On pourrait poser la même question à bien des mots-clés du débat public, politique et idéologique : qu’est-ce qui se dit au nom du peuple, de la démocratie, de la France, de la nature, du futur, des luttes sociales, du réchauffement climatique, de l’effondrement, etc. ? Le dévoilement des divergences sémantiques qui traversent l’usage des termes proposés comme rassembleurs est le premier devoir des intellectuels. L’ont-ils assumé, concernant un des mots les plus envahissants de l’action publique et, désormais, de l’imaginaire politique en France : le territoire ?

Du côté de la science

Avec le sens de la provocation utile et fondée qui le caractérise, Jacques Lévy posait, il y a bientôt trente ans, la question que l’époque ne voulait pas entendre : a-t-on encore vraiment besoin du territoire1 ? Autrement dit, est-ce bien le mode d’inscription des sociétés dans l’espace qui dit le mieux ce qu’est en train de devenir leur « être géographique », leur rapport au monde en toutes ses échelles ? Quelques années plus tard, le même Jacques Lévy et son collègue Michel Lussault, ne proposaient pourtant pas moins de sept définitions à l’entrée « territoire » de leur fameux dictionnaire de l’espace des sociétés2.

Pas un propos scientifique sur le sujet ne commence sans rappeler que le concept est polysémique, mais quel concept ne l’est pas ? Cela a permis à chaque auteur, depuis le déploiement du terme dans le vocabulaire des sciences humaines et sociales, c’est-à-dire depuis les années 1980, d’y mettre ce qu’il estimait être le véritable enjeu. La construction sociale d’un collectif référé à un contexte dont il cultive la représentation et qui l’identifie en retour ; ou la construction politique qui en revendique le mandat, donc les frontières, et le produit juridique qui s’en suit ? L’évidence écosystémique des lieux et des liens de la nature qui essentialise le territoire ; ou l’atmosphère productive générée par un jeu d’acteurs locaux qui leur est spécifique ? La permanence des agencements matériels et idéels qui stabilisent des portions de l’espace habité ; ou la fabrique permanente qui les recompose, les efface et en fait advenir de nouvelles ? La singularité d’un « ici et maintenant », ou la complexité multiscalaire d’un système ? Le territoire : mot magique de l’explication scientifique multi-usage !

Le succès du concept tient à ce foisonnement d’approches, qui sont autant de passerelles entre disciplines, épistémologies, expertises, puis ingénieries. Une à une, elles n’en finissent pas de « redécouvrir le territoire », à la recherche de la nouvelle boussole d’un monde qui change si vite. Je ferais volontairement l’économie ici d’un énième inventaire de l’inlassable petite fabrique des territoires, qui doit autant aux acteurs qu’aux chercheurs, lesquels en ont produit, chemin faisant, le récit3. En résumé, plus de monde, de mondialisation, de mondialité, c’est aussi plus de territoires, de territorialisation, de territorialité. Raison pour laquelle le territorial a progressivement été confondu avec le local, ce qui est pourtant en grande partie réfutable.

Ne soyons pas ingrats avec cette trajectoire qui a permis bien des carrières, y compris celle de l’auteur de ces lignes. Mais ne soyons pas aveugles ou naïfs pour autant : les concepts ont des usagers, et ceux du mot « territoire » sont éminemment politiques. Du terme aimablement polysémique, on passe au « mot en caoutchouc » (Pierre Rosanvallon), qui se déforme au gré des enjeux pour mieux les édulcorer, puis au mot-valise qui permet de trimbaler tout et son contraire sur le grand marché de la confusion. C’est ainsi que toutes les questions politiques posées à la société sont désormais « territoriales » : la fracture (territoriale) et son contraire, la solidarité et la cohésion (territoriale), l’équilibre et l’égalité (territoriale), le développement (territorial), l’autonomie et la résilience (territoriale), la gouvernance (territoriale), la démocratie (territoriale), et ainsi de suite. Le territoire est devenu désormais, à la fois le cadre de l’identification de tous les problèmes et celui du déploiement de toutes les solutions. Succès ou excès de trente ans de « sciences du territoire » ?

Du côté du politique

En France, toutes les familles politiques adulent le territoire, base idéologique partagée de la culture sénatoriale. Malheur à celle de ces familles qui ne lui rendrait pas hommage ! Lors de son discours d’investiture de juillet 2020, l’actuel Premier ministre Jean Castex a prononcé 22 fois le mot. Le 23 novembre 2021, un appel de 600 élus enjoint le président de la République à s’engager dans un « second mandat des territoires », comme si l’exécutif national émanait d’eux et non des citoyens. Il y a un consensus implicite pour considérer que le territoire résume la société et incarne son être politique.

Plus que les autres, le Parti socialiste est devenu de fait, à partir de la décentralisation de 1982-83, le parti des territoires et des pouvoirs locaux. Brièvement, entre 2008 et 2015, le PS fut même à la tête de tous les exécutifs régionaux sauf l’Alsace et la Corse, de 60 % des exécutifs départementaux, et d’une majorité de ceux des grandes villes. Le PS s’est fait le champion de cette « République des proximités, unitaire et décentralisée », au moment où Jean-Pierre Raffarin l’a inscrite dans la révision constitutionnelle de 2003. En réalité, les divergences sont profondes entre les bataillons conservateurs, héritiers du radical-socialisme de la IIIe République, qui ont la même approche du territoire que la droite traditionnelle, et les héritiers de la deuxième gauche rocardienne porteurs de transformations par les politiques publiques. Les premiers sont parfaitement à l’aise dans la culture clientéliste du territoire, qui anime par exemple la puissante Association des maires de France dans la dénonciation permanente du pouvoir central et des élites dites parisiennes. Les seconds sont partisans des recompositions territoriales, un rescaling (la traduction par « rééchelonnement » n’est pas complètement heureuse) qui permettrait de faire vivre et dépasser l’héritage fondateur « communes / départements / État-nation », par le triptyque « communautés / régions / Europe », en somme, de « rejouer le territoire ».

La droite est traversée par le même clivage, après les explorations hasardeuses d’un « big bang territorial » annoncé par le président Sarkozy en 2008-2009 et qui n’a jamais eu lieu. Elle est revenue à ses positions défensives et communalistes à travers la bataille, qui se poursuit, contre les lois de recomposition territoriale du gouvernement de Manuel Valls de 2014-2015 (loi de Modernisation de l’action publique et d’affirmation des métropoles, dite loi MAPTAM ; loi portant une Nouvelle organisation du territoire de la République, dite loi NOTRE ; loi de création de nouvelles régions). Désormais, « les territoires » sont l’étendard anti-métropolitain par excellence, non sans l’appui très médiatisé de contributeurs intellectuels, comme l’essayiste Christophe Guilluy, auteur d’ouvrages4 dont Éric Zemmour disait, dès 2014, qu’ils étaient ses livres de chevet.

La même ardente défense de la commune, au nom du territoire, son autochtonie, sa proximité, son potentiel de démocratie directe, mobilise la gauche dite radicale, et l’écologie politique qui s’en sent proche. Pour elles, le territoire est l’antidote de la mondialisation, de la métropolisation, du capitalisme prédateur, et le bouclier citoyen contre l’État libéral. Pour tourner le dos aux « métropoles barbares », titre du pamphlet de l’universitaire Guillaume Faburel5 primé par la Fondation de l’écologie politique, il faut « désurbaniser la terre et démondialiser la ville » (c’est le sous-titre). En pratique, le territoire, c’est ici le pouvoir des 35 000 communes, dont on rappellera qu’en France, 70 % ont toujours moins de 1 000 habitants. Rien ne distingue cette position de celle qu’affiche sur la question le Rassemblement national, qui prône lui aussi la « démétropolisation » et la souveraineté communale.

Quant au centre réinvesti par le « macronisme », tout héritier qu’il est de la technocratie modernisatrice d’État, il a globalement rejoint le discours ambiant sur le territoire, alias le local, comme base de vérité concrète et authentique, ce par quoi la politique s’éviterait le hors-sol et promettrait la réconciliation avec les citoyens désabusés. Le mouvement des Gilets jaunes est pour beaucoup dans cette inscription dans le mainstream territorial. Désormais, une des associations d’élus sur lesquelles le président Macron s’appuie médiatiquement le plus est l’association des maires ruraux de France (AMRF). Dans « Ma France », la conversation publiée par Zadig en mai 2021 (no 10), il insiste sur « cette passion tellurique, cet ancrage, cet amour des lieux qui nous font », car « nous sommes une addition de pays qui ont chacun leurs rapports historiques, je dirais même telluriques ». La terre, elle, ne change pas ?

En résumé, il semble que depuis une décennie, le territoire soit devenu le référent incontournable d’une sorte de local-populisme que l’ensemble des familles politiques, d’un extrême à l’autre, se sont empressées d’investir et d’activer, espérant une rente électorale de la part d’une société sur le repli. Certes, chacune le fait par l’entrée qui lui convient : la gauche sociale-démocrate au nom du vivre ensemble, les écologistes pour sauver la planète par le bas, la droite en en appelant à la ruralité retrouvée, les insoumis et les communistes pour imposer le pouvoir direct des « gens », l’extrême droite dans son obsession identitaire. Mais tout cela par la vertu d’une seule et même construction socio-spatiale : le territoire.

Le reste à inventer

Il n’en a pas toujours été ainsi. Dans les années 1950-60, le mot s’écrit uniquement au singulier et porte l’ambition du déploiement industriel de nouveaux champions nationaux. L’aménagement du territoire est l’agenda spatial de ce déploiement capitaliste intégrateur des bassins d’emploi de province. Puis, contre l’intégration spatiale de ce qu’on a pu appeler à l’époque le capitalisme monopoliste d’État, le territoire est devenu progressivement, dans les années 1970, le cadre de mobilisations locales de sociétés du travail vivant toute la violence de cette intégration, sur divers fronts (Lip, Larzac, Golfech, vignoble languedocien,…), et sans que le territoire soit pour autant un sujet politique. Il le devient clairement avec la décentralisation portée par la gauche, mais dont il faut se souvenir des divergences de fond : décentraliser pour mettre la main sur l’exercice de la régulation croisée entre nouveaux notables du pouvoir local et serviteurs de l’État déconcentrés ? Ou bien décentraliser pour « décoloniser la province », comme disait Michel Rocard dès 1966, et réinventer la démocratie ? Durant les années 1990, on assiste à cette bataille où le territoire passe encore pour un mot plutôt de gauche, alors que s’installe la confusion idéologique entre ses différents hérauts. La sédimentation se complète depuis les années 2000, d’une part avec l’investissement écologique du territoire comme alternative à l’effondrement global, d’autre part avec l’investissement identitaire des « gaulois réfractaires » de divers mouvements populistes et de plus en plus clairement néofascistes.

Pour redonner de l’exigence conceptuelle au terme, en même temps que de la clarté politique, il faut sans doute commencer par rappeler deux choses. La première, c’est que le territoire, qui a toujours une échelle, en a en réalité mille : en tant que rapport d’appropriation de l’espace (toute forme d’appropriation), il fonctionne à tous les niveaux, du plus local au plus global. Par conséquent, ramener plus ou moins explicitement la notion de territoire à une seule de ces échelles, quelque part entre l’échelon communal et l’échelon départemental, est un appauvrissement conceptuel doublé d’un enfermement politique. La véritable vocation politique du territoire, si l’on tient à lui en reconnaître une, ce n’est pas l’affirmation plus ou moins souveraine de telle ou telle de ses échelles, et la soustraction à l’égard du système multiscalaire avec toutes ses contraintes. C’est au contraire l’invention politique de ce qui articule toutes les échelles, dans un continuum de plus en plus exigeant parce que de plus en plus ample et actif, du local au mondial. Dit simplement, le véritable sujet à développer au nom du territoire, ce n’est pas ce qui se passe en son sein, c’est ce qui peut se passer à partir et autour de lui. Voilà trente ou quarante ans que mijote en France le chaudron territorial, dans des récipients qui alternent en taille et pour des recettes qui commencent à dégager de drôles d’odeurs. Il est temps de passer, au nom des territoires et avec eux, à une politique de l’interterritorialité à tous les étages et dans tous les contextes.

En outre, second rappel, le territoire n’a jamais résumé à lui seul l’ensemble des rapports que les sociétés établissent avec l’étendue, l’espacement, la distance, la diversité, la nature géographiques. Il est même relativement tardif dans l’histoire des spatialités humaines, parce qu’il implique une certaine sédentarité, des capacités d’inscription, d’institution et de contrôle qui mettent longtemps à produire des aires délimitées et hiérarchisées, des frontières, des périmètres emboîtés, un pavage territorial exhaustif. Historiquement, les réseaux précèdent de beaucoup les territoires. Non pas les infrastructures techniques nées de l’ère industrielle, mais les relations, organisations, nœuds, circulations, échanges et régulations qui ont tissé les liens humains bien avant qu’ils ne se territorialisent. Le pouvoir des territoires n’a d’égal que la puissance des réseaux, réactivée d’époque en époque, et l’actuelle est sans équivalent : elle combine l’empire du numérique et la reconnaissance du vivant non humain si fondamentalement réticulaire.

C’est pourquoi le « au nom des territoires », même interterritorial, est incomplet, voire hémiplégique. Le défi politique des sociétés contemporaines, c’est d’une part, d’investir le pouvoir des réseaux techniques qui sont depuis leur origine largement hors champ politique ; d’autre part, de concevoir une nouvelle politique des réseaux et cycles du vivant, celui du carbone parmi bien d’autres, en accord avec le système qu’ils constituent et en tenant compte de ses vulnérabilités. Nous avons besoin des territoires, à toutes les échelles, pour construire une partie des réponses à ces deux immenses défis. Mais nous avons aussi besoin d’en sortir et de trouver autre chose pour inventer l’autre partie.

1Jacques Lévy, « A-t-on encore (vraiment) besoin du territoire ? », Espace Temps, no 51-52, 1993, pp. 102-142.

2Jacques Lévy, Michel Lussault (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Belin, 2013.

3Rémi Barbier, Philippe Hamman (dir.), La fabrique contemporaine des territoires, Le Cavalier Bleu, 2021.

4En particulier, La France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion, 2014.

5Guillaume Faburel, Les métropoles barbares, Le passager clandestin, 2019.