Majeure 27. Bioeconomie, biopolitique et biorevenu: questions ouvertes sur le revenu garanti

Présentation Bioéconomie, biopolitique et biorevenu Questions ouvertes sur le revenu garanti

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Qu’est-ce que le revenu garanti ? Le revenu garanti dont il est question ici n’est ni un revenu de remplacement (indemnités chômage, retraites), ni un revenu d’assistance (minima sociaux, tel le RMI). Il ne remplace pas les formes de salaire socialisé. Il s’agit donc d’une forme de revenu inédite, qui ne trouve pas de références dans les catégories classiques de la répartition et de la redistribution des revenus, tout en s’inscrivant dans l’histoire longue des luttes sociales pour la socialisation du salaire. Certains des contributeurs de ce dossier vont jusqu’à le considérer comme revenu primaire, au même titre que la rente, le salaire ou tout autre revenu d’activité.
Les tenants du revenu garanti ont toujours tenu à souligner, à juste titre, la grande distance qui sépare celui-ci du « revenu minimum et conditionnel de subsistance » suivant l’approche libérale (voir en particulier, à ce sujet, la contribution de Carlo Vercellone et de Jean-Marie Monnier dans ce dossier). L’inconditionnalité et le montant (pas un minimum de survie, mais un minimum d’existence) sont les caractéristiques principales qui permettent de distinguer les deux approches, mais on peut aussi évoquer la nature de ce revenu (primaire pour certains tenants du revenu garanti, ou revenu d’assistance dans l’optique libérale), ou encore sa finalité (créer les conditions de possibilité d’une existence autre, pour les uns, ou financer et accélérer la mise en place du plein-emploi précaire, pour les autres). Le revenu garanti est donc un revenu social suffisant d’existence pour tous, inconditionnel, c’est-à-dire sans condition de ressources, sans condition d’emploi.
Au printemps 2002, nous avions déjà consacré un dossier à cette question. Pourquoi y revenir cinq ans après ? Le dossier « Garantir le Revenu », publié en 2002, commençait avec un texte de Maurizio Lazzarato dans lequel on pouvait lire : « Si un homme du XIXe siècle pouvait débarquer dans notre actualité, la première chose dont il s’étonnerait, serait l’épuisement complet, l’assèchement radical, le tarissement de toute imagination politique. » Depuis le printemps 2002, plusieurs mouvements d’envergure se sont opposés à une droite décidée à accélérer le rythme des réformes : le mouvement contre la réforme des retraites en 2003, suivi par celui des intermittents du spectacle, né en réponse à la réforme des annexes 8 et 10 du régime général d’indemnisation du chômage. Quelques mois après, en janvier 2004, naissait le mouvement des chercheurs au sein duquel s’exprimait aussi la composante invisible des chercheurs précaires. Aux émeutes dans les banlieues en 2005 a fait suite, au printemps 2006, le mouvement étudiant contre le CPE. Pendant ces mêmes années se construisait au niveau européen le réseau Mayday, un réseau européen de précaires en lutte, tandis que, au niveau de la planète entière, depuis les États-Unis, en passant par l’Amérique Latine et l’Afrique, les mouvements nés à Seattle continuaient de faire entendre leur cri, lorsque nous n’étions pas avec eux pour crier qu’un autre monde est possible.
À bien y regarder, peut-on vraiment affirmer qu’il y a un manque d’imagination politique ? Il y a dans les logiques néolibérales de gouvernement de l’imagination politique ! Ce contre quoi se sont levés ces mouvements, c’est justement cette imagination au pouvoir qui met en place des politiques néolibérales. Le néolibéralisme, comme Foucault l’explique dans Naissance de la biopolitique, ce n’est pas la société marchande. « Le problème du néolibéralisme, c’est au contraire, de savoir comment on peut régler l’exercice global du pouvoir politique sur les principes d’une économie de marché. »[[Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Gallimard / Seuil, 2004, p. 137. Les cours de Foucault de 1978 à 1979, édités en 2004 sous la direction de François Ewald et Alessandro Fontana, sont un guide irremplaçable pour retrouver dans la pensée économique et politique du XXe siècle les outils pour comprendre le présent de ce début du XXIe siècle. Le néolibéralisme n’est pas l’absence de l’État ! Au contraire, il faut un État qui gouverne pour le marché, plutôt qu’à cause du marché. La liberté du marché demande une politique active et vigilante ; c’est la nature de la politique qui change. Gouverner, c’est innover et intervenir sur le plan juridique : il faut adapter en permanence l’ordre légal aux mutations technoscientifiques, assurer de bonnes conditions au marché. Saisir ce qu’est la biopolitique, c’est d’abord saisir ce qu’est un régime gouvernemental libéral. Le néolibéralisme américain, nous explique Foucault, comme on peut le lire dans le résumé du dernier cours, vise à « étendre la rationalité du marché, les schémas d’analyse qu’elle propose et les critères de décision qu’elle suggère à des domaines non exclusivement ou non proprement économiques. Ainsi la famille et la natalité ; ainsi, la délinquance et la politique pénale. »
Ce nouveau dossier de Multitudes sur la problématique du revenu garanti a pour toile de fond les questions sur le pouvoir et sur la politique que soulevait Foucault lorsqu’il nous introduisait à la biopolitique, et cela en croisant les analyses des économistes sur les mutations des systèmes de production, de la nature du travail, des modes de mise au travail et des modes de valorisation des capitaux. Ce croisement vise aussi à aller avec Foucault au-delà de Foucault : la conversation avec Christian Marazzi ouvre sur un champ qui n’est pas pris en compte par Foucault, celui de la monnaie, de son pouvoir et de sa privatisation, en lien avec les processus de financiarisation à l’échelle mondiale.
La vie, comme vie sociobiologique, est aujourd’hui au coeur des systèmes de production et de valorisation. Dans un article publié dans le numéro 10 de Multitudes, cosigné avec Maurizio Lazzarato, nous avancions l’hypothèse d’un déplacement du rapport capital / travail vers un rapport capital / vie. C’est cette hypothèse qui est, en quelque sorte, présente et approfondie dans la contribution de Christian Marazzi dans ce dossier, mais elle traverse également la contribution d’Andrea Fumagalli et Stefano Lucarelli, qui nous introduisent au concept de « bioéconomie » ; exprimée encore autrement, nous la retrouvons analysée et développée dans la contribution de Carlo Vercellone et Jean- Marie Monnier. La question du revenu garanti, comme « biorevenu », se trouve posée dans ce dossier, et de manière expérimentale, au croisement entre bioéconomie et biopolitique.
Mais il y a une autre raison qui justifie notre retour sur la question du revenu garanti. La perspective du revenu garanti que nous avions avancée dans les pages de Multitudes soulève des questions au sein des mouvements. Des questions très différentes, qui vont du caractère utopique du revenu garanti à sa dimension monétaire, qui risquerait de consolider un système qui se (et nous) tient par l’argent. Des questions sur ce que serait notre socialisation dans un au-delà de l’emploi, sur le pouvoir de contrôle qui serait octroyé à l’institution qui garantirait ce revenu, mais aussi sur les sujets qui portent cette revendication. Certaines de ces questions sont abordées dans notre entretien avec Évelyne Perrin et Jérôme Tisserand, qui ont participé à l’élaboration d’une plate-forme commune à plusieurs organisations de chômeurs et précaires, plateforme portant sur la revendication d’une garantie de continuité des droits sociaux et du revenu.
Nous avons écouté les questions et les critiques, sans avoir la prétention de pouvoir répondre à toutes ; nous avons essayé d’apporter quelques réponses, partielles. Nous sommes convaincus que la question du revenu garanti ne va pas de soi, qu’elle fait surgir d’autres questionnements. Ce dossier a été réalisé dans l’esprit d’ouvrir une discussion sur ces questions. Notre hypothèse est que le revenu garanti est ce sur quoi il serait possible de construire une « alliance mineure » entre des mouvements sociaux divers par leur histoire, des subjectivités hétérogènes et irréductibles dans leur expression. Le revenu garanti comme arme mentale pour une stratégie de fuite face aux politiques néolibérales de workfare, pour notre biopolitique, comme politique de réappropriation de la vie.
Mais nous avons aussi appris des mouvements, en particulier du mouvement des intermittents du spectacle : nous avons appris, au-delà des textes des philosophes et des économistes, ce qu’est le néolibéralisme. Ce que les intermittents ont dévoilé, à travers leur lecture de la réforme, est son sens politique : il ne s’agit pas d’une nécessité imposée par le déficit, il ne s’agit plus d’un dispositif de transfert de revenus, de socialisation du salaire et donc de redistribution, mais d’un dispositif de capitalisation, suivant un principe d’assurance individuelle. Il s’agit de créer les conditions d’existence du marché, le marché en tant que régulateur économique et social. Mais l’imagination politique a été aussi du côté des mouvements. Le Nouveau Modèle d’indemnisation chômage élaboré par la Coordination des intermittents et précaires est une réponse dont la puissance repose avant tout sur le processus qui en a permis l’émergence, tout en nous obligeant à un réexamen de notre propre conception du revenu garanti.
La perspective du revenu garanti est critiquée de manière paradoxale avec des arguments opposés, contradictoires. Il y a ceux qui voient dans le revenu garanti un dispositif d’aménagement du capitalisme : le revenu garanti relèverait ainsi d’une logique réformiste social-démocrate ; il y a ceux qui, à l’opposé, le dénoncent comme utopie révolutionnaire.
Les contributions à ce dossier, dans l’hétérogénéité qui les caractérise, proposent, chacune à sa manière, une sortie de ce schéma qui méduse la pensée, fondé sur l’alternative entre réforme et révolution. Sur un plan très concret, Carlo Vercellone et Jean-Marie Monnier démontrent la faisabilité du revenu garanti. Il ne s’agit pas d’une utopie mais d’un possible. Ce possible implique une refonte assez radicale du système fiscal. Le questionnement se déplace, dès lors, de la non-faisabilité vers la nature de cette refonte, et vers les inventions institutionnelles souhaitables et nécessaires à la mise en place d’un revenu garanti.
Sur un plan plus philosophique, Jérôme Ceccaldi saisit dans le revenu garanti une dimension révolutionnaire de l’esprit : le revenu garanti non pas comme nouveau compromis historique mais comme forme instituée d’un amour de soi, « contre tous les discours du workfare qui nous appellent au sacrifice de soi et à la haine de soi ».
Il ne s’agit ni de renverser (suivant le mythe de Sisyphe) ni de stabiliser ou de rendre acceptable le capitalisme, mais de déplacer. Le revenu garanti comme déplacement des logiques binaires qui nous gouvernent : emploi / chômage, actifs / inactifs, productifs / improductifs, employables / inemployables, riscophiles / riscophobes. Un déplacement qui déstabilise ces catégories binaires au point de les rendre inopérantes.
L’idée d’un revenu garanti inconditionnel est loin d’être une nouveauté dans l’histoire de la pensée. Les tenants du revenu garanti ont souvent évoqué des origines anciennes, en remontant à Thomas Paine qui envisageait, dès la fin du XVIII e siècle, un revenu minimum inconditionnel garantissant à tout un chacun la « sécurité ». Cette idée de sécurité fut, comme le rappelle Valérie Marange dans sa contribution à ce dossier, réhabilitée par Michel Foucault : la sécurité (matérielle) comme base de l’autonomie éthique. « Il existe bel et bien — écrivait Foucault — une demande positive : celle d’une sécurité qui ouvre la voie à des rapports plus riches, plus nombreux, plus divers et plus souples avec soi-même et avec son milieu, tout en assurant à chacun une réelle autonomie. » En renouant avec la problématique que nous avions abordée avec elle dans le numéro 4 de Multitudes (dossier « Foucault chez les patrons »),Valérie Marange invite Foucault chez les intermittents, pour penser avec lui un revenu pour l’autonomie, face aux nouveaux modes de servitude qu’impose le gouvernement par le risque.
La contribution deYann Moulier Boutang défend un rôle du revenu social garanti particulier et éloigné de l’ensemble des contributions à ce dossier : le revenu social garanti comme socle d’un nouveau compromis susceptible de stabiliser le capitalisme cognitif.
Dans l’histoire de la pensée économique, on rencontre l’idée d’un revenu garanti dans les travaux de John Maynard Keynes, comme dans ceux d’Oscar Lange. Dans « Perspectives pour nos petits enfants », Keynes préfigure une période de chômage technologique déterminée par le développement des techniques substitutives au travail humain. Mais cette période ne serait qu’une période d’adaptation vers une société qui ne fonderait plus son économie sur le besoin et la nécessité. La rente ne serait plus issue de la rareté mais de l’abondance.Visionnaire, peut-être, mais il ne faut pas oublier ce que disait René Passet, en 2003, dans un article publié dans le Monde, lors de la réforme des retraites : « en 1896, en France, 18 millions de personnes occupées fournissaient annuellement 55 milliards d’heures ouvrées, cependant qu’un siècle plus tard très exactement, 22 millions de travailleurs n’en fournissaient plus que 35 milliards. Entre-temps, la durée annuelle de travail par individu s’était abaissée de plus de 3 000 heures à moins de 1 600. Les gains de productivité engendrés par l’évolution des technologies avaient bénéficié à tous. » Mais ces gains de productivité n’ont pas été sans coût. Les problèmes écologiques de la planète nous obligent aussi à repenser le mythe de la croissance. C’est donc dans une perspective autre, dans une perspective écologiste, que Jean Zin propose le revenu garanti, non tant comme un outil d’adaptation aux mutations en cours, que comme un dispositif nécessaire, articulé aux monnaies locales et aux coopératives municipales, pour construire des systèmes locaux de production, suivant une logique alternative au productivisme salarial.
Toujours dans les années 1930, Oscar Lange, économiste issu de l’expérience du socialisme réel, et critique du système soviétique, préfigurait une autre forme possible de resocialisation de l’économie. D’après lui, cette resocialisation de l’économie implique une autre forme de collectivisation des moyens sociaux de production : les gains de productivité et les progrès économiques sont un produit de la coopération sociale, ils sont la propriété de tous et ouvrent ainsi un droit pour chacun à un « dividende social ».
La resocialisation des moyens de production est ce qui est déjà en acte, suivant l’analyse de Christian Marazzi présentée dans ce dossier. Le processus de dématérialisation du processus productif laisse émerger la puissance d’un capital fixe qui se présente aujourd’hui immédiatement comme « capital vivant », comme travail vivant mobilisé dans un système de production de l’homme par l’homme. Le revenu garanti devient alors, sous la plume de Christian Marazzi, « biorevenu », un revenu pour garantir l’autonomie du vivant par rapport au mode de production historiquement déterminé. Dans l’entretien qui fait suite à son article, Christian Marazzi aborde les questions d’un biorevenu ex-nihilo, c’est-à-dire financé par une création monétaire. Le revenu garanti, en tant qu’argent, argent ex-nihilo, peut-il ne pas être nécessairement du capital ? Peut-il rester argent comme argent, forme monétaire de la fuite ? Alors que Christian Marazzi parle d’un biorevenu, Andrea Fumagalli et Stefano Lucarelli parlent de « bioéconomie », à partir d’une critique épistémologique du marché libéral du travail, et pour signifier un processus de subsomption réelle de l’agir humain ayant pour fin l’accumulation. Dans cette perspective, le revenu d’existence (ou biorevenu) serait la « juste rémunération » des « facteurs de production bioéconomiques ».
Un dénominateur commun se dégage de ces contributions : le revenu garanti comme affaiblissement de la contrainte monétaire du salaire. C’est toutefois également ici que l’on peut repérer un clivage, une dissension dans les arguments portés par les différents contributeurs. Certains insistent sur le revenu garanti comme « juste rémunération » ou comme « reconnaissance » d’une productivité largement socialisée, comme salaire social qui paye une activité créatrice qui s’étend à l’ensemble des temps sociaux et qui doit s’émanciper de la pensée unique selon laquelle le seul travail productif est le travail inclus dans le capital et produisant de la plus-value (Carlo Vercellone et Jean-Marie Monnier). D’autres proposent une perspective différente, comme Jérôme Ceccaldi, qui précise qu’il ne s’agit pas tant de dédommager une vie contrainte à la mise au travail que de nous permettre de sous- traire nos vies à cette contrainte. Une contrainte qui diminue notre puissance d’agir. Le revenu garanti est alors pensé avec Spinoza comme l’étape institutionnelle d’une augmentation collective de la puissance d’agir. De la même manière, j’ai retrouvé dans la littérature féministe les traces de la revendication d’un revenu garanti ex-ante, comme condition nécessaire, quoique non suffisante, pour atteindre l’autonomie et la liberté des sujets : le revenu garanti pour libérer les possibles, une multitude de vies possibles, et donc les récits de ces vies.
En effet, si Christian Marazzi repère dans le mouvement des femmes des années 1970 la première revendication d’un biorevenu, sous la forme d’un salaire ménager, comme reconnaissance d’un travail de reproduction gratuit, invisible et pourtant fonctionnel à l’accumulation capitaliste, c’est plutôt chez Virginia Woolf qu’il me semble possible de retrouver les fondements les plus puissants pour penser le revenu garanti comme condition de la liberté, liberté d’écrire — pour Virginia Woolf, l’émancipation des femmes passait par l’écriture — et liberté de faire autrement et autre chose que ce que nous faisons sous l’emprise de la contrainte et de la peur.Faire, mais un faire que l’on ne pourra pas nommer travailler, « travail » étant un mot trop ambigu pour qu’il puisse signifier ce que nous faisons par désir plutôt que par le besoin de nous garantir des moyens d’existence. Nous avons besoin d’un autre mot que « travail », écrivait Gayatri Spivak — à quoi il faut ajouter que nous avons d’autres rendez-vous avec la société que l’emploi.
Il ne s’agissait pas de clore un débat, mais de l’ouvrir, et en traversant les frontières des disciplines. Le revenu garanti n’est pas l’affaire des économistes, pas plus que la revendication de quelques damnés de ce monde. Il nous concerne tous.