La jeune styliste Serpica Naro, centre de l’attention de la Semaine de la Mode, n’existe pas. Un collectif de précaires l’a créée de toutes pièces pour tourner en dérision une ville de Milan vampirisée par la mode et pour en exposer la face obscure : une précarité à outrance, avec près des trois quarts des moins de 35 ans qui travaillent sous le régime des contrats atypiques.
The young designer Serpica Naro is the center of attention during Fashion Week. But she doesn’t exist. A collective of flexworkers created her from scratch, to have a laugh at the city of Milan whose blood is sucked dry by the fashion vamp. And to show its dark side too: extreme precarity, with three-quarters of those under 35 working on short-term contracts.
26 février 2005, la prestigieuse Semaine de la Mode de Milan touche à sa fin. Le petit monde du stylisme est en effervescence et attend avec impatience le défilé d’une jeune créatrice encore inconnue quelques jours auparavant, mais qui depuis fait couler beaucoup d’encre. Car Serpica Naro, âgée tout juste de seize ans, dispose du profil idéal pour séduire le milieu blasé du luxe et des médias. Outre sa jeunesse, cette « créature rimbaldienne de la couture » est métisse, décline une double nationalité anglo-japonaise – un cosmopolitisme branché qui ne peut que plaire – et manie déjà avec délice l’art de la provocation et de l’autopromotion. À travers ses créations, elle prétend vouloir « rendre sexy » et donner ses lettres de noblesse à un nouveau mode de vie urbain : celui de la précarité ! Sa collection promet d’être fashion et révolutionnaire. Son slogan (« We are the new class ! ») et les rumeurs savamment distillées par son service de presse ont fait monter la tension : elle aurait tenté de louer l’un des plus importants centres sociaux de la ville pour y produire son défilé, puis lancé dans les milieux homos un appel à recrutement de personnes atteintes du VIH pour servir de mannequins. Choqués par cette tentative de récup’, les milieux activistes et précaires de Milan ont organisé un rassemblement sauvage pour empêcher la tenue du défilé. Le jour « J », les forces de l’ordre sont sur les dents et des dizaines de policiers encerclent le périmètre de la manifestation. Lorsque le cortège des protestataires déboule à proximité, les responsables de la Digos([[Équivalent italien des Renseignements généraux.) n’en croient pas leurs yeux : les modèles de la styliste et son attachée de presse font partie du lot des manifestants et l’un des participants tient en main le contrat de location du parking où est installée la tente qui accueille l’événement. Il faudra quelques minutes aux médias présents et au chef de la police pour réaliser que Serpica Naro n’existe pas, qu’elle n’est que l’anagramme de San Precario, le faux saint protecteur des précaires inventé un an plus tôt par les activistes du groupe Chainworkers. Bien réelle, la collection Serpica Naro sera présentée dans une ambiance de happening, dévoilant des créations pour le moins insolites : le modèle destiné aux femmes enceintes qui, pour éviter le licenciement, cherchent à cacher leur grossesse ; le bleu de travail réversible en pyjama qui permet de passer la nuit au bureau ; ou encore la tenue « double usage » pour celles qui travaillent dans un fast-food le matin et dans un call center l’après-midi.
L’affaire aura un grand retentissement et le président de la Chambre de la mode, dont les services ont officiellement accrédité la fausse styliste, sera forcé de s’excuser auprès de ses sponsors, tandis que plusieurs créateurs renommés proposeront très opportunément de racheter la nouvelle marque.
Le hoax, outil du mouvement social et de l’imaginaire radical
Derrière ce hoax audacieux et retentissant – l’un des canulars politiques les plus sophistiqués de ces dernières années – se cache en réalité le premier mouvement auto-organisé des précaires de l’industrie de la mode. Pendant près d’un mois, plus d’une centaine de petites mains – qui pour la plupart n’avaient jusque-là jamais eu d’engagement politique – ont contribué activement à sa préparation. Car en arrière-plan du faste des défilés, des top-models, des stars du stylisme et des milliards d’euros que représente la mode dans l’économie milanaise, ce sont des milliers de précaires, employés au coup par coup pour des salaires d’à peine cinq euros de l’heure, qui rendent possible la tenue quatre fois par an de la fameuse Semaine de la Mode. Milan, capitale économique de l’Italie et cœur de l’empire médiatico-politique de Silvio Berlusconi, rêve en effet d’asseoir sa renommée internationale à travers l’industrie du luxe. Tout est bon pour détrôner Paris et redorer l’image de la ville lombarde. Les budgets municipaux alloués à la culture se sont réduits comme peau de chagrin et les sommes ainsi économisées sont réinjectées dans le soutien au secteur de la mode. Monuments à la gloire de la couture et du design, projet d’une grande Cité de la Mode sur fond de spéculation foncière et de gentrification des quartiers populaires sont à l’ordre du jour.
« Mais Milan, c’est d’abord la précarité à outrance, avec près des trois quarts des moins de 35 ans qui travaillent sous le régime des contrats atypiques, ces statuts précaires mis en place par la droite, prolongés par la gauche, puis renforcés encore sous Berlusconi », nous dit Alex Foti, créateur de la Mayday Parade, le 1er mai alternatif des « flexworkers » qui a rassemblé 120 000 participants dans la ville l’an dernier et fait tache d’huile dans de nombreuses capitales européennes. « Serpica Naro, comme San Precario, sont nés pour sortir les précaires de leur isolement et créer une force revendicatrice dans des métiers atomisés où il est impossible de s’organiser syndicalement sans risquer de lourdes mesures de rétorsion », ajoute Zoe, graphiste free-lance et autre pilier du mouvement. « Nous voulons précariser ceux qui nous précarisent et, comme c’est justement notre isolement qui constitue leur force, nous avons choisi de recourir à la puissance du symbolique et de l’imaginaire en créant une figure libre et collective, dans laquelle chacun peut s’incarner sans perdre sa spécificité ; un nom multiple permettant à chacun d’agir en préservant son anonymat », poursuit-elle.
« Pour nous, précise encore Zoe, le hoax ne constitue pas une fin en soi. Il n’est qu’un instrument parmi d’autres dans notre démarche de création d’un imaginaire radical fort pour bâtir un mouvement social en dehors des syndicats et des partis institués, qui ne se sont jamais souciés de notre situation. Dans le cas de Serpica Naro, le hoax était sans doute le moyen le plus adapté pour faire entendre notre message dans le milieu très particulier de la mode, du design et de la communication. L’image un peu putassière et très controversée de Serpica a été construite à cette fin : séduire un milieu très superficiel et toujours à l’affût de la transgression, et mettre en scène en même temps un prétendu antagonisme avec les mouvements de protestation qu’on cherche à faire passer pour archaïques et rétrogrades. » « Face aux maisons de la haute-couture qui disposent de budgets de communication colossaux, nous avons fait la démonstration, avec quelques milliers d’euros seulement (dépensés pour l’essentiel dans la location et le chauffage du chapiteau), que la Semaine de la Mode n’est pas si prestigieuse que cela et que nos ennemis ont aussi leurs faiblesses. En d’autres temps, notre réaction aurait pu être de briser des vitrines. Cette époque est aujourd’hui révolue et nous avons choisi de briser la vitrine de l’image, celle d’un Milan vampirisé par la mode », conclut Frankie, un autre initiateur de Serpica Naro.
L’après-hoax a commencé !
L’affaire aurait pu en rester là, et le hoax de la Semaine de la Mode n’avoir été, au final, qu’une irruption médiatique très éphémère et sans suite, si ses inspirateurs n’avaient entrepris de prolonger l’essai à travers d’autres formes d’actions, plus concrètes mais toutes aussi imaginatives. À la suite du canular de l’an passé, une bonne trentaine de personnes, appuyées par le dense réseau des mouvements milanais, ont voulu enrichir le projet en constituant quatre groupes de travail. L’un d’entre eux a pris la forme d’un atelier de stylisme permettant à ses participants de concevoir et de réaliser leurs propres vêtements. Un autre s’occupe de développer le site Internet ([www.serpicanaro.com->http://www.serpicanaro.com/) pour en faire une communauté virtuelle où les jeunes stylistes peuvent partager leurs savoirs et leurs expériences, échanger leurs pratiques d’autoproduction et propager le principe d’une économie fondée sur le capital social et non plus sur un capital financier. Un troisième groupe prépare les actions à conduire durant les festivités officielles. Serpica Naro a choisi cette année de ne pas défiler, histoire de ne pas repasser les plats et d’éviter d’instaurer un rituel militant sans créativité. Pour autant, le groupe continue de marquer la Semaine de la Mode par sa présence activiste. Première victime cette année : la maison de couture Enrico Coveri qui, constatant que la marque Serpica Naro n’avait pas été déposée au niveau international, a décidé unilatéralement de s’en emparer. Mal lui en a pris ! Fin février 2006, son défilé milanais a fait l’objet d’un happening punitif de la part des précaires, qui ne se sont pas gênés au passage pour ternir son image dans les milieux de la création. Le quatrième groupe de travail officie justement sur la question de la propriété intellectuelle et du libre-accès à la connaissance. L’enjeu est de taille dans un univers du luxe et de la mode où la marque à elle seule constitue bien souvent l’essentiel de la valorisation d’une entreprise et la principale justification de sa marge bénéficiaire. La question est également centrale pour Serpica Naro qui, obligée l’an passé de déposer sa marque pour obtenir l’accréditation des instances milanaises, ne souhaite pas s’inscrire dans une logique commerciale qu’elle conteste radicalement. Il fallait donc faire de cette anomalie une force. S’inspirant des principes qui prévalent au développement des logiciels libres ainsi que de l’expérience acquise par leurs amis danois de Superflex([[Dans un pays où la production et la distribution de la bière font l’objet d’un véritable monopole, les activistes de Superflex sont parvenus avec succès, en transposant à ce secteur le modèle de création et de développement des logiciels libres, à produire la « Free Beer », une bière librement reproductible et modifiable par chacun.), les promoteurs de la styliste virtuelle ont choisi de faire de Serpica Naro une marque libérée, « une version généreuse de la marque déposée où tous ceux qui se reconnaissent en elle peuvent participer », « un processus open source », ou encore, comme le martèle une récente proclamation du groupe, « une production autonome de sens, une méthode de partage, une libération et une mise en réseau des compétences et des intelligences ». Concrètement, Serpica Naro est désormais régie à travers une licence inédite de marque collective, où chaque produit estampillé du logo et du nom est librement et gratuitement reproductible et modifiable. L’usage artisanal de la marque est totalement ouvert, mais suppose au préalable d’intégrer la communauté virtuelle mise en place à travers le site. Son utilisation à des fins industrielles est également ouverte, sous réserve du respect des principes édictés dans la licence, de la mise en application de droits sociaux exigeants et d’une stricte conformité à certaines règles éthiques([[Pour plus de détails, se référer à la licence d’usage de la marque collective Serpica Naro (http://serpicanaro.realityhacking.org/licenza/?c=3_licenza-legale).). Devenue « média social » et « méta-marque », Serpica Naro commence à fédérer tout un réseau informel de personnes ou de groupes qui, en Italie et dans d’autres pays européens, entendent détourner la création vestimentaire des mécanismes productifs et commerciaux classiques, fondés sur l’exploitation du travail, de l’intelligence collective et du désir de singularité de chacun.
Auteur du premier hoax initiateur d’une authentique mobilisation au sein d’un secteur jusque-là caractérisé par l’absence d’antagonisme social, Serpica Naro est un cas rare, mais emblématique, de ce que le recours à l’imaginaire peut produire d’effets immédiats sur le réel.
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