Signes partiels a-signifiants et technologie de l’information
Les signaux sont les mal-aimés du sémioticien. Ils ne sont jamais considérés comme des signes à part entière, au prétexte qu’ils « peuvent être calculés quantitativement quelle que soit leur signification »[1]. Les signaux occupent de ce point de vue « l’échelon le plus bas de la sémiotique »[2]. Les stimuli signaux ne paraissent pas avoir besoin des fonctions sémantiques plus élevées qui engagent des contenus culturels ou le type d’effets qui émerge, de façon caractéristique, dans et depuis le mouvement entre les signifiants.
Peut-on repenser et réévaluer le « modeste » statut des signaux à travers l’explication et le déploiement de la sémiotique a-signifiante qu’a développée Félix Guattari ? Premièrement, il faut abandonner le préjugé hiérarchique contre les signaux comme phénomènes de rang inférieur, dans l’horizon sémantique des conventions culturelles d’interprétation. Deuxièmement, les qualités quantitatives ou machiniques des signaux seront réévaluées positivement et ne serviront plus à confirmer leur statut inférieur par rapport à un domaine d’un ordre plus élevé avec lesquels, par définition, ils ne peuvent jamais se mesurer. Les signaux, en bref, ont beaucoup à nous apprendre sur la sémiotique a-signifiante : cette catégorie approfondit et revitalise considérablement la classe des signe « inférieurs », et leur confère une vertu heuristique. Enfin et troisièmement, Guattari insistait sur le lien entre l’informatique et la production de formes de subjectivité mutantes qui, de manière très radicale, faisaient progressivement disparaître la subjectivité, à travers les processus d’une distanciation et d’un décentrement généralisés des territoires et coordonnées traditionnels.
L’analyse technomatérialiste de la sémiotique a-signifiante que je vais présenter met en avant l’analyse suggestive et originale que nous a léguée Guattari à propos des conséquences, pour la subjectivité, d’une dimension existentielle du déclencheur automatique-signe partiel, d’une signalétique vide, dans laquelle quelque chose comme une voix d’ordinateur froide et lointaine – « La porte est entrouverte. Merci », ou simplement l’utilisation d’une carte bancaire dans un guichet automatique – peut déterritorialiser des composantes de la subjectivité et ouvrir des univers nouveaux et inconnus. La subjectivité est une matière première travaillée par le capital informatique dans les champs en expansion de son système de valorisation, colonisant la vie selon des suites de 0 et de 1, des codes PIN et des codes d’accès, qui n’assujettissent pas par des nœuds mais par des réseaux. La subjectivité se modèle sur des opérations bancaires en ligne 24 heures sur 24, leur « joujou » préféré : guichets automatiques, crédit instantané, accès aux comptes et services financiers, la dose de cash rapide et tous les micro-vecteurs consuméristes de pseudo-singularité comme profil de risque, produit par un cognitariat adaptable, flexible, créatif et assujetti[3]. Marx avait anticipé clairement le crédit comme une « aide modeste » qui « s’introduit sournoisement » derrière chaque capitaliste, et met dans ses mains par des fils invisibles les ressources monétaires qui gisent sur toute la surface de la société[4]. Aujourd’hui, au Canada, le réseau Interac, qui promeut le débit et crédit immédiat, fait sa publicité en se présentant comme un petit camion jaune autopropulsé qu’on traîne derrière soi, comme une « aide modeste » ou un animal de compagnie, qui enrichit discrètement les événements de la vie.
Guattari a essayé de développer la première sémiotique des économies de l’information mondialisée de la société en réseau[5]. Dès le début des années 1980, il prêtait attention aux évènements annonciateurs de la fusion du capitalisme et de l’informatique dans ses études sur l’économie du Capitalisme Mondial Intégré. C’était sur la ligne de la technologie de l’information du phylum machinique que le CMI exerçait ses redoutables capacités d’intégration, inaugurant « l’ère de l’informatisation planétaire » ; cela a été amplement développé par Manuel De Landa en termes de captures par la machine militaire, de prise en otage des opérations et applications, à partir de la ligne de traitement de l’information[6]. Guattari luttait contre les appropriations du CMI depuis cette même ligne technologique pour contribuer à la production de certaines sortes de sujets compatibles avec la plupart de ses valeurs, stratifications et visions déroutantes du progrès. Il pensait, par exemple, que la miniaturisation était un moyen pour le capital d’équiper les individus de dispositifs capables de gérer leurs perceptions en les connectant aux lignes du phylum machinique constitué par la technologie grand public qui les rend fous des trips auto-prescrits, du type de celui qui vient juste d’être rebaptisé CrackBerry[7]. Cette came de productivisme connecté insère la subjectivité dans des réseaux incorporels dont la désintoxication exige souvent la déconnexion.
Guattari cherchait à donner un cadre à ces questions en recourant à la sémiotique et à théoriser un genre de signes partiels qui montrent des traits saillants du capital informatisé dans les réseaux duquel ils interviennent directement en exploitant la potentialité matériellement présente. Guattari parlait de « matière signalétique » de la manière dont Deleuze en parlait dans ses livres sur le cinéma : le bouillonnement grouillant et dynamique d’une matière largement non formée mais pas entièrement amorphe, dont émergent les objets partiels (signes partiels compris), ainsi que les substances sémiotiques plus complètement et créativement expressives et formées[8]. Fondamentalement, la matière signalétique se définit comme a-signifiante. Guattari et Deleuze renversent tous les deux la priorité de la forme sur la matière, héritée de Saussure et Hjelmslev, et essaient ainsi de décrire un processus de constitution de ce qui est déjà là pour partie et selon des degrés différents. Avec la sémiotique a-signifiante, pourtant, ce travail de constitution n’a jamais besoin de devenir une formation linguistique ; il est réticent, hésitant, ne travaillant qu’avec les parties et leurs intensités, sans leur imposer une forme supplémentaire : la signification n’est jamais l’aboutissement.
Révolutions moléculaires matérielles
Dans un tir groupé de livres publiés de 1972 à 1979, Psychanalyse et Transversalité (1972), La Révolution moléculaire (1977) et L’Inconscient machinique (1979), Guattari élaborait une typologie des systèmes sémiotiques utilisant un vocabulaire conceptuel hybridé de Peirce et Hjelmslev. En lisant ces trois livres en parallèle, je voudrais étoffer la sémiotique a-signifiante en la mettant en relation avec une ligne info-technologique sur le phylum machinique inspirée de l’un des exemples préférés de Guattari quant à la sorte de sémiosis mise en jeu par les signes a-signifiants : les cartes bancaires. La nouveauté apportée par Guattari consistait à développer les signes a-signifiants dans une typologie des classes de signes mais en tenant compte du problème de la relation entre les dimensions matérielles et sémiotiques à l’ère de l’informatisation mondialisée. Y a-t-il une sémiotique correspondant à la culture de l’information mondialisée ? Oui, tout comme il y a une analyse du pouvoir de cette culture dans la myriade de tentatives visant à décrire ses différents aspects – par exemple, son caractère non linéaire[9]. Les signes a-signifiants, dans la mesure où ils sont ici à l’œuvre, présentent quelques-unes de ses caractéristiques, notamment la superlinéarité, qu’ils rendent opérationnelle. La texture même de la ligne informatique du phylum machinique sur laquelle repose le capitalisme est peuplée – ou, mieux, perfusée – de signes partiels a-signifiants.
L’un des principaux obstacles, quand on cherche à penser l’a-signification, est que la promesse du préfixe pourrait bien ne pas être tenue par le suffixe qui s’accroche coûte que coûte à la signification, malgré un commencement destiné à l’éviter. Ainsi, l’a-signifiant compris comme sémiotique non signifiante paraît au mieux un oxymoron et au pire une simple variété de signal. La matière signalétique a-signifiante est peut-être être non signifiante, dans la mesure où le signal transmet directement de l’information sans fournir nécessairement de contenu sémantique[10]. Cela correspond, de façon minimaliste, au sens que Guattari donne aux signes a-signifiants, en se référant habituellement aux transferts d’information non linguistiques. Mais ce qui nous intéresse davantage, c’est qu’il n’y a aucun acte d’interprétation spécifique de ce qui est requis par le système comme support de l’action ainsi déclenchée. L’absence de dimension sémantique est moins importante que la dimension non représentationnelle et non mentale. En fait, l’a-signification opère au moyen de signes partiels, autrement dit ce que Guattari appelait de signes-particules ou de points-signes, et pas à travers les signes pleinement formés d’une tradition ou d’une autre.
Les signes a-signifiants permettent de se déprendre de la linguistique, de l’étreinte que le structuralisme fait peser de connivence avec la psychanalyse sur la construction de l’inconscient, avec l’« universel », la « loi », le « registre », et autres figures transcendantes du « manque », etc. La grande innovation de Guattari a été de concevoir l’inconscient comme une machine qui n’était ni structurée comme un langage ni conceptualisée comme une lutte intérieure, se déroulant au sein des individus, indexée à des figures mythiques, statiques, voire à des mathèmes : « Ce fut une grave erreur, de la part du courant structuraliste, de prétendre ramener tout ce qui concerne la psyché sous la seule houlette du signifiant linguistique[11] ! » Corriger cette grave erreur, et échapper ainsi à l’« axiomatique linguistique », cela implique de rapporter au premier plan les processus machiniques d’une sémiotique a-signifiante irréductible aux déterminations sémiolinguistiques. Guattari exhorte ses lecteurs à sortir de la langue[12].
Guattari n’en a jamais fini avec les sémiologies signifiantes. « La signification, c’est toujours la rencontre entre la formalisation par un champ social donné de systèmes de valeurs, de systèmes de traductibilités, de règles de conduite, et d’une machine d’expressions qui par elle-même n’a pas de sens, qui est a-signifiante, qui automatise les conduites, les interprétations, les réponses souhaitées par le système[13]. » La signification se produit dans la conjonction de systèmes sémiotiques et sémiologiques qui portent la marque des stratifications de pouvoir actualisées dans des termes informatiques, économiques, sociaux et politiques. Par exemple, Guattari lit l’arbitraire du signe comme une exigence sociale et politique « basique » : « Accepte les systèmes d’encodage dominants, tout est prévu pour ça, sinon tu relèveras des systèmes répressifs[14] ». Les signes a-signifiants « automatisent » les significations dominantes en « organisant un système de redondance » aux niveaux de l’expression et du contenu : l’automatisation entraîne la normalisation, l’invariance et le consensus. Guattari ajoute la stabilisation – ce qui est arrêté erre dans l’espace textuel parmi les mandalas de la signification. Il n’y a pas le moindre espace pour l’interprétation dans les suites de chiffres et de caractères sur une carte magnétique : elle se trouve bornée par des sentinelles de début et de fin, des séparateurs de champs entre système/banque/compte et contrôle de redondance qui sont tous reconnus automatiquement et comptent un nombre limité de caractères.
En eux-mêmes, les signes a-signifiants sont dépourvus de signification mais ils permettent à des pouvoirs locaux d’opérer, ils « jouent un peu l’équivalent du rôle de l’État par rapport aux différentes factions de la bourgeoisie, qui consiste à mettre de l’ordre et à hiérarchiser les prétentions des différentes factions locales »[15. Les intérêts sectoriels et leurs groupes de lobbying et les organisations politiques régionales, qui ont des bases de pouvoir territorialisées, comptent parmi ces factions locales dont le pouvoir central hiérarchise les revendications en termes de priorités d’action, de privilèges négociés et d’élaboration politique. Ces décisions politiques sont encodées dans la carte magnétique.
Les sémiologies signifiantes et leurs « syntagmes de pouvoir » linéaires peuvent se combiner avec des automatisations a-signifiantes superlinéaires. L’a-signifiant met le signifiant en œuvre comme un « outil », sans qu’ils fonctionnent ensemble, ni sémiologiquement ni symboliquement ; de cette manière, les sémiotiques a-signifiantes ne sont pas soumises à la bonne forme sémiologique, à laquelle elles ont pourtant toujours recours en communicant comme le système dominant le « souhaite ».
Cartes plastiques, pistes magnétiques et technomatérialité
L’a-signification est essentiellement machinique. Guattari n’a pas réduit ses machines à des dispositifs techniques. Pourtant, ses descriptions répétées de la manière dont les sémiotiques a-signifiantes déclenchent des processus au sein des réseaux informatiques mettent en lumière les interactions initiées par une carte plastique munie d’une piste magnétique activant l’accès à un compte, engageant un processus d’autorisation hautement élaboré. Elles font voir clairement que nous avons affaire à un réseau info-technologique complexe[16]. Des particules d’oxyde de fer sur les pistes magnétiques des cartes de crédit sont décodées – leurs polarités sont immédiatement converties en chiffres binaires – quand elles glissent dans un lecteur équipé du logiciel approprié. Il se passe généralement davantage de choses au cours de l’opération que le simple geste physique[17].
Quiconque a reçu un message d’erreur au cours du processus qui consiste à entrer un code PIN ou un mot de passe comprend la sensibilité évidente d’un tel syntagme. Qui s’est déjà fait avaler sa carte par une machine connaît les vicissitudes de l’a-signification – ce n’est peut-être que le distributeur qui est hors service mais il se pourrait que ce soit une mesure de sécurité déclenchée par l’utilisation de la carte à tel endroit et pour tel usage, contraire à la norme ou même anticipée. Quand une carte est démagnétisée par une utilisation intensive, après une frénésie d’achats, le type d’interaction entre les particules d’oxyde de fer sur la piste magnétique et la tête du lecteur qui convertit l’encodage en chiffres binaires est perturbé.
Guattari donne une description utile de la « précision » de ces signes : « C’est comme si des machines de signes diagrammatiques avaient pour idéal de perdre toute inertie propre et renonçaient à toute la polysémie qui peut proliférer dans les systèmes symboliques ou les systèmes signifiants : on épure le signe, il n’y a plus trente-six interprétations possibles mais une dénotation et une syntaxe extrêmement précises et strictes[18]. » Alors que Deleuze considérait que la matière signalétique a-signifiante était a-syntactique, Guattari conserve la combinatoire syntactique d’unités minimales sans faire nécessairement référence à une sémantique profonde/sous-jacente ou haute/transcendante ; il peut le faire parce que le contexte primaire n’est pas le langage. Plus encore, les points-signes fonctionnent de toute manière, qu’ils signifient quelque chose pour quelqu’un ou non. Comme le précise Guattari, ils ne « sécrètent pas de significations » – que ce soient des « pensées », des entités « psychiques » ou des représentations « mentales ». Si l’on donne une définition minimale du signe – quelque chose qui signifie pour quelqu’un quelque chose d’autre – sans le représenter, la position de Guattari devient plus claire : « Les signes travaillent les choses en-deçà de la représentation. Les signes et les choses s’agencent les uns aux autres indépendamment des “prises” subjectives que prétendent avoir sur eux les agents d’énonciation individués[19]. » Qu’ils soient engendrés de manière aléatoire ou sélectionnés avec soin sur la base de blocs d’information tels que dates de naissance, âge des enfants, adresse antérieure, initiales, surnoms, les codes PIN et mots de passe peuvent, comme la relation d’encodage-décodage entre la carte magnétique et le lecteur, se passer de représentations mentales ; ces dernières peuvent exister, bien sûr, mais elles ne sont « jamais essentielles » et n’occupent plus un rôle central dans la signification[20]. Les mots de passe se contentent d’autoriser le passage. Avec les sémiotiques a-signifiantes, il n’y a pas besoin de passer à travers une des pyramides typiques de la signification, autrement dit à travers quelque chose qui serait déjà constitué : référent, âme, substance, univers mental d’un sujet individualisé, etc.
Les retombées pour la sémiologie viennent de ce que de nouvelles relations s’établissent entre forme et matière du fait des signes partiels, dans la mesure où, d’une certaine manière, ils contournent la substance ; il y a une tendance, à l’ère de l’information, à ce que les sémiotiques a-signifiantes maximisent la force machinique – évoluer rapidement, accélérer, gagner de la mobilité, se miniaturiser et proliférer. Dans les sémiotiques a-signifiantes, les signes partiels travaillent à même[21] le réel ou, plus précisément, les flux matériels.
La diagrammaticité des signes partiels
Guattari explique que les signes partiels permettent de ré-envisager les relations signe-référent. En modelant sa conception sur des particules subatomiques telles que les quarks, Guattari ne cherche pas à attester l’existence des signes partiels par des ancrages référentiels comme la coordination spatio-temporelle ou la cohérence logique, mais il note que certaines perceptions les actualisent de manière spécifique[22]. La question de l’« existence » s’impose à eux rétroactivement et : « Entre le signe et le référent, un nouveau type de rapports s’est établi, non plus un rapport direct, mais un rapport mettant en jeu l’ensemble d’un agencement théorico-expérimental[23]. »
Les signes partiels engagent des processus machiniques matériels qui vont au-delà du problème de la référentialité, dont les difficultés n’ont cessé de hanter les sémioticiens. Ils parviennent à le faire, parce que ces signes sont des créatures de la matière signalétique [24] qu’ils contribuent à constituer à travers des interactions électromagnétiques machiniques, comme nous l’avons vu à propos de la carte magnétique. Deuxièmement, des assemblages expérimentaux tout entiers sont engagés, c’est-à-dire des réseaux IP de hardware et de logiciels, des normes internationales de pratique et de production, de requêtes d’authentification de bases de données, qui sont le support des signalisations de signes partiels, toujours dans la situation d’attente de validation. Dans cette immense infrastructure d’information, délimitée jusqu’à aujourd’hui par les banques et leurs partenaires, par des types de législation nombreux et variés (et des calculs du taux de profit), il y a une potentialité matériellement présente dans des points de transaction déclenchés par des signes partiels. Les traces de ces signes sur une carte constituent les données brutes qui peuvent être utilisées dans les secteurs de la sécurité, de la vente, du jeu, etc. La découverte de nouvelles connaissances à partir de l’extraction de données tend vers une information de plus en plus rapide, bon marché et sophistiquée sur un plan analytique qui croise des données indépendantes en vue de la construction d’une « base de données virtuelle » par les gouvernements encouragés par la législation anti-terroriste adoptée depuis le 11-Septembre[25]. Une base de données virtuelle extrapole de manière créative ce qui est connu vers ce qui est inconnu et forme le plus souvent un profil. Les actions des signes partiels a-signifiants peuvent être comparés automatiquement à des modèles en vue de la génération d’un tel profil. Deleuze écrivait en 1990 : « Félix Guattari imaginait une ville où chacun pouvait quitter son appartement, sa rue, son quartier, grâce à sa carte électronique qui faisait lever telle ou telle barrière ; mais aussi bien la carte pouvait être recrachée tel jour, ou entre telles heures ; ce qui compte n’est pas la barrière, mais l’ordinateur qui repère la position de chacun, licite ou illicite, et opère une modulation universelle[26]. » Personne ne correspond complètement aux données de son profil comme à sa « silhouette ». Mais cette différence ne sert à rien quand votre dette n’est plus jugée rentable à terme pour ceux qui la détiennent, et que la notation de votre crédit s’effondre.
Le déclenchement est l’action clé des signes partiels. C’est le sens que donne Guattari au passage des signes moléculaires : ils véhiculent une hyper-augmentation de la puissance d’agir du système et entraînent la diagrammatisation machinique. Guattari parvient à s’extraire du piège peircien qui subsume les diagrammes sous les Icônes (au sein des diagrammes Logiques se trouvent des représentations graphiques – croquis, graphiques, dessins, esquisses – en mathématiques). Il découvre les implications positives qui découlent de l’abandon du critère de l’approximation, ce qui l’amène de manière cohérente et constructive à une critique de la représentation. Il sépare l’image et le diagramme : la première relève des sémiologies symboliques, le second des sémiotiques a-signifiantes (le domaine du machinisme). En se déplaçant vers une modalité d’explication moléculaire-machinique, Guattari met en lumière une répétition étroitement contrôlée (dont le déploiement est indéterminé, contrairement aux opérations), en tant qu’elle est un aspect clé des signes partiels.
Les signes partiels sont « le support d’un mode de sémiotisation moléculaire d’une portée quasiment illimitée »[27] à la condition qu’ils effectuent une « quantification du possible » et échappent à toutes les représentations signifiantes, auxquelles ils restent effectivement aveugles. Ainsi, Guattari poursuit : « les systèmes d’algorithme logique, algébrique, topologique, les procédés d’enregistrement, de mise en mémoire et de traitement informatique, qu’utilisent les mathématiques, les sciences, les techniques, la musique harmonique et polyphonique, etc., n’ont pas pour objet de dénoter ou d’imager les morphèmes d’un référent tout constitué, mais de les produire à travers leur machinique propre ». Le concept de contrainte ne doit pas être confondu avec le degré d’ouverture d’une machine. Les contraintes modulent les mouvements d’un diagramme, ses sélections, ses passages, et atténuent ses déterritorialisations. S’il en va autrement, les signes partiels ne sont plus « capables de coller à tous les espaces abstraits de potentialités machiniques »[28]. Les signes partiels diagrammatiques sont dynamiques et productifs (capables d’articulations multiples) mais ils sont rigoureusement contraints – la signification n’est pas essentielle dans cette activité, à la différence des codes, algorithmes, matériaux et standards spécifiques, qui eux sont essentiels. « Il n’y a rien à comprendre dans les équations de la physique théorique », ce qui revient à dire que l’expression mathématique est étroitement et techniquement circonscrite, et non redevable envers un quelconque contenu qualitatif, métaphorique ou autre.
Tel que Guattari le conçoit, le diagrammatisme ouvre une voie, au-delà de l’humain et du sujet (de l’énoncé) individué, vers la dimension machinique collective, et s’évade de la prison de la signification : « On quitte le terrain de la signification, écrivait Guattari, pour celui du plan de consistance machinique », soit le continuum des interactions au sein duquel une machine ne peut être réduite à un individu que de manière arbitraire[29]. Il n’y a pas de « repli », de « retour », ni même de « reterritorialisation » vers la représentation ou une espèce quelconque de « pré-signification » ou même de surcodage, que ce soit par la conscience ou par l’iconicité ; à l’inverse, les signes partiels fonctionnent, près de, et avec les flux matériels, de manière créative. Au-delà de la double articulation de la linguistique, Guattari annonce un « pluralisme des articulations »[30]. Avec les significations a-signifiantes, on entre dans le plan du post-humain, « de plus en plus artificiel ». Guattari n’était pas prêt à cet égard à se joindre aux « pleureuses humanistes », et rejetait les jérémiades anti-modernes et anti-machine de l’humanisme[31].
Là où était la signification, la technopolitique doit advenir
Il se pourrait que la signification ne soit pas essentielle ; la politique l’est. Tous les phénomènes moléculaires mettent en jeu, pour Guattari, une politique plutôt qu’un signifié. Les signes-particules ne sont pas différents à cet égard, même si, à première vue, le déplacement vers les interactions quantitatives et machiniques (les déclencheurs automatiques) le démentent. Retournons à notre carte magnétique. Sur la bande magnétique, qui se trouve à un certain endroit sur la carte plastique, il y a plusieurs pistes. Ces pistes ne sont pas des pistes neutres, sur lesquelles les particules sont alignées. Des trois pistes disponibles, la première a été conçue pour son usage par l’industrie aéronautique, la seconde pour les institutions financières. Le format de chaque piste a été conçu par et pour des intérêts spécifiques. Les cartes se conforment à une grande variété de normes internationales, et fonctionnent selon des algorithmes spécifiques.
Dans un passage remarquable et un peu long, qui mérite d’être cité en entier, Guattari expose la place des machines a-signifiantes dans les frontières en expansion du capitalisme :
La texture même du monde capitaliste est faite de ces flux de signes déterritorialisés que sont les signes monétaires, les signes économiques, les signes de prestige, etc. Les significations, les valeurs sociales (celles que l’on peut interpréter) se manifestent au niveau des formations de pouvoir, mais pour l’essentiel le capitalisme s’appuie sur des machines a-signifiantes. (Exemple : les grilles a-signifiantes de la Bourse.) Le pouvoir capitaliste, au niveau économique, ne fait pas de discours, il ne cherche qu’à maîtriser les machines sémiotiques a-signifiantes, à manipuler les rouages a-signifiants du système. À chacun de nous le capitalisme attribue un rôle : médecin, enfant, instituteur, homme, femme, pédé. À chacun de s’accommoder du système de significations aménagé pour lui. Mais au niveau des pouvoirs réels, ce n’est jamais de ce type de rôle dont il est question ; le pouvoir n’est pas forcément localisé au niveau du directeur ou du ministre, mais se joue dans des rapports financiers, des rapports de force entre des groupes de pression… Les machines a-signifiantes ne connaissent ni les sujets, ni les personnes, ni les rôles, ni même les objets délimités. C’est précisément ce qui leur confère une sorte de toute-puissance, elles passent à travers les systèmes de significations au sein desquels se reconnaissent et s’aliènent les sujets individués. Le capitalisme, on ne sait jamais où ça commence et où ça finit[32].
Aux frontières de l’infocapitalisme, il n’y a pas de machine bancaire pour prendre votre carte ; les réseaux sont finis. Le rayonnement en réseau des signes partiels a-signifiants qui déclenchent automatiquement des processus de vérification anonymes, à distance, voient là leur potentialité machinique temporairement épuisée ; les systèmes bancaires comme Cirrus, Interac, Plus et autres interrompent leurs opérations, en attente d’une instruction supplémentaire. Les sémiotiques a-signifiantes sont parfaitement adaptées aux systèmes bancaires en réseau que nous utilisons régulièrement. Leur diagrammaticité convient aux nouvelles extensions non encore actualisées des réseaux de distribution de billets et à la mise en place de distributeurs automatiques et de nouvelles pistes de cartes bancaires colonisées par les nouvelles entreprises à venir, et par les déclencheurs coordonnés qui pourront simplement s’assurer que vous-même et votre argent pouvez être distribués en tout temps et en tout lieu, moyennant un profit considérable.
L’information précède la signification, dont les potentialités se trouvent dans les systèmes machiniques qui sont eux-mêmes le site de l’étude des sémiotiques a-signifiantes. Les stimuli signalétiques, répétitifs et machiniques constituent le tissu de l’univers technique infocapitaliste. Mais ce ne sont pas les signaux d’une ancienne sémiotique. Plutôt, l’originalité de Guattari, en tant que théoricien de la sémiologie, repose précisément sur une exploration inédite des caractéristiques des signes partiels a-signifiants et de la manière dont ils appartiennent à la texture même de la ligne informatique du phylum machinique. Il n’a pas renoncé aux sémiologies signifiantes et aux effets de signification mais a opéré plutôt un déplacement qui a fait que la hiérarchisation infondée des classes de signes héritées des différentes sciences des signes a pu donner lieu à une nouvelle théorisation. Il ne comptait pas parmi les défenseurs de l’automation, dans la mesure où il insistait sur une compréhension de la dimension politique du déploiement des signes partiels. La technologie des cartes magnétiques n’est pas suffisamment « intelligente » – ne conserve pas les données – pour prendre seule des décisions relatives à votre crédit. Le potentiel de cette pratique totalement automatisée et non humaine demeure, comme une tendance qui s’actualise dans les procès et les erreurs. Certains, comme John Willinsky, imaginent des méta-récits dans lesquels des entreprises publiques virtuelles sont dotées de la capacité d’extraire automatiquement des données à travers toutes les sciences sociales[33]. Guattari se borne à récupérer les signaux en vue de démontrer que la sémiotique qui constitue la ligne principale du phylum machinique – l’informatique – est de plus en plus tenue en otage par les entreprises, dans ce que l’on connaît sous le nom du complexe de surveillance postindustriel.
Comment nourrir le projet alternatif de fuir l’esclavage machinique par le Capitalisme Mondial Intégré ? Si les sémiotiques a-signifiantes obéissent purement et simplement à une forme de réseau, la résistance qui s’en détache doit-elle prendre cette forme et être, en fait, déterminée, parce que le réseau est hégémonique (un autre signifiant-maître) – parce que l’État lui-même est tenu pour un réseau politique et organisationnel[34] – et la multitude doit-elle être aussi un réseau distributif[35] ? La clé pour échapper à cette camisole de la correspondance formelle, déterministe, technologique, serait de tourner le regard vers les univers ontologiques alternatifs ouverts par les sémiotiques a-signifiantes et les types de subjectivités qui leur sont attachées. Des déclinaisons a-signifiantes techniquement identiques pourraient se déplier différemment dans la production d’univers et de subjectivités profondément différents – professionnels de la sécurité versus hackers d’obédiences variées. La matière signalétique n’est pas neutre, elle ne se contente pas d’attendre passivement d’être formée. Au-delà du mythe de la représentation qui injecte et maintient la passivité dans le processus sémiotique, les signes partiels peuvent conserver leur plasticité ainsi qu’une partie de leur intensité, autrement dit ils se déplacent vers le futur, plutôt que vers le passé (recevant simplement du sens de leurs ancrages). Pour leurs fins politiques, ils peuvent cultiver un sens signifiant partiel dans leurs multiples articulations. De cette manière ils peuvent être nourris par les écologies non linéaires de la vie en réseau, ce qui permettra à des diagrammes de « tordre » leurs tendances et de « brouiller » leurs rencontres avec des strates formalisées.
Là où était la signification, la technopolitique doit advenir ; et là où est la technopolitique, l’affect s’accumule. Les sémiotiques a-signifiantes ne sont pas séparées de l’affect. À quoi une théorie a-signifiante de l’affect ressemble-t-elle quand les composantes de la subjectivité informatique sont imbriquées dans les phylums de réseaux qui portent la marque de leurs stries technopolitiques ?
Toute insertion de carte bancaire dans un distributeur automatique, toute lecture de carte sur un lieu d’achat, est une ritournelle de la subjectivation capitaliste, constellée par les signes partiels a-signifiants déchaînés qui se multiplient le long des phylums machiniques des systèmes bancaires et des systèmes de crédit, réalisant leur consistance dans l’activation machinique qui produit une liasse de billets tout neufs, ou un reçu bien imprimé. Guattari a écrit aussi à propos d’une version antérieure de ce processus, où c’était « la signature, apposée sur un effet bancaire » qui déclenchait des signes partiels a-signifiants le long d’un sillage de papier et de prestige[36]. Le sujet capitaliste du crédit est un autre terminal, tributaire des machines a-signifiantes, et les cartes plastique que beaucoup ont sur eux en permanence sont des interfaces, des opérateurs existentiels qui donnent accès à des rencontres sensorielles avec les automates bancaires eux-mêmes, avec des écrans faiblement ou trop éclairés, avec des tonalités de clavier diverses que font les séquences frappées à répétition, et avec des affects plus problématiques, dont certains archaïques, tandis que l’environnement entrepreneurial nous berce dans ses bras grassouillets. Si la rencontre avec le distributeur automatique de billets constitue un contact direct, riche en affects sensoriels – des groupes de rock indépendants comme Wilco mettent en scène les effets de couleurs des distributeurs automatiques de billets –, d’autres affects se développent avec les évocations du bien-être et des consommations fournis par un crédit serviable, fidèle et obéissant, modulé par la limite journalière de l’argent disponible, renouvelé de façon continue de jour en jour. Alors faire banco sur Félix, c’est apprécier combien des affects collants et étouffants gisent sur les cartes plastiques et quels signes partiels elles déclenchent, chez des sujets capitalistes, « malheureusement » – pour employer le qualificatif ironique de Marx – enrichis par l’absence de signification. N’oubliez pas de vous demander, pourtant, comment la carte fonctionne ; ne restez pas assujetti aux vecteurs micropolitiques enfouis dans les phylums infomachiniques. Reprenez et re-déclenchez des moyens de production de subjectivité dans ces situations critiques où les signes partiels sont l’atout de la technomatérialité informatique dans la toile de la dette mondiale où le capital financier se nourrit de ses victimes ordinaires.
Traduit de l’anglais par Christophe Degoutin et Anne Querrien
Notes
[ 1] Umberto Eco, A Theory of Semiotics, Bloomington, Indiana University Press, 1976, p. 20 [traduction française partielle : La Production des signes, Paris, LGF, 1992].
[ 2] Ibid., p. 33.
[ 3] Voir Maurizio Lazzarato, « Le concept de travail immatériel : la grande entreprise », in Futur antérieur, n°10, 1992
hh http://multitudes. samizdat. net/ article608. html.
[ 4] Karl Marx, Le Capital, Livre I, tome 3, Éditions sociales, Paris, 1968 [1867].
[ 5] Manuel Castells; The Rise of the Network Society, Oxford, Blackwell, 2000, p. 70-1 [traduction française : La Société en réseaux, Paris, Fayard, 1998].
[ 6] Manuel DeLanda, War in the Age of Intelligent Machines, New York, Zone, 1991.
[ 7] Félix Guattari, « Défoncés machiniques », in Les Années d’hiver : 1980-1985, Paris, Éd. B. Barrault, 1986.
[ 8] Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Minuit, 1985.
[ 9] Voir Scott Lash, Critique of Information, Londres, Sage, 2002, p. 18 sq.
[ 10] Michael Ruse, « Signa », in Paul Bouissac (dir.), Encyclopedia of Semiotics, New York, Oxford University Press, 1998, p. 576.
[ 11] Guattari, Chaosmose, Paris, Galilée, 1992, p. 16.
[ 12] En français dans le texte.
[ 13] Félix Guattari, La Révolution moléculaire, Fontenay-sous-Bois, Recherches, 1977, p. 230-231.[dans l’édition 10/18].
[ 14] Ibid., p. 234 ; et La Révolution moléculaire, Fontenay-sous-Bois, 1977, p. 243 [dans l’édition Encres].
[ 15] Ibid., p. 243.
[ 16] Chaosmose, p. 75.
[ 17] Janell Watson, « Guattari’s Black Holes and the Post-Media Era », in Polygraph, n° 14, 2002, p. 35.
[ 18] Révolution moléculaire, 10/18, p. 235.
[ 19] Révolution moléculaire, Encres, p. 282.
[ 20] L’Inconscient machinique, p. 224.
[ 21] En français dans le texte.
[ 22] Brian Massumi, A User’s Guide to Capitalism and Schizophrenia, Cambridge, MA, The MIT Press/Swerve Edition, 1992, p. 53.
[ 23] Révolution moléculaire, Encres, p. 244.
[ 24] En français dans le texte.
[ 25] Voir Oscar Gandy, « Data Mining, Surveillance, and Discrimination in the Post-9/11Environment », in K. Haggerty and R. Ericson (dir.), The New Politics of Surveillance and Visibility, Toronto, University of Toronto Press, 2006, p. 363-84.
[ 26] Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », in Pourparlers (1972-1990), Paris, Minuit, 1990.
[ 27] L’Inconscient machinique, p. 224.
[ 28] Ibid., p. 223.
[ 29] Révolution moléculaire, Encres, p. 260.
[ 30] Révolution moléculaire, Encres, p. 259.
[ 31] Ibid., p. 264.
[ 32] Ibid., p. 264.
[ 33] John Willinsky, Technologies of Knowing, Boston, Beacon Press, 1999.
[ 34] Pour Manuel Castells, l’Europe est un « État-réseau », Cf. Fin de millénaire, Paris, Fayard, 1999, p. 338 sq.
[ 35] Michael Hardt et Antonio Negri, Multitude, Paris, 10/18, 2006, p. 88.
[ 36] Félix Guattari, « Ritournelles et affects existentiels », in Chimères, n° 10, hiver 1990.