Après avoir passé plusieurs années dans des pays occidentaux, un universitaire chinois d’une province intérieure répond à nos questions sur sa perception des développements socio-politiques en cours. Ni opposant, ni dévot du Parti, il a préféré garder l’anonymat pour exprimer la voix d’une personne qui se veut commune. Les propos qui suivent ont été recueillis en juin 2013.
Pensez-vous qu’au cours des années à venir les modes de vie chinois vont converger avec ceux des pays européens ?
Je ne crois pas, ou alors seulement de façon superficielle. Du point de vue des produits que consomment et utilisent les Chinois et les Occidentaux, dans leur vie quotidienne ou pour leur travail, il y a et il y aura sans doute de nombreuses similarités, surtout dans les produits Hi-Tech. Aujourd’hui, le made in China est encore synonyme de basse qualité, mais ça va changer assez vite, et on est déjà en train de voir des marques de luxe venant de Chine ouvrir des magasins à Paris ou à Londres.
Pour autant, du point de vue des modes de vie ou des structures sociales, je crois que la Chine va rester très différente des grands pays occidentaux. La Chine risque d’évoluer comme le Japon, qui est une économie développée, comme les USA ou l’Allemagne, mais qui est parvenue, jusqu’à aujourd’hui du moins, à conserver une culture très différente des mœurs et des sensibilités européennes. La Chine a une très longue histoire et des pensées philosophiques très anciennes, qui vont influencer son développement à venir autant que les facteurs économiques en voie de globalisation rapide. À mes yeux, la Chine va rester un pays très différent de la France ou des USA, pour très longtemps.
Il est intéressant d’observer quelques évolutions en cours. Les Occidentaux seraient surpris de voir l’enthousiasme avec lequel les jeunes Chinois accueillent les nouveaux modèles de téléphones mobiles et combien de temps ils passent sur les jeux qu’on peut jouer avec eux. D’après mes observations, le téléphone d’un Chinois moyen est sur le point d’avoir une génération d’avance sur celui d’un Français moyen. Cela veut dire que de nombreuses applications, comme les achats en ligne, vont être développées et répandues ici avant de l’être en Europe. Les Chinois sont aussi plus enclins à faire du shopping sur Internet, en quoi ils ressemblent davantage aux Japonais et aux Coréens.
The Economist a récemment fait sa couverture sur Alibaba, la plateforme chinoise de commerce en ligne. La plupart des Européens seraient sans doute surpris de savoir que des ventes de l’ordre de 20 milliards de RMB [2,4 milliards €] ont été réalisées en un seul jour sur les sites d’Alibaba, et que, pour toute l’année dernière, les ventes ont dépassé un trillion de RMB [120 milliards €].
Autre exemple de différence : pour les Européens, les voitures sont surtout un moyen de transport, alors que pour la plupart des Chinois, c’est d’abord un signe extérieur de richesse et de statut social. Avec pour résultat que les voitures en Europe deviennent plus petites pour économiser l’énergie, alors qu’elles deviennent plus grosses en Chine pour affirmer la supériorité des propriétaires.
Quelles différences vous frappent actuellement entre les perceptions que vous avez rencontrées en Europe et celles que vous voyez autour de vous dans la Chine actuelle ?
S’il y a quelque chose que les Européens pourraient apprendre des Chinois, il me semble que c’est le désir d’accomplir quelque chose d’important dans sa vie, ainsi que la volonté d’agir plutôt que de parler. Bien entendu, cet accomplissement n’a pas à être conçu en termes d’argent ou de richesse. Les Chinois sont très conscients des différences de qualité de vie entre leur situation et celle des Occidentaux. La plupart d’entre eux travaillent très dur pour réaliser leurs rêves, qui sont souvent des rêves de fortune ou d’acquisition d’une maison pour la famille. J’ai le sentiment que, puisque les pays européens, qui sont déjà développés, ont une croissance économique assez faible, leurs populations semblent avoir perdu le désir de travailler dur pour accomplir quelque chose d’important dans leur existence. Certaines institutions ou certaines politiques paraissent davantage orientées vers la préservation de l’existant, plutôt que vers la création de possibilités innovantes.
Quels vous paraissent être les plus grands défis que confronte actuellement la Chine ?
Protéger l’environnement et assurer une distribution plus équitable des nouvelles richesses générées sont parmi les problèmes les plus difficiles que la Chine devra résoudre rapidement. Ils résultent en partie de la croissance très rapide qu’a connue le pays au cours des dernières années. Il sera très important de mettre en place de meilleurs mécanismes d’interaction entre les différents niveaux de gouvernement et le public. Garantir que les politiques bien intentionnées soient effectivement exécutées sur le terrain constitue un autre défi, tout aussi important.
Les quinze dernières années ont été marquées pour nous par des progrès significatifs, accompagnés de certaines détériorations. Celles-ci ont surtout trait à l’environnement et à la confiance que les gens s’accordent les uns aux autres. Cela s’est manifesté en partie à travers les nombreux scandales alimentaires qui ont choqué nos populations au cours des dernières années, comme celui du lait en poudre. Il semble qu’il ne se passe pas un mois sans que fasse irruption un scandale alimentaire. En réaction à cela, chaque fois qu’ils le peuvent, de nombreux Chinois préfèrent planter leurs légumes ou élever leurs poulets eux-mêmes. Ce manque de confiance dans la nourriture ‒ qui correspond à un besoin essentiel à la vie humaine ainsi qu’une marchandise fondamentale pour le commerce ‒ est absolument choquant : cela nous rappelle très concrètement ce que risque de nous apporter la poursuite effrénée et aveugle de l’enrichissement incontrôlé.
Je pense toutefois que la Chine a la capacité de régler ses problèmes écologiques. Les philosophies traditionnelles comme le taoïsme promeuvent l’harmonie entre les humains et la nature. Le problème vient bien entendu de ce que certaines personnes sont dominées par le désir de s’enrichir le plus rapidement possible, et il est très difficile de reconstruire leur sentiment de respect envers la nature. Les mesures actuelles sont clairement insuffisantes. Il y a encore beaucoup à faire pour aider le peuple chinois à se mettre en accord avec la terre sur laquelle il vit et avec les populations qui sont en contact avec lui, à la fois du point de vue de l’économie, des attitudes et des sentiments. Un tel accord doit être bénéfique pour tout le monde. Les Chinois doivent revenir à la notion traditionnelle selon laquelle c’est la terre qui donne naissance, vie et prospérité aux populations. En même temps, j’espère que les nouvelles technologies nous aideront à trouver un équilibre entre la protection de l’environnement et la création de richesses.
Il me paraît très difficile de prédire l’évolution de la Chine pour les décennies à venir. Tout change tellement vite ! Mais en ce qui concerne l’environnement, j’ai le sentiment que les choses risquent bien d’empirer fortement dans les années à venir, avant que les gens ne prennent des mesures capables de renverser les tendances actuelles.
On a beaucoup parlé du « rêve chinois » au cours du dernier mois – par comparaison avec le « rêve américain ». Que pensez-vous de ces discours ?
Pour moi, le « rêve chinois » doit être quelque chose qui soit étroitement associé à chaque Chinois. Nous savons tous ce que signifie l’American dream, mais le rêve chinois est encore un slogan assez récent (et pas très clair). Il est difficile de le formuler dans des termes qui s’appliquent à tous les Chinois, tant les situations dans lesquelles ils vivent actuellement sont différentes. Ce dont rêve la culture chinoise depuis très longtemps, c’est d’harmonie. Mais promouvoir l’harmonie au milieu de différences de revenus qui s’exacerbent et avec une mobilité sociale réduite est un défi très sérieux.
Pour nous autres, Chinois ordinaires, il est difficile de voir une nouvelle force politique capable d’avoir un large soutien du peuple. Quand le nouveau gouvernement est arrivé au pouvoir, on a vu quelques signes d’une meilleure interaction entre les gouvernants et le peuple : quelques mesures ont été prises pour imposer plus de discipline aux responsables politiques et pour limiter les dépenses inutiles du gouvernement ; il y a aussi eu davantage d’interactions entre les gouvernants et le public sur les réseaux sociaux, etc. Les dispositifs sont bien en place sur le papier ; la question est celle de leur réalisation effective. Dans l’ensemble, il y a des signes d’amélioration, et j’espère que cela aidera à mettre fin à la détérioration des problèmes auxquels nous devons faire face.
Sur le même sujet
Articles les plus consultés
- Il faut défendre les invulnérables. Lecture critique de ce qu’on s’est laissé dire, à gauche, sur la pandémie de covid
- Le partage du sensible
- Les circuits courts alimentaires De la complexité à la coopération logistiques
- Des écoles d’art et design en lutte Contribution à une (re)politisation du champ de l’art
- Genre is Obsolete