchent à faire faire à la modernité quelque chose qui va à l’encontre de son récit fondateur, en créant une histoire sur la particularité et l’universalité simultanément. Ce serait un projet intellectuel provocateur, mais l’appareil théorique de la modernité ne peut être déployé pour une telle lecture. Ou, pour le dire autrement, les études du modernisme « africain » revendiquent une particularité liée au lieu – qui relègue instantanément Afrique à l’état d’opposé du centre dans la modernité. Une histoire sur les modernités africaines fera toujours surgir le spectre de « l’imitatif », parce que, du point de vue de la modernité, le modernisme ne doit avoir aucun lieu.
Interroger la logique de la modernité pour comprendre la pratique artistique conduirait également à interroger ce qu’éludent les études du modernisme « irakien » ou « sénégalais ».
Un tel travail explorerait la raison pour laquelle la recherche d’une expression authentique qui n’a pas été marquée par la rencontre coloniale, par la perte et par l’exploitation est, dans son articulation même, le produit de la colonialité du pouvoir. Il ferait également une distinction rigoureuse entre l’utilisation de termes tels que modernisme, modernité et authenticité par les artistes, d’un côté, et leur déploiement en tant que cadres discursifs, de l’autre côté. Les nouveaux travaux doivent continuer à contextualiser les pratiques culturelles dans des localités plus précises, mais aussi chercher à saisir comment les pratiques artistiques sont des stratégies discursives au sein d’un réseau, en mutation, de formes de territorialité anciennes et nouvelles. Les modes de questionnement pourront alors emprunter de nouveaux chemins, où le programme principal ne sera pas de positionner les artistes comme authentiquement locaux ou modernes. Plutôt, il s’agira de dérouler les contradictions et les tensions complexes qui sont activées lorsque la modernité rencontre des sites d’énonciation différents. L’analyse sortirait alors d’un mode de narration triomphaliste et se délectera d’un travail récalcitrant, qui « échoue » et qui n’est pas co-temporel.
Traduit de l’anglais par Isabelle Montin
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