88. Multitudes 88. Automne 2022
Majeure 88. Justice transformatrice

Rencontrer les inapproprié·es
Liminalité de la Justice et de la Réconciliation au Canada

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L’histoire que je voudrais raconter est intitulée : « Rencontrer les inapproprié·es. Liminalité de la Justice et de la Réconciliation au Canada1 » et pour commencer cette histoire, j’aimerais vous en raconter une autre : au moment où je me préparais à venir ici (je vis en Inde et je viens du Nigéria), notre enfant, âgée de deux ans, alors que ma femme était en train de m’aider à faire ma valise, lui a demandé :

« Où papa s’en va-t-il ? »

Ma femme lui a répondu que je me rendais dans un très beau pays appelé Canada, et Alethea, c’est le nom de notre fille, a dit :

« Est-ce que je peux venir ? »

« Non, mais tu sais quoi, répondit maman, on va beaucoup s’amuser en l’absence de papa. »

Sur quoi ma fille a continué d’insister, et demandé : « Est-ce que Dada pourrait prendre ma sœur avec lui ? » et par « ma sœur » elle voulait dire Addie, qui est cette peluche que j’ai donc prise avec moi et qui est assise ici au podium d’où je vous parle. Et donc : voilà Addie, et je sais ce n’est pas très approprié, mais bon, je vous avais prévenu·es, l’inapproprié est dans le titre de mon intervention.

Je raconte tout cela parce que cela fait seulement deux jours que je suis ici, et ma fille me manque déjà. Ma maison a commencé à me manquer au moment où je suis arrivé dans ce pays de ravissement, et ses montagnes couvertes de neiges, et ses longs paysages de forêts. Et je suis plein de gratitude pour le chauffeur de taxi érythréen qui m’a cueilli à l’aéroport et qui a trouvé son foyer ici il y a trente ans, et je vous remercie sincèrement pour votre hospitalité et la chaleur de votre accueil.

Malgré tout, je reste en prise avec le travail intérieur du deuil, et la douleur de la distance, même si je sais que je vais revenir bientôt chez moi. Et je pense aux nombreuses personnes ici, dans ce pays, qui ne pourront pas serrer leurs filles dans leurs bras, qui ont traversé la forêt et qui n’ont pas retrouvé leur chemin. Nombreux sont les êtres dont les vies ont été interrompues, dont les vies sont encagées dans des boîtes, dont chaque souffle est un long soupir, et qui s’interrogent et aspirent à une abondance et à une participation plus profonde, à une relation plus extatique au pays où ils vivent.

Ce sont elles, les inapproprié·es : les Premières Nations, les citoyen·nes des frontières, les personnes, humaines et non-humaines, qui sentent dans leur chair les effets du réductionnisme sans passion qui a construit la nature comme un domaine d’exploitation économique, qui l’a coupée des vies concrètes qui la tissaient.

Ce soir, j’essaye de parler avec ces inapproprié·es, avec celleux qu’on a privé·es de leurs droits, avec celleux qui ont été interrompu·es.

Et je voudrais pour cela à nouveau raconter une histoire, celle-là empruntée à ma culture. C’est une histoire rapportée par un conteur du nom de Chinua Achebe dans un livre intitulé Tout s’effondre, où l’on suit le destin d’Okonkwo, l’un de ces inappropriés, digne et fier, l’une de ces personnes qu’on a privées de leurs droits.

Le conte dit que le dos d’Okonkwo n’a jamais touché le sol. À 18 ans, il est le seul lutteur d’Umuofia à avoir vaincu Amalinze le chat, et il en a gagné le respect de son village. Okonkwo est un père et un mari plein de force, ses pieds sont fermement plantés dans la terre. Il connaît ses yams (ignames). Il sait quand trancher les lianes qui perturbent leur croissance. Il sait comment être en sécurité. Mais tout cela est mis en péril à l’arrivée de l’homme blanc, qui vient avec sa religion et avec sa curieuse manière d’éduquer les enfants. Les compagnons d’Okonkwo oublient vite leur ancienne force, ils oublient comment avant, ils moquaient l’homme blanc parce qu’il parlait par le nez, ils oublient qu’ils doivent honorer les déesses de leurs terres. Ils parlent à présent de développement et d’écoles et d’église. Tout le monde est devenu fou. Refusant de tolérer cela plus longtemps, refusant de porter la honte du rejet de ses pairs, Okonkwo se pend à un arbre. Ses pieds, il y a peu tissés au rythme de la terre, sont à présent suspendus en l’air, sans lien.

À l’école (ironiquement l’institution même qui est, dans le récit d’Okonkwo, l’instrument de la conquête), mes ami·es et moi débattions souvent pour savoir si la perte d’Okonkwo devait être attribuée aux excès de sa masculinité, à sa trop grande hybris. Certain·es d’entre nous insistions : Okonkwo n’avait pas été assez flexible, pas assez malléable, pas assez prêt pour les changements de son temps ; et c’est pourquoi il avait dû partir. Il était mort, mort d’avoir été exilé de la bulle coloniale que nous appelons, avec affection, « la modernité ».

La leçon du conte d’Achebe pourrait être la suivante : c’est une tragédie, la tragédie d’un homme qui devient inapproprié. Devenir inapproprié, c’est être interrompu, c’est être réduit au silence, c’est devenir un autre dans sa maison. C’est parler à une montagne et ne pas l’entendre te répondre. C’est être en italiques ou entre parenthèses, comme si l’on n’avait été ajouté qu’après coup, comme si l’on n’avait jamais vraiment fait partie de la phrase.

Catherine Ann Porter nous rappelle que « le passé n’est jamais vraiment là où l’on croit qu’on l’a laissé » et peut-être est-il encore choquant pour certain·es de se rappeler que la colonisation n’est pas située dans un moment bien proprement contenu dans le temps qui s’est achevé par des traités et des déclarations d’indépendance : elle est l’exclusion incessante des corps et des histoires et des mondes, elle est une partition du sensible, et du temps et de l’espace.

Aucune autre situation ne semble hanter ce pays (le Canada) avec la même force, dont atteste l’inquiétante histoire des suicides d’enfants et d’adolescent·es des Premières Nations. Je me rappelle de l’une d’elles, Sheridan Hookimaw, qui s’est jetée dans une rivière en octobre 2014. Quand j’ai lu son histoire dans la presse, j’ai ressenti un profond sens du deuil à accomplir, et je veux rencontrer ce deuil. Et bien sûr je ne peux pas savoir, je ne peux pas savoir comment se sent une jeune fille de treize ans, ou comment le poids de sa propre mortalité pèse sur elle. Par mon éducation en psychologie clinique, je suis porté à me poser des questions, à examiner mes propres savoirs pour trouver des réponses ou des solutions. Mais je sais qu’un terrible spectre insiste ici, quelque chose de vieux et d’indicible, un calice où bouillonnent des traumas intergénérationnels qui traversent le temps et l’espace, liant les enfants des pensionnats d’hier aux adultes brisé·es d’aujourd’hui, suivant une boucle de désespoir, un calice qui ne peut être ni vidé ni mis en bouteille avec de meilleures prestations ou une hotline pour la prévention des suicides. Aussi utiles que soient ces services, peut-être que ce que je suis en train de dire, c’est qu’il n’y a pas de solution facile, il n’y a pas de voie bureaucratique toute faite pour même commencer à répondre à cette situation.

Certain·es psychologues disent que quand une victime de suicide se tranche la peau ou attente à sa vie, c’est pour essayer de localiser la douleur, pour réduire sa multidimensionalité amorphe à une dimension qui peut être nommée et étiquetée, à un événement qu’on peut résoudre. De ce point de vue, il est logique que la résorption des blessures soit rarement une réponse adéquate. Plus encore, si refermer ces blessures peut sans doute apporter un soulagement temporaire, il est possible aussi que la blessure s’infecte, que la douleur augmente. Ce que je veux dire, c’est que pour guérir, il ne suffit pas toujours de fermer la plaie. Ce que je veux dire, c’est que la guérison est un deuil auprès du couteau qui l’inflige. Et dans le cas de ces suicides indigènes, la plaie dont on parle est celle d’être dépossédé·es, d’être laissé·es pour compte, d’être traité·es comme une sous-catégorie, et la tentative de réparer la plaie qui consiste à établir un cordon sanitaire, à déplacer la plaie à distance sûre, où la folie peut être réparée, ne peut pas suffire. Cela ne suffit pas de considérer la plaie avec détachement.

Non, cette situation est un monstre et pour rencontrer les monstres, il faut être prêt·es à être démembré·es, à être troublé·es. Il faut pouvoir toucher sa propre liminalité en entrant dans l’espace entre les espaces où les vieilles idées se dissolvent, où la clarté devient un nœud de non-sens.

Je l’ai durement appris lorsque j’ai rencontré Hope, une patiente hospitalisée au Federal Neuropsychiatric Hospital de Enugu, où j’étais interne en 2008. Le dossier de Hope m’avait été donné par mon responsable. Mon travail était de guérir Hope, de la psychiatriser, de la contenir, de la rendre docile aux lois de la société, de la rendre intelligible.

Son histoire (et Hope, qui n’est pas son véritable nom, m’a donné l’autorisation de la partager) est celle d’une jeune fille abusée sexuellement à de nombreuses reprises avant même qu’elle ne sache ce qui se passait. Adulte, après une rupture amoureuse difficile, elle s’est tournée vers l’usage massif d’opioïdes pour endormir sa douleur. Très vite, elle s’est retrouvée à vendre les bijoux de sa mère pour répondre à l’addiction, une situation qui a ruiné leur relation. Peu de temps après, la mère de Hope est morte, son amertume irrésolue, et les rêves de réconciliation qu’entretenait Hope brisés.

Au cours d’une de nos sessions, j’ai pensé que pour soulager ces sentiments irrésolus de culpabilité et de remords, je pourrais placer une chaise vide en face de Hope et l’inviter à parler à la chaise comme si sa mère s’y trouvait. Dans des flots de larmes dont je ne me remettrai jamais, Hope se déploya ainsi devant moi et mon responsable, qui étions assis là, remplissant notre rôle et notre devoir professionnel de distance psychologique, sans intervenir, occupés à observer la manière dont Hope devenait un composé de larmes et de mémoire.

Hope m’a offert un cadeau ce jour-là, au milieu de toutes les félicitations et les satisfecit : à la surface de ses larmes, je me suis rencontré pour la première fois ; j’ai dû admettre que je n’étais pas le professionnel distant que je croyais, j’ai dû reconnaître que j’étais infecté par sa vulnérabilité, que j’étais contaminé par sa présence. J’ai dû reconnaître que la manière dont j’étais devenu un expert, un guérisseur, et l’arrangement disproportionné de pouvoir que mon expertise sous-tendait, en fait revenait à une situation de colonisation et d’assujettissement.

Le don que Hope m’a fait a été de remettre en cause mon identité proprette de guérisseur, de remettre en cause le sol sur lequel je maintenais une définition exclusive de la santé mentale. Ce qu’Hope m’avait dit, en un sens, était ceci : « ne me soigne pas, ne me répare pas, ne fais pas comme si tu étais un naturel et moi une aberration, n’essaye pas de guérir sans voir ce que nous accomplissons, toi et moi, dans cette souffrance, je n’ai pas besoin que tu me sauves. »

Je crois que c’est peut-être ce que la réconciliation signifie pour moi, en ces temps d’exclusions et d’exterminations perpétuées, où l’on ne rencontre sa propre image que dans une rivière de larmes.

Quand tu rencontres le trouble, quand tu n’essayes pas de le réparer, quand tu examines ta propre nature, c’est alors peut-être que tu en viens à connaître le malheur et la détresse d’une culture moderne globalisante qui a oublié comment croire, comment mourir, comment parler avec les vibrations du monde, et comment écouter ses merveilles. C’est alors peut-être que tu rencontres un monde, nettoyé de ses mirages de signification : une culture qui s’est tournée vers le mythe du développement économique et du progrès pour échapper à sa propre vacuité. Peut-être que tu te demanderas alors pourquoi nous, les modernes, travaillons si fort à essayer de nous connecter et pourquoi nous nous sentons pourtant si désenchanté·es et si seul·es, et comment le temps de l’information et de la sophistication technologique coïncide avec des niveaux accrus de famine, de pauvreté et de génocide écologique. Et peut-être alors trouveras-tu la clef de la colère d’Okonkwo, jeté dans un monde où l’abondance n’est plus un don, où elle n’est plus une parenté matérielle avec le monde non-humain, où elle n’est plus l’ensemble des liens qui me lient à ma communauté, mais l’argent, la propriété, le capital, considérant l’environnement comme une ressource naturelle disposée là pour soutenir nos quêtes de transcendances.

Je pense qu’une politique de réconciliation ne ressemble à rien de ce que nous pouvons contrôler, ou ordonner, ou pleinement anticiper. L’appel du Comité Vérité et Réconciliation propose une articulation bien intentionnée et presque exhaustive de la réconciliation, mais je pense que les propositions qu’il contient ne sont pas assez bizarres, et je n’arrive pas pour ma part à pleinement m’en remettre à l’appareil moderne de l’État pour répondre des énergies qui mouvementent notre temps. Les États sont vissés au récit de la rédemption, et aux dynamiques de la représentation. Et tout pousse à penser que les choses vont se dérouler de telle sorte que l’État sera contraint d’imposer ses propres délais bureaucratiques pour tenter d’arranger la situation et de hâter la conclusion pour préserver sa propre manière de voir et de produire des citoyens. Tout pousse à penser que le problème de la réconciliation sera envisagé de manière réductionniste et unilatérale, un peu à la manière dont nous avons tendance à penser le changement climatique comme un « ennemi » du dehors dont nous devrions nous débarrasser.

Quelque part entre les mémos officiels et les tampons encreurs de l’administration, le cycle se répète à l’identique, ce qui ne veut pas dire que les propositions du Comité Vérité et Réconciliation ne sont pas importantes ou cruciales. Elles le sont. Mais elles ne sont peut-être que le meilleur de ce que peut produire une éthique vulnérable à la possibilité de reproduire les mêmes sortes d’iniquités qu’elle veut guérir, faute d’inviter une différence radicale. Les États sont, autrement dit, trop investis dans les privilèges épistémiques qui excluent les cosmovisions indigènes.

Cela requerrait des arrangements bien différents pour reconnaître que nous sommes, pour reprendre les mots de Donna J. Haraway, « toutes impliquées dans des histoires de destructions2 », qu’Aborigènes comme non-Aborigènes, nous sommes toutes habitant·es des frontières, nous vivons toutes là où l’air vibre de propositions nouvelles, où de nouvelles sortes d’actions et de responsabilités peuvent naître, où de nouveaux imaginaires culturels, dont les contours sont indéterminés, peuvent émerger.

Et d’abord, réconciliation avec quoi ? S’il s’agit simplement d’encapsuler notre idée cosmétiquement parfaite du développement économique et nos désirs de permanence à l’intérieur de la bulle indigène, alors nous ne faisons que changer la nature du don de l’oppresseur·e. Nous nous efforçons d’être les gentils. Mais cela ne nous protégera pas de la culpabilité, cet éléphant sur la route dont probablement nul·le ne veut parler, et qui fait que nous voudrons continuer à agir comme des sauveur·es et des guérisseur·es. Mais nous ne sommes pas des sauveur·es, et pas des guérisseur·es : nous avons simplement ensemble des deuils à pleurer.

Ce dont nous avons besoin, c’est de faire la place à ce chagrin, de pleurer et de rester avec les inapproprié·es, plutôt que d’essayer de les réparer. Nous avons besoin de nous effondrer pour que de nouvelles configurations aient une chance de se produire. Là seulement se tient la promesse du deuil, la promesse des monstres et des voies sans issue. Ces promesses sont le protocole cosmique d’une différence radicale. Le deuil de ce moment n’est pas une invitation à une justice déjà articulée. C’est plutôt un défi lancé aux épistémologies de l’exploitation et de la dégradation qui ont réduit le monde au silence pour favoriser une monoculture économique qui ne sert plus à rien. Rien n’honore davantage les interrompu·es que d’en venir aux bords de nos propres peaux, où une étonnante communauté d’êtres est en attente d’une alliance terrestre.

Dans le pays d’où je viens, au Nigéria, on dit que « quand les temps sont urgents, il faut ralentir ». Une différente sorte de puissance d’agir est nécessaire. L’ouverture du champ de l’action. Une articulation plus humble de notre place dans le monde, ou plutôt : avec le monde. Une différente sorte de responsabilité, de la sorte qui sait que l’amour n’est pas un pont, que l’amour est un tiret.

Sheridan Hookimaw, Okonkwo, Hope, et quantité d’autres corps finis, continueront de nous hanter, d’électrifier l’air avec leurs propositions hautement chargées de différences. Iels lancent de nouveaux appels à l’action, une insurrection païenne d’une ouverture difficile à percevoir. Le deuil de leurs morts nous hante, notre tâche est d’apprendre à tendre l’oreille pour les entendre.

Traduit de l’anglais
par Emma Bigé & Camille Noûs

1Ce texte est issu de la transcription d’une intervention intitulée « Meeting the Inappropriate/d. The Liminality of Justice and Reconciliation in Canada », donnée le 5 mai 2016 à Vancouver à l’occasion du forum « What if Economic Development was an Act of Reconciliation? » organisé par l’Université Simon Fraser.

2Donna J. Haraway, « La promesse des monstres : politiques régénératives pour d’autres impropres-inapproprié·es », traduit de l’anglais (États-Unis) par Sara Angeli dans Elsa Dorlin et Eva Rodriguez (dir.), Penser avec Donna Haraway, Paris, Puf, 2012.