Multitudes – En France, comme dans beaucoup d’autres pays, les termes de « populime » et de « populiste » sont utilisés pour disqualifier un certain type de discours politique. Pierre Rosanvallon définit cette notion en la caractérisant par « une triple simplification » : 1) « une simplification politique et sociologique : considérer le peuple comme un sujet évident, défini par sa différence avec les « élites » » ; 2) « une simplification procédurale et institutionnelle : le populisme considère que le système représentatif et la démocratie en général sont structurellement corrompus par les politiciens et que la seule forme réelle de démocratie serait l’appel au peuple, c’est-à-dire le référendum » ; 3) une « simplification dans la conception du lien social : le populisme pense que ce qui fait la cohésion d’une société, c’est son identité et non pas la qualité interne des rapports sociaux. Une identité qui est toujours définie négativement. À partir d’une stigmatisation de ceux qu’il faut rejeter : les immigrés, ou ceux qui ont d’autres religions (d’où la centralité de la question de l’Islam aujourd’hui, par exemple) »[1]. Dans quelle mesure partagez-vous une telle analyse ?
Marcus Rediker – Ces points méritent discussion, mais pour commencer, revenons en arrière, et commençons par nous intéresser à l’histoire. Le concept de « peuple » remonte au moins à la Rome antique, mais il a pris un sens très intéressant dans le monde maritime : les membres de l’équipage d’un navire étaient appelés « the people » pour les différencier du capitaine et des officiers. L’origine moderne du terme, bien plus connue, remonte bien entendu à « l’âge des révolutions » (1760-1840), lorsque des gouvernements républicains multi-classes renversèrent des monarchies tout autour de l’espace atlantique, pour instituer « le peuple » comme la source de la souveraineté politique. Les révolutions américaine, françaises et haïtienne ont illustré ce processus, avec chacune sa conception particulière de ce qu’était « le peuple ». Le terme de « populisme » est quant à lui d’un usage encore plus récent. Aux USA, il est entré dans le lexique politique durant les années 1890, quand des fermiers du Sud et du Middle West des États-Unis se sont révoltés contre les banquiers et les hommes d’affaires du Nord-Est et contre les partis politiques dominants, pour former le « Parti Populiste ».
On peut dire que le pouvoir politique a toujours été largement populiste aux USA, parce qu’il n’y a jamais eu de véritable aristocratie et parce que la monarchie de droit divin n’a jamais eu de véritable emprise. Même durant l’époque coloniale, le pouvoir politique a toujours dû apparaître comme « populaire » pour pouvoir revendiquer sa légitimité. Différents types de populismes ont été amenés à jouer des rôles clés dans l’évolution de la pensée et des pratiques démocratiques. Tout cela pour rappeler que le « peuple » et le « populisme » ne sont nullement des sujets simples ni évidents, mais bien plutôt des constructions historiques, dotées d’une longue généalogie longue, complexe et persistante.
M. – À travers votre travail sur l’histoire du prolétariat pré-moderne au sein de l’espace atlantique, vous avez documenté et raconté la façon dont « le peuple » vivant sur les navires des XVIIe et XVIIIe siècles offrent un modèle particulièrement éclairant pour comprendre – et pour construire – la notion de « peuple » dans une pensée politique émancipatrice : le peuple apparaît en effet dans votre Hydre aux mille têtes [2]sous la figure d’un « motley crew », c’est-à-dire d’une multiplicité diverse et hétérogène, multi-linguistique et multi-ethnique, forcée de coexister et de « faire équipe » sur l’espace très restreint et éminemment périlleux du navire marchand. Autant l’on peut admirer la force de cette figure du « motley crew », ainsi que les prémisses et les conclusions des analyses que vous en proposez, autant il faut bien constater que les discours aujourd’hui perçus comme « populistes » gagnent des adeptes en jouant plutôt la carte de la pureté ethnique, de l’homogénéité linguistique, plutôt que celle de la diversité que vous avez mise en valeur dans le pré-prolétariat du passé. Cela nous semble soulever une triple question.
Tout d’abord, est-ce selon vous une caractéristique structurelle du discours populiste que d’opposer un « nous » à un « eux », c’est-à-dire de se constituer en groupe à travers l’identification et la nomination d’un ennemi ? On entend souvent dire que l’un des problèmes centraux des discours politiques (émancipateurs) aujourd’hui tient à leur difficulté à identifier un ennemi, parce que tout effort d’intelligence nous conduit à reconnaître la complexité, l’intrication, l’enchevêtrement, les ambivalences et les impuretés dont se composent nos réalités, avec pour résultat que chacun de nous se trouve souvent avoir un pied dans chacun des camps qu’on essaie d’opposer. Peut-il selon vous y avoir une mobilisation politique émancipatrice qui ne passe pas par la désignation (forcément simplificatrice) d’un ennemi ?
M. R. – Je crois que toute forme de politique est basée sur une certaine perception (variable) de rapports d’intérêts et de relations de pouvoir, et qu’elle doit dès lors nécessairement impliquer une dichotomie entre un « eux » et un « nous ». Cela est vrai des perspectives fondées sur les notions d’empire, de nation, de classe, de races, de genres et de sexualité. Le populisme n’est aucunement différent des autres formes de pensées et de prises de positions politiques sur ce point.
L’historien E. P. Thompson apprenait à poser la question du qui à qui ? Qui est en train de faire quoi à qui ? Nous devons humaniser à la fois le passé et le présent, et nous devons nommer les agents, de façon à comprendre les agentivités et les dynamiques des transformations historiques. À mes yeux, les mouvements d’en bas ont besoin d’ennemis, comme ils ont besoin de colère contre ce que ces ennemis leur ont fait. Rester connecté aux sources de cette colère au sein de quelque société que ce soit est l’une des choses les plus importantes que tout penseur et tout activiste doivent s’efforcer de faire.
M. – Comment peut-on imaginer ou alimenter un discours populiste qui construise le « nous » comme un « motley crew », plutôt que comme un peuple fantasmé comme ethniquement homogène ? Et à qui un tel « nous » créolisé s’opposerait-il comme à son ennemi ? Ou plutôt qu’à imaginer un futur aléatoire, en tant qu’historien, pouvez-vous évoquer pour nous d’autres exemples historiques de mouvements populaires construits sur le modèle du « motley crew » ?
M. R. – Comme vous le savez, parce que certains d’entre vous ont directement participé à ce mouvement, le rassemblement de forces qui ont lutté pour sauver du couloir de la mort et pour libérer le journaliste Mumia Abu-Jamal, anciennement membre des Black Panthers, ainsi que, plus largement, le combat contre la peine de mort aux USA, constituaient précisément une sorte de « motley crew ». On y trouvait des vieux militants de la nouvelle gauche, des partisans de la Black Nation, des familles de prisonniers, des jeunes blancs et noirs ex-membres de gangs comme de groupes anarcho-punks, ainsi que des personnes à fortes convictions religieuses, membres de la classe moyenne, opposées au principe de la peine de mort. Les injustices dénoncées par le mouvement qui s’est rassemblé autour de ce cas particulier – qu’il s’agisse de la violence policière et de la violence d’État, des inégalités de race et de classe dans les pratiques d’incarcération et dans le fonctionnement du système judiciaire – ont continué à résonner jusqu’à aujourd’hui, jusqu’aux événements récents de Ferguson et de Baltimore, qui ont poursuivi cette tradition activiste réunissant des manifestations composées de « motley crews ». De nos jours, les prisonniers aux USA appellent la prison « le navire esclavagiste d’aujourd’hui ». Qui sont les marchands d’esclaves et les capitaines de navires qui profitent aujourd’hui de l’exploitation et de l’oppression de ce « people » aujourd’hui ? Voilà certainement la question à laquelle doit répondre le mouvement !
La question de la pureté et de la diversité est évidemment centrale, et elle m’a intéressé depuis de nombreuses années. Le livre que j’ai écrit avec Peter Linebaugh, L’Hydre aux mille têtes, constituait un effort pour casser les catégories trop homogènes de la classe et de la race ; nous avons essayé de comprendre l’hétérogénéité interne de chacune de ces catégories, et c’est de là qu’a émergé le « motley crew » comme concept analytique – concept qui mérite certainement d’être rapproché de celui de multitude. Dans cet ouvrage, nous avons essayé de comprendre, non pas un prolétariat ethniquement « pur », mais un type de corps énorme, grouillant, divers, résistant, toujours changeant, et surtout toujours historiquement connecté – le corps des travailleurs de l’Atlantique. Il se composait de noirs et de blancs, d’esclaves et d’hommes libres, d’hommes, de femmes et d’enfants. Leur coopération avait été antérieurement occultée par les concepts jusqu’alors dominants, qui catégorisaient à travers des types idéaux. Cette hydre avait bien un ennemi, qui prenait la figure d’Hercule, l’organisateur symbolique de de ce nouveau système qu’était alors le capitalisme global. C’est bien d’un autre « peuple » et d’une autre forme de « populisme » que nous avons essayé d’écrire l’histoire dans ce livre.
M. – Dans le mouvement très hybride et hétérogène qui s’est rassemblé derrière Mumia Abu Jamal, auquel tu as si fortement contribué, un cas d’injustice a servi à mettre en lumière les biais complexes et les problèmes structuraux du système judiciaire américain en général, et de la peine de mort en particulier. Le cas particulier servait à faire sentir, à faire voir et à expliquer des phénomènes structurels. Il est difficile de parler de « populisme » dans ce cas. Lorsque le mouvement Occupy Wall Street contribue à faire circuler la rhétorique du 99 %, on peut toutefois lui reprocher de donner dans la simplification : oui, bien sûr, les extrêmes inégalités que nous observons doivent être combattues, et oui, bien sûr, 1 % de la population jouit d’accumulations de richesses aberrantes, ridicules et inacceptables. Mais le slogan opposant les 99 % que nous serions, nous « le peuple », au 1 % les plus riches cache et trompe, par simplification excessive, autant qu’il révèle et dénonce des inégalités inacceptables. Un tel slogan contribue peut-être à la colère que tu invoquais tout à l’heure, mais il n’aide nullement à comprendre les dynamiques plus profondes qui conduisent à ces accumulations de richesse, dynamiques complexes auxquelles participent une bonne part des 99 %, dont un bon nombre fait partie du problème autant que de la solution. Ce type de slogan ne fait-il pas obstacle à une nécessaire compréhension de ces questions complexes ? Ne leurre-t-il pas à notre intelligence collective en faisant miroiter des solutions faussement simples, trompeuses, et donc ineffectives ? Que penses-tu de ce genre de simplifications réductrices qui sont souvent accusées de « populisme » ?
M. R. – Ce que vous appelez « simplification réductrice » pourrait aussi bien être considéré comme une clarification. Par exemple, au lendemain de la crise financière de 2008, au moment où des évictions massives jetaient les gens à la rue aux USA, on a vu monter la colère populaire contre les banquiers. Il n’était pas besoin de comprendre le fonctionnement technique des produits dérivés et des autres instruments de la finance capitaliste pour en appeler à manifester contre les super-riches dont les profits rapaces ont causé la crise. Quels types de connaissances et d’affects – le sentiment d’injustice, par exemple – sont nécessaires à faire advenir des changements sociaux fondamentaux ? Nous avons certainement besoin de mieux comprendre nos réalités complexes, même les voies mystérieuses par lesquelles le capital financier domine nos vies à notre époque. Le drame de l’euro en Grèce est particulièrement passionnant de ce point de vue, dans la mesure où, pendant un certain temps au moins, il a permis la mise en place d’une confrontation directe, depuis le bas, avec les capitalistes de la finance, révélant la loi sans merci de l’argent et de la monnaie.
Mais nous avons aussi, bien entendu, besoin de tout autre chose que de compréhension technique, et dans ce domaine la formulation du mouvement Occupy opposant les 1 % aux 99 % constitue l’un des développements les plus importants de l’histoire récente. Nous devons d’abord en comprendre le contexte : un des plus grands succès de l’ère reaganienne, qui va de 1980 à aujourd’hui, a été d’éliminer la question de l’égalité du discours public aux USA. On a pu observer l’hégémonie en pleine action : au fur et à mesure que Reagan et ses alliés démantelaient une législation progressiste après l’autre, siphonnant la richesse de la classe moyenne vers les classes supérieures, puis vers le tout petit pourcentage des super-riches, la gauche est restée largement silencieuse sur les nombreuses formes d’égalité qui avaient joué un rôle central dans les revendications des mouvements sociaux au cours des années 1960 et 1970.
À mes yeux, la principale vertu du slogan populiste opposant les 99 % au 1 % tient à ce qu’il permet de faire en termes d’agitation sociale, d’activisme. Pour réussir, les mouvements venant du bas doivent agiter, en même temps qu’ils doivent analyser. Et c’est bien ce qui est arrivé avec le mouvement Occupy. Ce slogan n’est lui-même d’ailleurs pas dépourvu de validité scientifique, dans la mesure où les USA ont effectivement vu se configurer une nouvelle structure de classe durant l’ère reaganienne. Les super-riches sont devenus quelque chose de douloureusement réel dans leur domination de la vie économique et politique.
Dans le même temps, ce slogan a favorisé une nouvelle analyse des réalités sociales, même dans les massmédias capitalistes : le New York Times a mis à sa Une des articles sur le pouvoir extraordinaire accumulé par le 1 %, et sur la façon dont ils s’en sont emparés ! Le mouvement Occupy a élargi radicalement la conscience de l’inégalité, il a remis cette question en haut de l’agenda publique. Au point qu’aujourd’hui, même des candidats républicains à l’élection présidentielle se sentent obligés d’en parler. En accomplissant cela, Occupy a aussi ouvert la voie à d’autres mouvements de protestation et d’émancipation, comme en témoigne ce qui se passe actuellement avec Black Lives Matter, où à nouveau la question de l’inégalité figure au cœur des manifestations de masse.
Traduit de l’anglais par Yves Citton
[1] Pierre Rosanvallon, « Penser le populisme », publié sur laviedesidees.fr, 27 sept. 2011, p. 6-7.
[2] Peter Linebaug et Marcus Rediker, L’Hydre aux mille têtes, Éditions Amsterdam, Paris, 2007.
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