Des failles dans la démocratie

Dans les années 1970-75, la tache sur la démocratie américaine avait été cette petite fille à demi-nue hurlant dans les flammes de napalm sur une route du Vietnam. En 2015, la tache sur le drapeau européen, c’est le corps de ce petit garçon de trois ans échoué sur la plage turque de Bodrum. Avec sa mère et son frère ils espéraient gagner l’île de Kos pour échapper à l’enfer syrien. Des années plus tard, ce sont ces hommes gelés dans la neige, à la frontière du Bélarus et de la Pologne que la Russie avait obligeamment convoyés.

Les États-Unis ont le Rio Grande, leurs murs en construction, leurs patrouilles qui chassent les migrants tentant de rentrer au Texas. L’Europe, toute l’Europe, a, elle, la Méditerranée, cette mer de l’Asie Mineure à Gibraltar, avec ses milliers de noyés chaque année. Le Parlement européen serait bien inspiré d’ajouter une étoile noire aux douze étoiles jaunes, tant que l’Europe n’aura pas adopté la devise qui accueillait les immigrants européens à Ellis Island, New-York, « welcome to America ».

L’Europe via son Parlement, seule institution directement élue, annonce en grande pompe recevoir les humiliés et offensés du monde entier, les prix Nobel rebelles en leur pays ; elle se prétend terre d’asile et d’accueil. Se pose-t-elle la question de ceux qui vivent, travaillent, enfantent, élèvent, vieillissent et meurent sans jamais devenir citoyens ni élire leurs députés ? Elle s’honorerait de convoquer des États généraux, composés de délégués de toutes les populations migrantes dans leur diversité – des étudiants étrangers, des enfants nés en France d’un ou de deux parents étrangers, des sans papiers aux demandeurs d’asile –, afin de collecter les doléances de ce pan de la démocratie qui manque, au lieu de payer des milliards à la Lybie, la Tunisie ou le Maroc pour qu’ils jouent le rôle de garde-frontières et de fermer les yeux sur les tortures qu’y subissent les migrants.

La gauche, ou ce qu’il en reste sur les travées de l’Europarlement, pense qu’il vaut mieux minimiser la question, que cela s’arrangera. Pas de vague. Pas de provocation, la situation est déjà assez tendue comme cela. Comme si cette tactique dilatoire allait combattre efficacement le populisme de certaines populations « nationales » qui ne se sentent exister qu’en crachant sur les nouveaux venus quand bien même, comme Trump, leurs parents ou grands-parents seraient arrivés comme immigrés. Une bonne partie du PPE (Parti populaire européen) qui regroupe les droites et l’extrême droite et s’imagine le vent en poupe, joue sur la peur de l’invasion, de la submersion par le grand nombre.

Un mouvement migratoire permanent

Parlons-en, justement, de cette invasion, de cette submersion, en dehors des fantasmes. L’immigration internationale (extra-européenne quand on se cale sur la dimension de l’Union Européenne) est un fait structurel permanent. Pour la France, depuis les années 1880-90 ; pour d’autres États-membres, dans l’après guerre 1939-1945. Comme tout mouvement permanent, cette immigration connaît des phases intenses et des périodes de ralentissement, comme entre 1973 et 1990. Mais au début des années 2000, malgré la désindustrialisation à l’échelle mondiale, l’appel à de nouveaux immigrants persiste. L’appel à la main d’œuvre étrangère touche maintenant les services, se répand dans les territoires jusque-là moins touchés. Moins d’usines, ralentissement des retours, diffusion de cette population dans les services, dans les villes petites et moyennes. On a eu vite fait de dire que les vagues fortes d’immigration étaient derrière nous. Il n’en était rien. Partout, en France comme en Europe, les secondes générations nées en France ou en Europe ou arrivées très jeunes, apparaissent dans les écoles, dans les quartiers populaires. Dans la plupart des pays européens, les nés d’au moins un parent né à l’étranger représentent presque le quart de la population active. Le Front national et autres Zemmour ont raison de dire que ce n’est pas rien, contrairement aux gouvernements successifs de gauche comme de droite qui ont minoré ces flux. Mais, ce qu’oublient de dire nos croisés contre l’invasion, c’est qu’au cours des siècles précédents, des populations rurales venues de toutes les provinces de France et de Navarre, parlant des dialectes parfois très éloignés du français, représentaient des ordres de grandeur semblables. Même chose pour la plupart des pays européens. Que, dans des sociétés très peu sécularisées, les différences de religions entre catholiques et protestants étaient plus violentes à bien de égards que celles qu’on observe aujourd’hui entre chrétiens et musulmans.

Nouvel enjeu de la main d’œuvre immigrée

Se rendre compte pour la vieille Europe vieillissante de l’importance de sa composante venue d’ailleurs, la prendre en compte, lui donner une place dans la démocratie, est d’autant plus nécessaire que la « silver economy » (économie des têtes argentées) devient un secteur important, avec la multiplication des besoins en travailleurs du soin (infirmières, médecins, aides à domicile). Il en est de même des besoins en travailleurs de l’industrie, avec les nouveaux hymnes à la « réindustrialisation stratégique » (pour la défense et les industries pharmaceutiques notamment).

Un exemple cruel de cet enjeu économique touche la Hongrie, pays modèle d’une société hostile à l’immigration, autoritaire. Le pays de Viktor Orbán a refusé systématiquement l’immigration. Il est passé en vingt ans de 11 millions à 9,7 millions d’habitants. Cela l’a-t-il préservé de l’immigration ? Non ! Pour sauver son industrie automobile menacée par la délocalisation des chaînes de montage allemandes, il lui a fallu passer à la voiture électrique. Une immense usine de batterie est en construction, réalisée par des investisseurs… chinois. Où recruter les ouvriers ? Inutile de les chercher sur place. La Chine propose une usine avec main-d’œuvre… chinoise.

Récemment, en France, les paysans et leurs syndicats majoritaires ont violemment protesté contre la PAC. Message reçu 5/5 par Bruxelles, mais aussi par le gouvernement français dont la première mesure concrète a consisté à classer les métiers des travailleurs agricoles (manœuvres saisonniers) en métiers « en tension », en en faisant des candidats prioritaires à des cartes de séjour temporaires de 6 mois et peut-être à terme, à des régularisations. Les patrons n’avaient jamais été gênés d’embaucher des clandestins dans la région de Carpentras dans les années 1970 ; les mêmes participaient « religieusement » aux protestations du Front national d’alors contre l’immigration et enfermaient la nuit leur main-d’œuvre dans des dortoirs militarisés !

Rétentions aux frontières de l’Europe

Mais, direz-vous, l’Europe a fait un effort en renouvelant le pacte européen sur l’asile et la migration. Voyons en détail.

La loi asile-intégration-immigration a été promulguée en France le 26 janvier 2024 et le pacte européen sur la migration et l’asile avalisé par les États-membres le 8 février 2024. Ces deux nouveaux règlements, national et européen, convergent dans le temps et en esprit. Les deux affichent le même objectif de réduire la « pression migratoire ». Ce qui, pratiquement, se traduit par un double mouvement contradictoire mais concordant du point de vue de ses effets : refouler les étrangers, coté hexagonal ; empêcher les étrangers d’entrer sur le territoire des États-membres côté européen.

Le pacte européen innove en créant une nouvelle procédure, « la procédure à la frontière1 » qui statuera sur la légitimité de la demande d’asile avant que l’étranger ne pose le pied sur le sol européen. Il s’agit de renforcer le contrôle aux frontières et corriger la « procédure Dublin » si défavorable à certains pays comme l’Italie, l’Espagne, et la Grèce, à qui incombait l’obligation de traiter les demandes d’asile des étrangers arrivés ou échoués sur leurs côtes. Le pacte prévoit d’ajouter un obstacle supplémentaire sur le chemin de l’asile. Les demandes d’asile seront désormais filtrées en amont des frontières européennes et en accéléré, par des agents de la police ou des gardes-frontières ou autres agents ayant reçu une formation ; ils se prononceront sur la recevabilité ou l’irrecevabilité des demandes. 

Avant de pouvoir entrer sur le territoire européen, les exilés devront donc passer par un sas de tri : « La durée de la procédure à la frontière pour l’examen des demandes de protection internationale devrait être aussi courte que possible tout en garantissant un examen complet et équitable des demandes. » (art. 40 quinquies). Pendant la durée de la procédure, les étrangers seront en détention en zones de transit. Ainsi, le modèle des « zones d’attente », déjà existantes en France dans les zones portuaires et aéroportuaires, où les personnes sont enfermées sans autre droit que celui d’attendre qu’il soit statué sur leur sort, – admission ou refoulement – vont se multiplier aux frontières ou dans des « pays tiers partenaires » comme l’Albanie ou le Rwanda. Le filtrage des entrées sur le territoire européen condamnera les étrangers à demeurer trois mois pour les plus chanceux ou six mois et davantage en cas de recours, et douze mois quand la procédure de retour est activée. Ces durées approximatives doublent ou triplent toujours dans la réalité. À ces temps d’attente s’ajouteront, pour les exilés ayant acquis l’autorisation d’entrer sur le territoire européen et d’introduire leur demande d’asile auprès de l’OFPRA (Office français pour les réfugiés et les apatrides) ou son équivalent dans l’État-membre responsable, les mois ou l’année de rigueur attachés au fonctionnement des institutions.

Ces centres dans lesquels les étrangers adultes et enfants seront contraints de patienter, ces temps morts auxquels ils seront condamnés, ont déjà pour noms Lesbos, Chios, Samos, Kos et Leros, Lampedusa. Les prochains camps seront ailleurs, en amont des frontières de l’Europe ou dans un pays tiers, payé en échange de la prise en charge du fardeau humain immobilisé, comme mort, pendant des mois voire des années. Comment un si sinistre commandement imposé aux étrangers peut-il servir de ciment entre les pays européen et contribuer à former « un espace de liberté, de sécurité et de justice » ? Ce sont les termes mêmes de l’article 1er du règlement européen sur l’asile et immigration :  « En constituant un espace de liberté, de sécurité et de justice, l’Union devrait assurer l’absence de contrôle des personnes aux frontières intérieures et développer une politique commune en matière d’asile, d’immigration et de contrôle des frontières extérieures de l’Union qui est fondée sur la solidarité entre États membres et qui est équitable à l’égard des ressortissants des pays tiers2. »

Réarmer la colonialité

Le texte précise que chaque État doit prendre sa part de responsabilité à la gestion de lexclusion des étrangers, partage fondamental qui conditionne la liberté et la sécurité intérieures. Et la suite ne manque pas d’humour : l’équité des contributions à la charge de chaque État est censée s’étendre au traitement égalitaire des expulsions des ressortissants des pays tiers. L’équité intérieure des pays membres est la garantie que les ressortissants tiers, extérieurs, seront équitablement refoulés !

Mais il n’y a pas de transfert d’égalité possible entre « égaux » qui définissent les règles de l’équité et ceux qui les subissent. Entre les maîtres des horloges qui découpent le temps en tranches et ceux qui sont dans les tranchées, il n’y pas équité possible. Entre les faiseurs de frontières et ceux qui les traversent, il n’y pas équité possible.

Qui sont les ressortissants des pays tiers ?  Ce sont ceux qui sont venus demander l’asile en Europe, ceux qui demandent à ressortir à une autre juridiction que celle de leur pays d’origine qui ne les protège pas. C’est le sens propre du mot « ressortir à » indique Littré : s’enfuir, chercher un recours, re-sortir, re-obtenir. Or, ce sont eux, ces ressortissants, venus demander une protection, que le pacte européen veut trier, trie déjà en « dublinés », en originaires de pays considérés comme sûrs, en potentiellement fuyards ou menaçant l’ordre public, avant même de s’intéresser aux critères de la convention de Genève. Mais au lieu que ce tri génère des injustices et dégénère en pagaille à l’intérieur de l’espace Schengen, il sera fait aux marges de l’Europe qui se délestera de ce travail sur des pays tiers consentants, rémunérés. Les pays-membres s’engagent à contribuer « équitablement » à la gestion de ces ressortissants, en passant des accords avec des pays prêts à gagner de l’argent pour ce gardiennage. La rentabilité de l’immigration, illégale et judiciarisée quand elle est organisée par des passeurs, devient légale et morale quand elle l’est par les États. Pourrait-on appeler cela, « réarmer la colonialité »?

Liberté économique, brutalité nationale

D’un côté, nous avons la réaffirmation du bien fondé de la libre circulation comme principe général, à condition qu’elle soit gérée de façon raisonnable, dans l’ordre, c’est-à-dire canalisée et non « sauvage » ou « irrégulière » ; et l’on voit difficilement un fonctionnement de l’économie capitaliste mondialisée sans recours possible à l’immigration (tous les employeurs sont pour). De l’autre côté, la brutalité des procédures n’est pas tant remise en cause que le partage du fardeau du contrôle entre États-membres. Les pays riverains de la Méditerranée comme la Grèce, l’Italie ou l’Espagne, qui n’arrivent pas à fixer à leur avantage les entrants qui partent vers le Nord (voire vers le Royaume-Uni, devenu pays tiers) réclament le partage du fardeau. Quitte à payer des pays en dehors de l’Union pour stocker ou renvoyer les migrants jugés indésirables. Comme on l’avait fait avec la Turquie pour tenir une bonne partie de l’immigration massive lors de la guerre civile en Syrie.

Quand une population arrivante formant entre 10 et 20 % de la population totale et presque le quart de la population active, est maintenue dans un statut d’infériorité juridique parce que précaire, on n’est pas loin de la séparation ayant existé dans l’empire colonial français entre les citoyens nationaux et les « sujets » de l’Empire. Et pas loin non plus de la discrimination hommes / femmes qui a perduré au XXe dans les usines jusqu’aux grèves répétées des femmes et du mouvement des suffragettes pour le droit à l’égalité. Comme s’il fallait toujours compenser le poids, la puissance de cette main-d’œuvre plus nécessaire que jamais par une infériorisation juridique structurelle.

Décidément, notre démocratie européenne est bien semblable à l’Athènes de l’Antiquité. L’agora, la place publique aux citoyens patentés ; le travail, la sueur, le travail reproductif aux femmes étrangères, aux métèques dans le meilleur des cas, aux esclaves pour les clandestins qui triment dans les sweat shops modernes.

Il y a du travail sur la planche Messieurs et Mesdames les député(e)s européen(ne)s, pour arriver à une véritable démocratie ! Dans le mythe grec d’Europe, princesse lydienne enlevée par Zeus déguisé en taureau de la délivrance et de la douceur, puis violée et engrossée en Crète, il y a la représentation inversée des razzias doriennes en Asie Mineure à la recherche de femmes3. Avec le vieillissement de la population européenne dite de « souche » (si jamais un tel terme a une signification), nos modernes Doriens, entrepreneurs à la recherche de main d’œuvre, gouvernements à la recherche de populations fécondes, ne seraient-ils pas en train de refaire aux immigrants le même tour de passe-passe ? Et faut-il s’étonner si les jeunes générations, enfantées dans cette immigration, explosent de colère en découvrant, pour les femmes, le masculinisme continué, et pour les hommes, le mirage d’une vie heureuse par le travail dépendant et assujetti que leurs parents avaient fui ?

1https://data.consilium.europa.eu/doc/document/ST-10444-2023-INIT/fr/pdf (art. 40)

2Op. cit. Repris dans : https://data.consilium.europa.eu/doc/document/ST-6365-2024-INIT/en/pdf

3François Gange, Le viol dEurope, ou le féminin
bafoué. 2007. https://fr.wikipedia.org/wiki/Europe_(fille_
d %27Agénor)