Jamais autant que dans Présentation de Sacher-Masoch ne s’établit chez Deleuze cette relation triangulaire, conséquente pour qui ré-entreprend de fonder la Critique : Art-Désir-Droit. Mais plutôt que de repenser Kant avec Sade, Deleuze choisit de repenser Kant avec Masoch, traitant ce dernier comme clinicien en même temps que comme artiste.

The Presentation of Sacher-Masoch is Deleuze’s boldest establishment of the three-way relation Art-Desire-Law, rich with consequences in the attempt to find new foundations for critique. Rather than trying to rethink Kant with Sade, Deleuze chose to rethink Kant with Masoch, treating the latter as a therapist as well as an artist.
Si l’on admet que la question de l’art en philosophie, le besoin philosophique d’une confrontation avec l’art, se nouent chez Deleuze autour de l’articulation de la critique et de la clinique, introduite dans Présentation de Sacher-Masoch, la composition du recueil tardif justement intitulé Critique et clinique fournit peut-être un indice sur le sens exact de cette articulation. Au milieu de chapitres consacrés à Melville, Whitman, Carroll, Kafka, D. H. Lawrence, T. E. Lawrence, et d’autres encore, le texte sur Kant, philosophe et non écrivain, si peu écrivain, serait-on même tenté de dire, fait figure d’intrus([[On s’étonne moins du chapitre sur Spinoza puisqu’il s’agit expressément d’y interroger son style, et d’y retrouver, dans l’échelonnement des trois fameux « genres de connaissance », la triade de l’affect, du concept et du percept, mêlant étrangement littérature et philosophie. Seul le chapitre sur les enfants, mais pour d’autres raisons, présente cette allure de texte déplacé et pourtant secrètement nécessaire.).

Déplacer Kant, dépasser Kant

Une première raison, triviale, voudrait que Deleuze ait été peu regardant sur la cohérence d’ensemble du volume. Il est vrai que l’effet plaisant d’objets déplacés dans l’énumération d’une liste convient particulièrement à l’auteur de Logique du sens. Cependant, même l’hétérogène réclame sa raison, qui n’est pas une homogénéité de rang supérieur mais le caractère originaire d’une liaison sans laquelle, en l’occurrence, il n’y aurait ni littérature ni détour de la philosophie par la lecture littéraire. Nous devons penser que Deleuze a tenu à ce que son texte sur Kant paraisse là, dans un recueil d’études sur la littérature intitulé Critique et clinique. Reste à comprendre pourquoi.
Une autre raison serait donc que Kant se trouve résumé sous des formules littéraires. Mais quel est le sens de cette démarche ? On toucherait peut-être ici à une manière de délire kantien, au sens non péjoratif où Deleuze parle du délire (ce chemin imprévisible et déstabilisant que le désir – ici s’investissant dans l’ordre du concept – trace entre la vie maniaque qui met chaque chose et chaque être à sa place et la vie effondrée qui rejoint le silence de la berceuse psychotique). Il y aurait donc comme une clinique des trois Critiques : approche possible, mais encore trop facile.
La raison profonde est ailleurs : comme chez les romantiques post-kantiens, avec lesquels il concédait plus d’une affinité, Deleuze n’utilise pas le mot « critique » au sens littéraire ou artistique sans lui conserver un arrière-plan kantien([[Benjamin note que « c’est seulement avec les romantiques que l’expression eut enfin raison de l’ancienne expression » (Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, trad. fr. Lang et Lacoue-Labarthe, Flammarion, « Champs », p. 89). Et, tout au long de son étude, Benjamin insiste sur le sens positif et créateur que revêt le mot « critique » chez les romantiques allemands.). On sait que sa pensée, bien éloignée de toute ontologie, s’est toujours située dans le sillage du questionnement dit critique, quitte à ne pas se satisfaire de la manière dont Kant l’avait mené (ni de la manière dont Husserl croyait dépasser Kant). Tel est l’enjeu le plus général des livres sur Nietzsche et sur Bergson. Avec Nietzsche est introduit le point de vue du symptôme : le dépassement du point de vue kantien suppose que la critique se fasse symptomatologie([[Nietzsche et la philosophie, p. 56-59 et ch. III.). Et si l’on cherche comment Deleuze se sert pour son propre compte de la méthode bergsonienne de la décomposition des mixtes concrets en lignées pures, méthode qu’il avait précédemment exposée et placée explicitement sous le signe du transcendantal([[Le Bergsonisme, p. 17-22.), l’exemple le plus éloquent, avant Mille plateaux, est la Présentation de Sacher-Masoch. « Critique et clinique » : l’ajout, le complément doit s’entendre comme un infléchissement, une radicalisation, une métamorphose de la fameuse question quid juris.
Le critique, en effet, n’est-il pas d’abord un clinicien ? Le programme deleuzien d’« empirisme transcendantal », anti-kantien et anti-phénoménologique, demande que l’on passe des conditions de l’expérience « possible », absolument a priori, devançant et englobant à jamais l’expérience dans sa généralité, aux conditions de l’expérience « réelle », ajustées à ce qu’elles conditionnent et dès lors aptes à l’engendrer dans la pensée, au lieu de le conditionner extérieurement. Passer de l’expérience possible à l’expérience réelle, d’une pluralité de modes de donation qui jamais n’affecte la chose même de l’intérieur, mais la répartit en choses différentes, chacune demeurant égale à elle-même, à un pluralisme de la chose même où la critique questionne la variation interne de la chose et son devenir irréductible([[Différence et répétition, p. 79-80 et 93-94.), – c’est chercher les catégories de l’actuel, autant dire d’une culture. Il n’y a de catégories que d’une civilisation. C’est pourquoi le philosophe critique conséquent est « médecin de la civilisation », d’après l’expression du jeune Nietzsche.

Art-Désir-Droit

Le critique est un clinicien : établir le droit et le démêler d’avec le fait, c’est faire les bons groupements de symptômes, savoir faire passer le tranchant de la différence dans l’ordre du symptôme. Si, parlant d’abord dans les mots de Nietzsche, Deleuze peut dire que la vraie critique est symptomatologie (ou clinique), c’est parce qu’elle ne se contente plus de la forme du phénomène, mais demande quelle « volonté » s’investit dans le phénomène. Toute expérience est investissement de désir, le transcendantal est de l’ordre du désir. C’est là, comme dit Deleuze, qu’il y a du « différentiel ». Et pour atteindre de vraies conditions, qui ne soient « pas plus larges que le conditionné », il faut qu’une différence se fasse : il ne peut s’agir d’un conditionnement du phénomène en général. Le transcendantal est le plan même du désir, et la question critique est d’emblée une question clinique parce qu’elle est portée, même dans le champ théorique, par l’exigence d’une santé (d’où le critère de l’important, chez Deleuze : qu’est-ce qu’il importe de penser ?). Ce n’est pas la raison qui mène la critique, mais le désir. Et le désir a cessé d’être ce qu’il est tant que la pensée l’exclut d’elle-même : pur envers du logos comme raison. Confier la critique au désir n’est effarant que si l’on se représente le désir comme cette instance capricieuse, turbulente, inconstante, ennemie en somme de toute mesure, qui ne se distingue pas de l’arbitraire pur et simple. Mais pour Deleuze, nous ne sortons de l’arbitraire et de l’impuissance du libre choix que dans une expérience, et le désir n’est rien d’autre que le tracé, attestable sémiotiquement, de cette expérience, tel qu’il s’opère selon le double dynamisme de l’échappée et de la récurrence.
C’est pourquoi l’anti-logisme n’est jamais qu’un premier moment([[Cf. Proust et les signes, p. 127 sq.), immédiatement relayé par un sens supérieur du mot « logique », indifférent à la fausse coupure de la raison et du désir, et sans rapport par conséquent avec la discipline enseignée sous ce nom aux étudiants de philosophie. La logique rationnelle n’est pas fausse, mais simplement indifférente à la consistance concrète d’une pensée, d’une idée, tout occupée qu’elle est à préserver la croyance en une mesure originaire, pure de toute démesure, commandant à nous-mêmes et aux choses, et dont l’effort concret de penser ne serait que l’approximation, le décalque ou le culte sacré. Lapoujade a rappelé récemment cette insistance d’un sens supérieur de la logique chez Deleuze([[« Les Logiques de la vie », in Le Monde, 4 novembre 2005.).
Transcendantal est le désir : pas d’enquête sérieuse sur les conditions de l’expérience qui n’aborde le champ pluriel et inquiétant – non pas turbulent – du désir. Et au plus profond de ce dernier, dit Deleuze, retentit le tam-tam mortel du masochisme et du sadisme, l’instance terrible de la répétition qui précède le principe de plaisir, et qui dès l’origine fait diverger l’un de l’autre sadisme et masochisme([[Présentation de Sacher-Masoch, p. ). C’est cette instance de la répétition, cet « instinct de mort », qui s’approfondira plus tard sous le nom de « corps sans organes ». Il y a en somme un lien du droit et du désir. Le droit, c’est de bien découper le champ du désir, d’en tracer les lignes de fractures – et il peut arriver que ce champ se fracture autrement, qu’il faille remanier le découpage.
La vraie critique est une clinique, mais voici que Deleuze ajoute : la clinique, c’est la part artistique de la médecine([[Présentation…, p. 114.). Le critique sera clinicien à condition d’être un artiste. Il ne suffit donc pas de dire que « critique », chez Deleuze, doit s’entendre au double sens de la critique littéraire et de la critique philosophique. Car, aussi bien, la littérature ou l’art s’enveloppent dans l’idée de « clinique » bien comprise. L’important est que, dans l’idée de clinique, se rencontrent les deux dimensions du Droit et de l’Art, au point qu’on ne saurait concevoir de critique digne de ce nom qui n’entreprenne de nouer étrangement Droit et Art. Que la critique soit une clinique signifie donc d’abord et essentiellement : noces du Droit et de l’Art.
Tel est précisément le programme de la Présentation de Sacher-Masoch, qui commence comme une enquête littéraire et finit dans la philosophie transcendantale, en expliquant que le masochisme a deux éléments : esthétique et juridique. Esthétique : c’est le procédé romanesque de l’attente et du suspens. Juridique : c’est la forme du contrat, qui détermine un certain rapport à la loi. Par là, se réintroduit deux fois le désir, dans l’esthétique autant que dans le droit. La philosophie critique se réorganise donc autour d’une triade : Art-Désir-Droit. Ou encore : Art-Médecine-Droit, puisque la « médecine de la civilisation » concerne avant tout le désir, traitant les phénomènes culturels comme autant de symptômes, de formations impliquant un investissement libidinal collectif. Et déjà, dans le livre sur Nietzsche, le chapitre intitulé « La Critique » soulignait que le philosophe est à la fois médecin, artiste, législateur.
On voit que le masochisme est, chez Deleuze, bien plus qu’une occasion de réfléchir sur le lien de la critique et de la clinique afin de réévaluer une clinique mal faite – celle, ancienne mais relayée par la psychanalyse, qui conclut à une entité sado-masochiste, alors qu’il s’agit de deux groupements de symptômes distincts, de deux mondes inconciliables. Le but n’est pas seulement de rendre justice au masochisme. Ou plutôt, s’il est particulièrement indiqué de le faire, c’est parce que Deleuze trouve dans l’œuvre de Masoch les ressources d’un renouvellement de la question critique, soit d’un couplage de la critique et de la clinique. C’est dans Masoch qu’on peut assister à la rencontre de l’Art et du Droit, dont la critique clinicienne dépend([[Ce sera aussi plus tard dans Kafka, autre grand clinicien ou médecin de la civilisation. Et Deleuze indique plus d’un rapprochement entre Masoch et Kafka (p.ex. le rapport aux minorités, ou la manière de convertir l’humiliation devant le père en humiliation du père). Cf. Kafka. Pour une littérature mineure, ch. 5 et 7 et Critique et clinique, p. 72-73. ).

Penser/ découper

La clinique est toujours un art de la différence. S’en réclamer en philosophie, c’est renouer avec le sens du distinguo, aussi vieux que la philosophie elle-même : penser, c’est d’abord découper, faire la différence, trier, trancher, décider – conformément à l’origine grecque du mot « critique ». Et la clinique, conformément aussi à l’origine, c’est incliner, glisser, bref penser le passage – qui est toujours discontinu – d’une organisation de signes à une autre. C’est pourquoi il y a deux usages de la clinique, chez Deleuze : tantôt statique, quand il s’agit de démêler le masochisme du sadisme, ou de ne pas confondre Artaud avec Carroll([[Cf. Logique du sens, série « Le schizophrène et la petite fille ».) ; tantôt dynamique, quand il s’agit de montrer, avec ou sans Foucault, la différence de ce que nous sommes encore et de ce que nous devenons déjà, de ce que nous cessons d’être et de ce que nous ne sommes pas encore (c’est ainsi que Foucault, autre grand « médecin de la civilisation », articule l’archive et le diagnostic ; mais c’est aussi la distinction que Deleuze fait lui-même à la fin de sa vie, entre « sociétés disciplinaires » et « sociétés de contrôle »)([[Cf. Deux régimes de fous et autres textes, p. 322 sq.). Mais, statique ou dynamique, il s’agit toujours de faire la différence, d’attester un point d’événement, de décrire et d’effectuer dans la pensée le « glissement d’une organisation clinique à une autre » : que devenons-nous ? c’est-à-dire : où et comment fuyons-nous ? c’est-à-dire : où est notre santé ? Et sans doute ne suffit-il pas de se transformer pour devenir (là serait peut-être une différence entre Deleuze et Foucault) : la transformation implique seulement que les conditions du devenir ont changé.
Dans l’usage statique de la clinique, on reconnaît en filigrane l’appropriation originale par Deleuze de la méthode bergsonienne telle qu’il l’expose lui-même. On part du mixte embrouillé dit « sado-masochiste », vaguement concret ou empirique ; on démêle dans ce mixte concret impur les lignées pures, au nombre de deux – on démêle donc le droit du fait. Dès lors, le concret a beau être toujours mixte, le retour au concret fait apparaître deux types de mixtes qu’on avait tendance à confondre : mixte sadique et mixte masochiste (dans les deux cas, le rapport maître-esclave n’est pas le même). Au lieu d’une pseudo-entité clinique double, on a maintenant deux entités cliniques bien fondées.
Quant à l’usage dynamique de la clinique, il rend plus aigu encore le tournant pris par la question critique. Avec Deleuze, la double question « qu’est-ce que nous cessons d’être ? qu’est-ce que nous sommes déjà en train de devenir ? » devient une vraie question de droit, la vraie question du droit. On n’accède aux conditions de l’expérience qu’à partir de cette question. C’est que le droit même n’est jamais « de nature », il ne transcende pas le fait, sauf à le conditionner très extérieurement. Deleuze a souvent dit que ce qu’il l’intéressait dans le droit était la manière dont il évoluait, telle qu’on le voit à travers les changements de jurisprudence.
Que fait donc Masoch, ou Deleuze, moyennant Masoch ? Il rétablit le droit à partir duquel seul décrire correctement le fait, contre toute extrapolation du fait au droit, tout décalque du droit sur le fait. En même temps, il rétablit le désir dans le droit : la libido se découvre transcendantale, la vraie Critique n’est pas une théorie de la Connaissance pure, éthérée, d’où le désir est absent, pour la quiétude de ces chercheurs pour lesquels la philosophie est affaire strictement « professionnelle », activité de laboratoire pour une psyché en blouse blanche et gants stériles.
Or la critique ne se démarque pas de son ancrage théorétique initial sans, du même coup, remettre en cause les décisions inaugurales de l’esthétique. Celle-ci prétendait ne pouvoir gagner son domaine qu’en chassant le désir hors de l’art. Elle avait beau se référer au jeu, elle n’échappait pas à l’emprise du modèle « théorique », celui de la contemplation, dans la compréhension du rapport à l’œuvre. Rien de surprenant à ce qu’une radicalisation de la question critique passe ainsi par l’esthétique – par le déplacement de son centre de gravité de la théorie de la connaissance vers l’esthétique – et qu’il y ait une sorte de destin commun à la théorie de la connaissance et à l’esthétique dans ce renouvellement. Dans les deux cas, il s’agit de récuser la supposition mystifiante d’une attitude purement théorique, contemplative, désinvestie de tout désir.
Jamais autant que dans Présentation de Sacher-Masoch ne s’établit chez Deleuze cette relation triangulaire, conséquente pour qui ré-entreprend de fonder la Critique : Art-Désir-Droit. Mais plutôt que de repenser Kant avec Sade, en accordant le privilège à la Loi transcendante, à la raison pratique, et en ignorant le rapport à l’art, Deleuze choisit de repenser Kant avec Masoch, traitant ce dernier comme clinicien en même temps que comme artiste.

Qu’est-ce qui s’est passé ?

Que signifie cette introduction de l’artiste dans la Critique ? On y verra le point de rupture exacte de Deleuze avec la phénoménologie. Cette dernière conserve encore une foi entière dans l’autarcie du philosophe. Elle le peut, parce que l’expérience qu’elle invoque est celle de tout le monde, essentiellement ordinaire et quotidienne, universelle. Quel que soit le champ qu’elle se donne, les conditions qu’elle recherche sont toujours, nous l’avons dit, celles de l’expérience « possible » – conditions données d’avance et pour toujours, le fait n’entraînant jamais un remodelage du droit.
On ne s’empressera pas de voir dans l’altération du droit par le fait un monstre théorique. D’une part, l’histoire du droit est hantée par la tension entre un désir de penser le droit radicalement à l’écart du fait (droit dit « naturel »), et sa passion du droit effectif, « positif », impliquant une question spécifique : comment le droit est-il produit par les mœurs et par leur évolution, pour avoir une action paradoxalement régulante sur elles ? D’autre part, prétendre que le fait répond toujours à un droit inaltérable et soustrait à l’expérience a une conséquence lourde, puisque cela revient à soutenir qu’il n’y a pas de création. En effet, l’idée de création suppose l’histoire interrompue, vouée à reprendre autrement et dans d’autres conditions, autour d’un moment étranger à toute histoire, pur « événement » ou « devenir ». S’il y a de la création, la métamorphose du droit doit être affirmée, et la genèse de tout droit – rapportée à un point de coupure, donc de différence interne au droit. Aussi n’y a-t-il fondamentalement de droit, pour Deleuze, que sous la condition de l’événement ou du devenir. La vraie question critique est : « qu’est-ce qui s’est passé ? ». Elle est en même temps une question clinique, puisque ce qui s’est passé, s’il s’est passé quelque chose, est une redistribution de nos points sensibles : notre santé, notre morbidité ne sont plus là où ils étaient auparavant.
Ce qu’il en est de l’expérience « réelle » peut maintenant être précisé. S’il est vrai qu’elle implique toujours une double limite, limite de nos pouvoirs et limite entre deux exercices de ces mêmes pouvoirs, il est inhérent à l’expérience d’être rare et exceptionnelle. Bien plus, jamais l’exercice ordinaire de nos facultés (percevoir, imaginer, concevoir, etc.) n’en permettra la description, puisqu’il ne s’agit pas de la forme homogène d’un vécu, que nous possédons a priori comme forme possible, « horizon de reconnaissance » ou de « familiarité » (pas de phénomène sans un tel horizon, dit Husserl). Le phénomène au sens fort est toujours phénomène-limite. Il porte en lui sa propre limite, comme s’il n’y avait d’apparaître qu’aux prises avec quelque chose qui ne peut pas apparaître, qui se dérobe à toute manifestation. Il ne peut donc simplement se donner à la conscience ; jamais celle-ci ne le recueillera dans une présence pleine et entière.
Il faut donc des signes. Et s’il est vrai que l’expérience met l’esprit aux prises avec le nouveau, ceux-ci ne peuvent être que créés. C’est la raison pour laquelle il n’y a pas de donné avant l’acte clinique, chez Deleuze. Pas d’expérience en général – ou bien les catégories de cette expérience en général sont toujours des habits trop grands pour nos expériences réelles, des conditions trop larges qui ne les conditionnent que de très loin et très extérieurement. Il n’y a en somme de donné que construit, ou mieux encore : il n’y a qu’un construit([[À ne pas confondre avec le potentiel husserlien, qui est simplement de l’actuel en puissance (déplacez-vous un peu, et ce que vous ne pouviez pas voir mais que vous présupposiez entourer ce que vous voyez s’actualisera). ).
Substituer le construit au donné peut avoir l’air d’une rengaine de la philosophie du XXe siècle : le geste est connu, depuis Bachelard, Koyré et le structuralisme. Mais Deleuze pose une question qui lui appartient en propre. Qui nous assure qu’il y a bien du nouveau ou de l’événement ? La coupure ne s’atteste pas ailleurs que dans les signes, puisqu’aussi bien elle est coupure de pensée, ou de sens. Penser l’événement force à renoncer à l’explication : non pas seulement négativement, du fait que, s’il y a de l’événement, il est contradictoire de l’inscrire dans un enchaînement causal ou rationnel ; mais positivement, parce que la pensée assume une nouvelle vocation qui est d’attester, et par là même de se transformer.
En effet, si l’événement, étant de l’ordre d’une mutation des conditions de l’expérience, d’un bouleversement de la manière de penser, ne peut être qu’objet de croyance, nous nous trouvons devant un problème inédit : croire à ce qui est arrivé, si cela est arrivé ; croire qu’il est arrivé quelque chose, et ceci. Soutenir la croyance par le concept n’a rien à voir avec la soumission à un ordre de la foi extérieur à la pensée conceptuelle. Car il s’agit d’attester une coupure dans la pensée, ce que seule la pensée peut : en liant les nouvelles occurrences qui la sollicitent, en découvrant, par une invention sémiotique, la nouvelle cohérence en rupture avec celle qui prévalait. S’il y a là un changement de vocation de la philosophie, c’est parce que face à l’événement et à son éventualité (non pas « arrivera-t-il quelque chose ? », mais « est-il arrivé quelque chose ? »), la seule réponse adéquate, la seule épreuve de vérité est de dire quoi. Si la pensée le peut, si elle parvient à se laisser creuser par une différence qui la sépare d’elle-même en elle-même, elle donne par là même consistance à l’événement. Non pas qu’elle le crée de toutes pièces : mais n’étant autre chose qu’une différence de sens, il ne peut s’attester ailleurs que dans la différence interne d’une pensée. En substituant au donné le construit, la philosophie se découvre donc une tâche plus haute que l’explication de ce qui s’est produit ou que la description de ce qui est ou apparaît : l’attestation d’une différence qui seule peut donner des raisons de croire à l’événement. L’événement n’est donc pas sans raison, même si la nature de la raison a changé : ce que réclame la pensée, ce n’est plus qu’on lui dise pourquoi ceci est (s’il y a de l’événement, la question « pourquoi ? » est par définition mise en échec), mais qu’on lui fasse sentir la faille entre deux logiques, l’irréductibilité de deux organisations cliniques. La raison de croire est le témoignage conceptuel d’un point de déraison, d’une discontinuité dans la pensée.
Le remaniement de la question critique a des conséquences capitales. À première vue, les prétentions de Deleuze au titre de philosophe de l’expérience paraissent bien vaines, au regard des contenus empiriques qu’il invoque, à la fois douteux et de seconde main – scènes de romans, peintures, séquences de cinéma. Il n’a pas accès, dirait-on, aux « choses mêmes ». Un tel jugement serait pourtant conformiste et faux. Quand et comment allons-nous aux choses mêmes, chez Deleuze ? La chose est toujours un complexe actuel-virtuel, qui ne peut s’appréhender que dans un cristal. Or, le cristal n’est jamais donné, il est affaire de création de signes. C’est en ce sens que Deleuze participe pleinement au tournant esthétique de la philosophie, moyennant quoi celle-ci en est venue à partir du XVIIIe siècle à se réfléchir elle-même dans un rapport à l’art, plutôt qu’à la science. Si le problème du philosophe-artiste, non plus du philosophe-savant, s’impose désormais à la philosophie, c’est parce que la pensée dans son devenir en découvre l’exigence. Ce que nous devons comprendre, c’est que le philosophe de l’expérience implique désormais l’artiste, un rapport nécessaire à l’artiste.
Il est donc conséquent que Deleuze n’aborde pas à partir de lui-même les contenus d’expérience. Il est conséquent qu’il n’entreprenne aucune réduction phénoménologique à partir de ses propres vécus de conscience. Il ne serait pas un philosophe sérieux, compte tenu du problème de l’expérience tel qu’il le pose, s’il ne pensait pas l’expérience à partir d’œuvres d’art : car l’expérience, inapte à se loger dans une conscience, ne peut trouver le support de son accomplissement que dans une création de signes.
Bien plus, étant donné la reformulation deleuzienne du problème – l’expérience est essentiellement rare, exceptionnelle, improbable, invivable –, ne faut-il pas conclure à des contenus exceptionnels, qu’il s’agirait toujours de trouver en soi-même ? Tel est le mirage où se vautre la fausse littérature selon Critique et clinique : si énormes soient-ils, les vécus rapportés n’en conservent pas moins leur forme de vécu, gonflant le Moi jusqu’à l’apoplexie. Encore une fois, le Moi n’est pas le maître des expériences, qui impliquent au contraire sa limite : seule une création de signes appropriés permet de les abriter et de les accomplir.
Étant donné sa méthode, Deleuze ne saurait donc procéder à l’étude de vécus ordinaires ou même exceptionnels, à partir du seul donné de sa conscience et de sa mémoire. Il doit lire Proust, Kafka, Artaud, Beckett, Bacon, Lawrence et tant d’autres… Bien plus, on dira que Deleuze lui-même s’est fait plus d’une fois artiste : chaque fois que, pour son compte, avec et sans Félix Guattari, il a proposé l’attestation d’un événement, le diagnostic de l’époque, en élaborant les signes adéquats. Par exemple, 1/ dans L’Anti-Œdipe, en définissant la schizophrénie comme limite toujours conjurée du capitalisme et en établissant la différence de l’axiomatique et du surcodage, par conséquent l’incapacité de la logique structuraliste du signifiant à appréhender le présent, son archaïsme profond, et la nécessité d’un autre régime de signes. 2/ Dans Cinéma, à la césure des deux tomes, en décrivant l’universelle montée des clichés, la rupture du schème sensori-moteur, et les répercussions sur la description et la narration (passage du régime organique au régime cristallin). 3/ Dans le texte bien connu sur « les sociétés de contrôle » (Pourparlers). 4/ Dans « Pour en finir avec le jugement » (Critique et clinique), où, sous l’opposition de deux conceptions de la justice, l’une qui procède par analyse interminable, l’autre par séries de procès finis, il est intéressant de déchiffrer la différence entre les philosophies de Deleuze et de Derrida. On dira en somme que Deleuze est artiste, en philosophie, partout où l’on peut repérer tantôt la description du glissement d’une organisation sémiotique à une autre, tantôt le discernement de deux organisations sémiotiques différentes habituellement confondues.

Être joué

Revenons pour finir à la question de l’esthétique et de son rapport au désir. On dit parfois qu’il n’y a pas d’esthétique deleuzienne, que l’art n’est chez Deleuze qu’une forme de vie, ou qu’il se confond avec les moments intenses de la vie (en jonction avec une esthétisation de l’existence). Cette position ne doit pas être dédaignée pour commencer. Il est vrai que Deleuze emploie volontiers en esthétique des concepts mis au point dans le champ plus large de l’expérience : ainsi du « devenir-animal », qui requalifie la situation du petit Hans([[Cf. Freud, Cinq psychanalyses. La réévaluation deleuzo-guattarienne de ce cas clinique se trouve notamment dans Mille plateaux, 313-315, et Critique et clinique, p. 81.) (qui ne fait pas une œuvre), mais s’applique aussi à Kafka et à son personnage, Gregor Samsa (l’écriture donnant à vivre ce qui précisément ne peut être vécu – mais alors d’où un enfant tire-t-il cette ressource de l’invivable ?). Comment le petit Hans aurait-il un percept et un affect du cheval qui tombe sous les coups de fouets, si percept et affect sont par ailleurs les catégories requises pour distinguer l’art en tant que forme de pensée([[Cf. Qu’est-ce que la philosophie ?, ch. VII.) ? Toutefois, la question ne tourne à l’aporie qu’à force de méconnaître le concept proprement esthétique, celui qui noue, dans le questionnement critique, le rapport nécessaire de l’art et de la philosophie : le « cristal »([[Cf. L’Image-temps, et Critique et clinique, p. 83.).
Supposons alors que le « masochisme » soit le lieu où s’articulent désir, art et droit. Certes, Deleuze s’est exprimé sur le lien du désir et du droit, mais non sur le lien entre désir et droit d’une part, art d’autre part([[Si l’on excepte les déclarations liminaire et finale de la Présentation (Masoch est un artiste, Masoch est un romancier, il y a un « esthétisme du masochisme ») et l’omniprésence de l’art dans La Vénus à la fourrure, au contraire absent du sadisme.). L’objection que la distance esthétique est incompatible avec l’amour d’une statue, comme c’est le cas dans La Vénus, car la beauté exclut le désir, est trop courte, et mérite d’être surmontée en fonction de deux éléments.
Considérons tout d’abord la conclusion que tire Deleuze de son étude du masochisme :
« Sade s’exprime dans une forme qui réunit l’obscénité des descriptions à la rigueur apathique des démonstrations ; Masoch, dans une forme qui multiplie les dénégations pour faire naître dans la froideur un suspens esthétique. » (114)

Dans ce « suspens esthétique », il y a là bien plus que l’idée d’un procédé romanesque. C’est bien un geste de suspension qui fonde le champ esthétique à partir de Kant et de Schiller : suspension des intérêts et des passions, qui instaure la distance nécessaire à la contemplation des choses dans leur pure forme ou leur pure apparence. Chez Masoch, la suspension est littérale, et a toujours pour effet de transformer la scène en tableau pictural : on appelle un peintre pour l’effectuer.
Considérons maintenant le texte suivant :
« Ce n’est ni la grâce ni la dignité qui nous parle dans le visage superbe d’une Junon Ludovisi ; ce n’est ni l’une ni l’autre, car c’est toutes deux ensemble. La divinité aux traits de femme réclame notre adoration, cependant que la femme semblable à la divinité enflamme notre amour. Mais pendant que, ravis, nous nous abandonnons à son charme céleste, sa suffisance céleste nous effraie. Toute sa personne se fonde en elle-même et y a sa demeure ; elle est un monde complètement fermé ; comme si elle était au-delà de l’espace, elle ne s’abandonne ni ne résiste ; il n’y a pas là de force qui serait en lutte avec d’autres forces ni de défaut par où le temps pourrait faire irruption. Nous sommes irrésistiblement saisis et attirés par son charme, maintenus à distance par sa suffisance. Nous nous trouvons simultanément dans l’état de suprême repos et dans celui de suprême agitation ; il en résulte cette merveilleuse émotion pour laquelle l’entendement n’a pas de concept ni la langue de nom. »([[Nous soulignons.)

Ce texte de Schiller, à la fin de la 15e de ses célèbres Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, est vraiment peu kantien. D’une part, il dit que la beauté à la fois nous attire irrésistiblement – d’un amour indiscutablement sensuel – et se dérobe à nous en se retirant dans une autonomie où elle est imprenable, si bien que nous sommes voués à elle qui ne s’occupe pas de nous. D’autre part, Schiller vient de demander sur quel mode nous sommes voués à la beauté, et sa réponse célèbre est : sur le mode du jeu. « L’homme avec la beauté ne doit que jouer, et il ne doit jouer qu’avec la beauté. » La beauté est ce qui à la fois nous ravit et nous effraie ; nous sommes avec elle dans une relation de jeu.
Soit maintenant ce passage de La Vénus à la fourrure :
« – Alors, soit, dit Wanda en fronçant énergiquement ses petits sourcils arqués. (…) Vous avez été imprudent de me laisser le choix. Je choisis donc : je veux que vous soyez mon esclave, je vais faire de vous mon jouet !
– Oh, faites cela, m’écriai-je, mi-terrifié, mi-ravi. »([[Présentation…, p. 147 (nous soulignons).)

Il ne s’agit pas de savoir si Masoch a lu Schiller, chose probable mais de peu d’intérêt. L’important est que, rétroactivement, le schéma masochiste se laisse déchiffrer à la lettre dans l’un des textes les plus célèbres de l’esthétique. On avancera donc que, dans le masochisme, quelque chose concerne intimement l’esthétique, telle qu’elle s’est développée à la fois dans le sillage de Kant et contre lui, en vertu du dilemme non résolu devant lequel Kant laissait ses lecteurs lorsqu’il invoquait un plaisir désintéressé. Certes, Schiller ne dit pas mot à mot que l’œuvre fait de son contemplateur un jouet. Mais il n’y a pas guère à forcer sa pensée pour en arriver là : il dit que le contemplateur est un joueur, et qu’il joue sous la contrainte de l’œuvre. Même si le jeu a lieu en lui, entre sa sensibilité et son intelligence, en même temps qu’avec l’œuvre, c’est le cas de dire qu’il est joué, que le centre du jeu([[Gadamer, tout occupé, dans le sillage de son maître Heidegger, à dénoncer l’esthétique subjectiviste de Schiller, a manqué cet aspect (cf. Vérité et méthode).) se déplace complètement du sujet (qui dès lors n’en est plus exactement un) vers l’objet (qui, incluant le sujet, ne reste pas non plus pur objet).

Point neutre

Comment Schiller dépasse-t-il l’esthétique du désintéressement, pour retrouver l’intérêt simplement suspendu, mobilisé mais suspendu, dans l’acte esthétique même ? Seul Masoch peut nous le dire : par l’idée de chasteté. Et peut-être, dans le rapport à l’œuvre d’art, passons-nous toujours tacitement cette sorte de contrat étrange. C’est du moins ce qui apparaît lorsqu’on met Kant avec Masoch, moyennant Schiller. On remarquera d’ailleurs que, dans La Vénus à la fourrure, la relation contractuelle chaste([[Comme on sait, chaste ne veut pas dire sans désir : ce dernier, au contraire, y fonctionne à pleines turbines.) est précédée puis constamment redoublée par l’amour pour la statue de Vénus – amour reconnu impossible, cultivé comme barré, pour l’œuvre. Il n’y a que des femmes-œuvres pour Masoch, autant que des œuvres-femmes. Ce serait donc elle, la chasteté, l’instauratrice de la fameuse distance esthétique – chasteté évidemment forcée, avec les figures de marbre, de pigments, ou les figures sonores et romanesques([[Les rapports d’Éros et du cinéma, notamment, devraient être reconsidérés de ce point de vue, et ne pas être si rapidement soustraits au champ de l’esthétique.). Cette suspension ne nie pas le désir ; elle l’investit d’autant plus sûrement qu’il passe dans une matière inconsommable. Kant avec Masoch ne confond plus le désir et le plaisir, et le plaisir désintéressé se convertit en désir intéressant, élément même du jeu esthétique.
Il semble donc que le désir, affaire demeurée non réglée dans l’esthétique kantienne, se réintroduise dans l’esthétique sous les espèces du masochisme, et que Deleuze – ignorant ou non de Schiller – l’ait profondément vu. Avec l’exactitude qui le caractérise, il a mis d’instinct le doigt au point même, exhibé l’air de rien par Masoch, où art, désir et droit se rencontrent. On comprend alors que Deleuze insiste tellement sur la qualité esthétique de son œuvre : c’est en ce même « point zéro », « point neutre » ou encore « point littéraire », que toute la Critique trouve à se réagencer dans son rapport intime à la question clinique, et à se formuler dans le discours littéral de la philosophie([[Cf. Présentation…, avant-propos, et LÎle déserte et autres textes, p. 183-185.).