À quelle mise en forme du social devrions-nous nous fier ? Comment représenter la société lorsque les outils numériques nous donnent des capacités accrues de représenter les êtres et les collectifs dans des espaces digitaux aux paramètres si flexibles que tout leur semble permis ?
L’intérêt d’une confrontation des débats sociologiques avec les figurations que projettent l’art contemporain, dans l’exposition Multiversités créatives, est de mettre en tension de nouvelles façons d’architecturer le monde et les manières de penser le social à l’heure des big data. Les machines numériques sculptent désormais des objets en référant leurs formes aux flux de données qui jaillissent de l’incessante activité des bases de données du web. L’accélération des processus de calcul et le déluge de nouvelles données que favorise la digitalisation progressive de toutes les traces de la vie quotidienne se déploient dans tous les domaines : prolifération des sources d’information, digitalisation du dossier médical et des informations personnelles, modèles probabilistes de l’assurance, développement des outils de data mining dans la relation client, capture et suivi des traces de mobilité, de communication ou de navigation. Stockées, agrégées, calculées, les données entrent de plus en plus souvent dans des dispositifs de marché, de surveillance, d’évaluation ou de recommandation. D’une utilisation ex post réservée à des statisticiens professionnels, les mesures deviennent des indicateurs ex ante, s’inscrivent à même les interfaces et s’introduisent dans les usages les plus quotidiens.
Pour l’heure, la mise en place d’un monde des données est souvent appréciée, avec enthousiasme ou frayeur, comme une nouvelle puissance susceptible, pour les uns, de réinventer les marchés et l’organisation, de rendre la démocratie plus transparente, de faciliter les interactions avec les choses et l’environnement ou d’élaborer des connaissances prédictives, alors que d’autres s’alarment des usages commerciaux des fichiers, des menaces sur la vie privée, de la dictature de l’hyper-visibilité ou de la colonisation du monde vécu par un esprit de calcul et d’évaluation. Les données sont moins interrogées dans leur matérialité, pour ce qu’elles sont et pour ce qu’elles font, que pour mettre en scène les espoirs et les craintes qu’elles suscitent.
Faire parler des mondes de données
Or, pendant que s’affole le débat sur les risques et les opportunités des big data, d’autres s’affairent à régler les algorithmes destinées à faire « parler » les données. Ils entretiennent un rapport beaucoup plus « réaliste » à la façon dont la multiplicité des traces numériques n’engage aucune signification a priori et s’échinent à construire de nouveaux artefacts computationnels destinés à mettre en signification les mondes de données. Ils composent avec l’hétérogénéité grandissante des traces, testent des modèles, mobilisent de nouveaux savoirs statistiques et conçoivent de nouvelles formes de visualisation. Car des données, il faut faire sens et forme. Les œuvres présentés dans Multiversités créatives explorent les nouveaux paradigmes visuels que peuvent composer les mondes de données lorsqu’ils rencontrent des algorithmes.
Dans le domaine du marketing, du design et du journalisme, la question de la visualisation des données est depuis quelques années en animation constante. Elle se nourrit à la fois de l’augmentation des possibilités offertes par les outils informatiques et graphiques et surtout de l’accroissement des sources et des flux de données. Les gigantesques bases de données que les nouveaux vecteurs numériques sont en train de constituer sont pourtant « idiotes ». Alors que la construction de la statistique traditionnelle s’est appuyée sur un ensemble de techniques destinées à produire une représentation catégorielle du monde, le monde des big data ne cherche pas à représenter le social mais à l’aspirer. À l’échantillonnage catégoriel, il préfère la totalité réticulée et aspire dans ses serveurs gloutons un ensemble proliférant, désordonné et hétérogène de traces et d’informations dont il est difficile de rendre sens.
Désormais plus que le tableau ou la liste classée, c’est le graphe qui est devenu la principale signature visuelle des nouvelles données numériques. Visualisées avec Pajek, Guess ou Gephi, les proliférantes données digitales sont représentées sous formes de nœuds et d’arrêtes. Elles se nouent et se dénouent dans des clusters, forment des agrégats et des chemins, se laissent zoomer et dézoomer. Le graphe est devenue l’outil d’exploration des traces numériques et, de façon significative, les algorithmes qui sont nécessaires à cette mise en forme ne sont plus destinés à produire des agrégats catégoriels produisant des indices et des taux de corrélation, mais à visualiser le placement des points sur les nouvelles cartes digitales, comme en témoigne le travail mené par Linkfluence pour représenter les liens entres les sites et blogs politiques du web.
Le calcul ne mesure plus des causes, des déterminations ou des corrélations, il visualise l’espace des relations entre des données hétérogènes. Les interprétations ne sont plus disponibles sous forme de théories et d’hypothèses déjà constituées, mais l’interprète doit tracer son chemin en explorant la carte des données sans boussole ni théorie préalable. Ce changement de paradigme dans les techniques de traitement des données qui déplace les techniques de visualisation du tableau de chiffres vers le graphe nœuds-lien est aussi le témoin d’une transformation des manières de construire et de représenter la société dans le travail des sciences humaines.
Le monde des big data
Ce qui anime la croissance continue du web est l’extension vorace du périmètre des données qu’il prélève sur le monde, processus dont l’ambition est la « digitalisation de la vie elle-même[1] ». Le web s’étend en transformant en objets numériques des choses, des activités, des flux ou des états qui restaient précédemment dans l’ombre. Silencieusement ancrées à leur contexte, ces traces n’avaient pas de raisons particulières de circuler dans un espace d’information plus large. Idiosyncrasiques, non ou peu intentionnelles, souvent à peine perçues et isolées en tant que telles, elles ne font pas sens hors de leur contexte et lui sont souvent si profondément attachées qu’elles ne se distinguent pas du flux d’activité des individus. En leur donnant une existence numérique, le web rend perceptibles, mobiles et dénombrables des états du monde jusqu’alors inaperçus. Cet insatiable mouvement d’expansion, dont le point de fuite est le développement d’un Internet des objets, procède d’un processus de rationalisation qui vise à capturer ces états « à bas bruit » du monde afin d’en faire des informations digitales. Il s’agit de transformer des empreintes en indices, de faire signe avec des traces[2].
Pris individuellement, ces enregistrements du quotidien des individus semblent de peu de signification, mais rendus communs, ils peuvent constituer des espaces documentaires inattendus et initier les coordinations opportunistes qui sont au principe de la formation des communautés sur le web[3]. Un même processus s’observe pour de nombreuses empreintes de la vie quotidienne. Nous n’avions pas idée de compter notre nombre d’amis, Facebook nous a appris à le faire. Nous ne mesurions pas le nombre de kilomètres parcourus dans la journée, Fitbit le fait pour nous. Nous ne dénombrions pas le nombre d’actions militantes (réunions, tracts distribués, porte-à-porte ou appels téléphoniques), MyBarackObama.com en a fait un badge de fierté à afficher devant ses proches. Alors que les trajets quotidiens, les efforts sportifs, la consommation électrique ne laissaient pas de traces exploitables, étaient oubliés à l’instant et ne devenaient support d’aucune connaissance, ou d’une connaissance simplement locale et à usage strictement personnel, ils sont aujourd’hui devenus des prises exploitables qui peuvent, en certaines circonstances, servir à produire de l’information, du réseau, des métriques ou des conversations. La numérisation des traces participe donc à un mouvement d’emprise sur le monde qui augmente les possibilités de faire sens d’empreintes multiples lorsque celles-ci sont rendues publiques et partageables. La composition des représentations de la société ne cessent de s’élargir à de nouveaux types d’informations qui n’appartiennent pas aux catégories traditionnelles (l’âge, le lieu, la catégorisation socioprofessionnelle, le niveau de revenu…) de figuration du social.
Un renversement temporel
Cependant la signification de ces nouvelles traces numériques est loin d’être acquise d’emblée. Il y a même lieu de se demander à quoi ces empreintes bruyantes, étranges et apparemment sans objet sont destinées. Leur conférer le statut d’« information » paraît surestimer très largement leur capacité indicielle. Souvent, le web capture de nouvelles empreintes sans finalité explicite. Il laisse le libre jeu de la coopération entre internautes décider de ce que ces données, une fois rendues publiques, pourront leur signifier. Les promoteurs des données ouvertes disent aux institutions que si elles ne peuvent pas leur dire préalablement pour quels usages les données doivent être rendues publiques, il se trouvera toujours des internautes qui, a posteriori, sauront les faire parler[4].
Le renversement temporel de l’ex post vers l’ex ante est une caractéristique centrale de l’économie informationnelle de l’Internet. Les données sont publiques par défaut, alors que nous avions l’habitude de les considérer privées par défaut. Le web publie puis filtre, alors que les médias traditionnels filtraient avant de publier. La visualisation précède l’interprétation.
Cette inversion s’applique aussi au sens du travail statistique lorsqu’il passe d’une situation de rareté à un contexte d’abondance des données. Alors que la statistique a longtemps conçu la production de données comme un moyen de répondre à des hypothèses formées préalablement, aujourd’hui, les hypothèses apparaissent comme des conséquences émergentes du travail de fouille effectuée au sein de gigantesques masses de données « idiotes ». Les nouvelles techniques de traitement statistique du data mining basée sur la fouille des données et l’apprentissage ne font aucune hypothèse préalable sur les données, aussi hétérogènes soient-elles, qu’elles calculent. Et il n’est pas rare qu’elles prétendent rendre pertinentes des corrélations sans cause[5]. Pour certains, le travail d’interprétation des sciences humaines n’aurait plus de raison d’être dans l’ère des big data et pourrait être abandonné au récent mariage du bevaviorisme et des algorithmes.
Dans « L’âge des Petabits », Chris Anderson, rédacteur en chef de Wired, écrit : « C’est un monde dans lequel des quantités massives de données et les mathématiques appliquées remplacent tous les autres outils qui pourraient être utilisés. Exit toutes les théories sur les comportements humains, de la linguistique à la sociologie. Oubliez la taxinomie, l’ontologie, et la psychologie. Qui peut savoir pourquoi les gens font ce qu’ils font ? Le fait est qu’ils le font, et que nous pouvons le tracer et mesurer avec une fidélité sans précédent. Si l’on a assez de données, les chiffres parlent d’eux-mêmes[6] ».
Le moment de la visualisation
C’est dans ce contexte que la visualisation des données numériques sous formes de graphes nœuds-liens est apparue comme une nouvelle étape dans le travail d’analyse des données. Entre la trace et l’interprétation se glisse désormais le moment de la visualisation. Celui-ci est apparu comme un moyen de court-circuiter la connexion immédiate et invisible entre les données et les algorithmes statistiques. Face aux torrents des big data, un détour s’impose : regarder les données, circuler dans le flux décousu des traces, tester la solidité des connexions entre entités, préserver une sorte d’état élémentaire des traces. La visualisation est venue interrompre l’interprétation automatique de la statistique.
Dans le domaine des web sciences, où se retrouvent informaticiens et sociologues, la créativité des chercheurs s’est considérablement épanouie ces dix dernières années, ainsi qu’en témoigne le site visualcomplexity sur lequel Manuel Lima rassemble les multiples expériences de représentations des données sous forme de graphes[7]. Outre le fait que la sélection de ces figurations se fait moins en fonction de leur apport scientifique que de leur esthétique visuelle et de leur capacité à proposer de nouvelles façons de naviguer dans les données, ces représentations introduisent du jeu dans les catégories habituelles de description du monde social.
Sur les outils de Jeffrey Heer, il est possible de voir les réseaux d’« amis » Facebook, Friendster ou Orkut s’organiser en blocs colorés, mais les liens d’amitiés sont-ils vraiment des témoins de ce que l’on entend habituellement par amitié ? Sur Linkfluence, il est possible de naviguer entre les blogs regroupés par territoires thématiques, mais cette territorialisation peut-elle être comparée à une géographie urbaine avec ses routes nationales, ses artères et ses chemins vicinaux ? Sur HistoryFlows, il est possible de naviguer temporellement dans la rédaction coopérative d’un article de Wikipédia, mais cette trajectoire est-elle le reflet de ce que l’on avait habituellement l’habitude d’entendre comme échange d’arguments ? Sur les graphes de Nicholas Christakis et James Fowler qui représentent le poids des personnes et leurs liens sociaux, il semble que l’obésité soit contagieuse au sein d’un réseau amical[8].
Regarder avant d’interpréter
Ces nouvelles approches entrent en résonance avec les transformations des paradigmes interprétatifs dans les sciences sociales. Elles semblent entériner l’idée d’une dilution des formes sociales instituées, des catégories stables et des interprétations robustes. De façon parfaitement ambivalente, elles peuvent alors à la fois servir la disparition de l’effort interprétatif des sciences sociales au profit d’une simple symptomatologie d’un monde soudainement devenu « liquide[9] », comme elle peut renforcer le travail d’inventivité interprétative de la sociologie s’attachant à identifier de nouvelles façons d’associer les entités qui composent le monde social. Ce que la visualisation des nouvelles traces digitales fait alors voir, c’est que les catégories d’interprétation traditionnelles ne tiennent plus d’elles-mêmes et qu’il faut commencer par regarder avant d’interpréter[10].
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