Études récentes ou en cours de Pauline Carnet, Mehdi Alioua, Fatima Qacha, Oumoul Khaïry Coulibaly-Tandian, Fatiha Majdoubi, Hasnia-Sonia Missaoui
Coordination : Chadia Arab & Hasnia Sonia Missaoui

Les contributions des doctorants présentées ici cherchent à restituer différentes situations des migrations contemporaines dans un contexte de mondialisation où la circulation devient un élément majeur dans la compréhension des questions liées aux migrants. Nos auteurs étayent la perspective déjà bien balisée, mais en recomposition incessante, d’Alain Tarrius selon laquelle ces migrants ne sont pas seulement des immigrés parce que leur vécu doit être saisi entre un ici et un là-bas pour certains, tout le long de leur parcours migratoire pour d’autres. L’approche transnationale de ces phénomènes semble mettre en lumière les évolutions de nos sociétés en prenant en considération les différentes stratégies des migrants et l’impact de leur passage ou de leur installation dans nos villes, ainsi que leur rapport et apports aux institutions. Cette approche, associée spécifiquement à la circulation des hommes et des femmes, permet de mieux saisir l’émergence de ces nouveaux processus migratoires. Les questions relatives aux migrants sont ici abordées en prenant en compte d’une part la place qui est accordée à « l’Autre » dans nos villes et par ailleurs les réseaux sociaux, qu’ils soient locaux, nationaux ou internationaux et qu’ils soient constitués par des groupes ethniques ou métissés.

Ainsi les Africains subsahariens traversent-ils illégalement les frontières et négocient leur place dans les villes et États d’étapes ou d’installation (Mehdi Alioua, Pauline Carnet). Les migrantes installées négocient des contrats de mariage donnant lieu à une régularisation ou une libre circulation (Fatiha Majdoubi), d’autres circulent ou font circuler des membres de leur famille illégalement (Fatima Qacha) ou encore des Sénégalaises font circuler internationalement des produits licites et illicites (Oumoul Coulibaly). Ces mouvements migratoires marocains et sénégalais se sont féminisés (Fatima Qacha et Chadia Arab) pour s’inscrire dans un processus négocié d’autonomisation et d’individuation. Ils font émerger de nouveaux modèles familiaux dans lesquels la frontière qui sépare les rôles du masculin et du féminin n’est plus aussi nette (Oumoul Coulibaly-Tandian). Les Gitans catalans transfrontaliers et « éternels étrangers » préservent leur communauté par les alliances matrimoniales originales sur plusieurs générations (Hasnia-Sonia Missaoui).

Les phénomènes de mobilité, notamment ceux liés aux nouvelles circulations migratoires, mais aussi aux nouvelles modalités de circulation des richesses (A. Tarrius, 1993, 2007), mettent en évidence, dans le cadre de la mondialisation, l’importance des liens d’interdépendances qui existent entre le légal et l’illégal, le formel et l’informel, l’ici et le là-bas, l’identité et l’altérité ou le local et le global. Ces interdépendances se trouvent sans cesse négociées et adaptées aux frontières géographiques ou sociales qu’il faut franchir.

Toutes ces stratégies migratoires redéfinissent nos cadres sociaux, les identités et les figures de l’étranger. La transmigration met au cœur de nos réflexions les mises en réseaux de populations souvent considérées en marge. Les figures de l’étranger, qu’il soit transmigrant en circulation ou « intégré » installé, donne lieu à de nouvelles définitions identitaires faisant émerger de nouvelles figures complexes, que ce soit au sein des villes, des familles ou dans les États-nations démocratiques.

Chadia Arab & Hasnia-Sonia Missaoui

Quitter la frontière ?
Le paradigme de « l’instance zéro[1] »

Pauline Carnet, doctorante, LISST, CNRS, Toulouse le Mirail, EHESS

Tandis que l’Union Européenne tend à se fermer aux migrants étrangers, ces derniers migrent par étapes, modifient régulièrement leur projet migratoire et construisent leurs trajectoires socio-spatiales entre irrégularités et régularités. Pour entrer en Europe, ils s’appuient sur des réseaux sociaux qu’ils croisent ou activent. Mais que se passe-t-il une fois la frontière européenne passée ?

Une partie d’entre eux est prise en charge par leur réseau formé de parents, amis et/ou familles transnationales (Qacha 2010). C’est ainsi qu’ils circulent, sont logés et trouvent du travail ou sont financièrement soutenus s’ils en ont besoin. D’autres au contraire sont rapidement enjoints de se débrouiller « seuls » : leur réseau ou contact ne leur fournit qu’une aide limitée dans le temps, essentiellement un hébergement de quelques jours. Parce qu’ils n’ont personne pour les « accueillir » ou parce qu’ils le sont sans être « pris en charge » et n’ont pas de capital social leur permettant de trouver du travail et des papiers, des migrants se situent dans ce que j’appellerai l’instance zéro. Celle-ci désigne un temps plus ou moins long caractérisé par la répétition de situations élémentaires de survie qui autorisent l’exploitation maximale du migrant. Un temps où il cherche les moyens d’éviter cette répétition ou d’en sortir. L’absence de « papiers » n’interdit pas ce processus de sortie, mais, tant que la régularisation n’a pas été prononcée, un risque de « retour » dans l’instance zéro existe. La question est donc de savoir quels sont les moyens pour trouver un logement, du travail et des papiers en l’absence de ressources personnelles.

L’andalouse Almeria, à la frontière sud espagnole, est un lieu particulièrement pertinent pour observer les pratiques des migrants africains dans l’instance zéro, espace de transit, lieu d’installation mais aussi étape où « chercher les papiers ». Elle a pour réputation d’être plus « tranquille » vis-à-vis des contrôles policiers et d’offrir un accès plus facile, qu’ailleurs à l’Espagne ou l’Europe, à l’emploi et à la régularisation (Carnet 2008) grâce à son secteur agricole fonctionnant comme une « plate-forme vers la régularisation » (Martín, Castaño, Rodríguez 1999 ; Martin Diaz 2003). Dans l’espace des circulations africaines, c’est un véritable pôle centralisant les migrants à la recherche du travail et des papiers. Une partie d’entre eux arrivent du sud, directement depuis le détroit de Gibraltar ou après un passage par les Centres d’Internement pour Etrangers[2] des îles Canaries et de la péninsule, puis un hébergement par une association et/ou un proche. Une autre partie y descend depuis d’autres pays d’Europe où ils ont échoué dans leurs tentatives de régularisation par le travail ou le mariage. Tous ont été orientés vers cette région, par les parents et amis qui les ont accueillis ailleurs ou par les réseaux qui font circuler les informations relatives à la réputation d’Almeria car traversée, compagnie et associations sont autant de lieux où échanger des informations ou encore parce qu’y vit celui qui accueille. La mobilité est toujours liée aux possibilités de régularisation offertes par les différents pays et secteurs économiques et les migrants maîtrisent leur errance. Ils se renseignent sur ces possibilités et mobilisent en conséquence leur réseau, tout en gardant un minimum d’attaches avec leur lieu d’origine grâce à l’Internet. Mais les solidarités liées à l’accueil des nouveaux venus n’ont pas toujours un caractère automatique et de longue durée, on peut aussi refuser de solliciter l’accueil familial. L’existence de possibilités relationnelles de circulation n’empêche donc pas toujours de se retrouver dans l’instance zéro.

Pour sortir de cette dernière, les migrants africains développent diverses stratégies. Ils tentent de se construire un nouveau réseau pouvant inclure à la fois des transmigrants, des migrants installés ou sédentarisés, des autochtones et des non-européens. Ils sollicitent également des dispositifs tels que les associations, les organisations religieuses, les ONG en tentant de personnaliser le lien établi avec elles pour le rendre plus efficient. Ils s’insèrent enfin dans des activités illégales de produits et services d’usage licites ou illicites, mais la place subalterne qu’ils y occupent rend ces activités très risquées et/ou peu lucratives. Ce faisant, ces migrants définissent le profil du passeur acceptable. Cette figure de Simmel englobe toute personne, institution ou circonstance qui constitue l’instance de changement, c’est-à-dire qui autorise la sortie de l’instance zéro. Mais enclencher un processus de changement nécessite du savoir-faire et/ou des moyens financiers. Ce n’est donc bien souvent qu’après avoir acquis une certaine expérience – au cours de laquelle il s’est confronté à des passeurs qui n’en étaient pas ou pas tout à fait – que le migrant identifie le passeur qui lui convient. Ce temps d’apprentissage plus ou moins long suppose donc de développer des compétences relationnelles.

Les migrants africains évoqués ici sont bien des transmigrants. Almeria n’est pour eux qu’une étape et ils connaissent la consistance de la frontière européenne. Ils ont surmonté de véritables épreuves pour la franchir et pensent accéder à un espace d’opportunités. Mais celle-ci franchie, ils sont stoppés dans leur circulation et contraints de créer eux-mêmes les conditions de leur passage. Retenus à l’instance zéro, ils ne sont plus à la recherche du passeur classique qui aide à franchir des frontières géographiques, mais sont co-constructeurs d’un passeur qui leur permette de reconstituer un univers des possibles et de traverser des frontières sociales. L’instance zéro se présente comme un véritable principe organisateur des mobilités dans cette errance maîtrisée. Elle est un espace-temps autre, une de ces hétérotopies « qui ont l’air de pures et simples ouvertures, mais qui, en général, cachent de curieuses exclusions ; tout le monde peut entrer dans ces emplacements hétérotopiques, mais, à vrai dire, ce n’est qu’une illusion: on croit pénétrer et on est, par le fait même qu’on entre, exclu. » (Foucault 1984).

La migration transnationale par étapes des Africains subsahariens en route vers l’Europe
De l’errance organisée à la consistance cosmopolitique [3]

Mehdi Alioua, doctorant LISST, CNRS, Toulouse le Mirail, EHESS

Le rêve pour seul bagage, des dizaines de milliers de migrants[4] parcourent l’Afrique par étapes, se dirigeant ainsi vers l’Europe, traversant le Sahara et passant par les pays du Maghreb où ils s’installent, généralement pour un temps plus long que lors de leurs précédentes étapes (Alioua, 2005). Fuyant la misère, la guerre et le chômage, ou se sentant tout simplement à l’étroit dans une société où ils ne trouvaient pas leur place[5], ils partent « à la recherche de leur vie ». Des milliers de kilomètres à la recherche de solutions pour leur projet personnel en contournant les législations des pays traversés et en ré-agençant leur itinéraire migratoire. Ce phénomène migratoire ressemble alors à la transmigration par l’enchaînement des nombreuses étapes où ces migrants se rencontrent même si ce n’était pas leur volonté première. Ils ont dû s’adapter à un mode de vie quasi semi-nomade pour échapper aux contrôles, voire aux répressions. C’est par imitation et nécessité qu’ils ont mué peu à peu, dans la mobilité et dans l’urgence, en transmigrants. Ils ont suivi des routes migratoires déjà « dessinées » et balisées d’étapes déjà établies par des migrants antérieurs (Alioua, 2007), puis ils ont imité leur savoir-circuler, voire leur mode de vie. Cette « aventure » est un moment transitoire vers l’Europe et pour certains le Maghreb, mais suffisamment long pour avoir des effets tant sur eux que sur des populations qui les voient passer et s’installer.

En effet, la majorité de ces transmigrants subsahariens finissent par passer en Europe, d’autres s’établissent dans les étapes africaines en abandonnant leur « aventure » (du moins, pour un temps) ; d’autres encore rentrent chez eux, ou bien, plus dramatiquement, sont expulsés ou meurent. Mais, tous les jours, de nouvelles personnes les remplacent et reprennent, à peu de chose près, les mêmes routes, scandées par les mêmes étapes, avec les mêmes stratégies, prolongeant ce phénomène de transmigration. Ces migrants subsahariens construisent ainsi une sorte de continuité territoriale (Tarrius, 2000) grâce aux réseaux qu’ils élaborent, et transmettent leurs propres expériences pour indiquer aux autres comment réussir. Cela suppose que les signes balisant ces routes soient reconnaissables par tous, c’est-à-dire qu’une conscience collective rapproche socialement tous ces individus et leur permettent d’interpréter les codes qu’ils élaborent. En s’associant entre eux de la sorte sans liens de confiance préalablement établis, en échangeant des services, des informations, en se racontant leurs projets et leur périple, en « rêvant » ensemble d’une vie meilleure, ils définissent une certaine forme de « conscience collective cosmopolite » qui se solidifie dans l’adversité. Les transmigrants subsahariens en situation de déshérence doivent se reconstituer une vie sociale en aménageant collectivement leur quotidien et les espaces sur lesquels ils circulent et qu’ils finissent par « habiter ». Dès lors, les articulations entre les étapes engendrent une économie de la circulation et de la débrouille. Depuis la mobilisation politique des transmigrants subsahariens et le soutien de militants locaux et internationaux leur servant de relais – ce qui participe à l’élaboration d’une cause : celle du droit à la mobilité – ces articulations participent à l’émergence d’une forme de consistance cosmopolitique reliant l’Afrique subsaharienne, le Maghreb et l’Europe (Alioua, 2010).

Circulation migratoire de Marocain-e-s
Des territoires en mouvement

Chadia Arab, chargée de recherches CNRS, ESO-Angers, Espaces et Sociétés

Mes enquêtes s’appuient sur le suivi des itinéraires migratoires d’une population de Beni Ayatt (près de Beni Mellal) jusqu’à ses multiples destinations en Europe. Ainsi, des années 1960 aux années 1980, se sont constitués des champs migratoires vers la France (Angers, Dijon et Lunel), puis, à partir des années 1990 vers l’Italie (Bergame, Lecco, Milan) et quelques années plus tard vers l’Espagne (Lorca, Villajoyosa, Almeria…). Ces villes ont été nos principaux espaces d’investigation.

Les migrants actuels sont dans une culture de la mobilité accrue, une culture du lien, qui s’appuie sur un savoir-circuler (A. Tarrius, 2000). Autrefois le migrant prenait racine, actuellement il circule et crée des relations. Il passe de l’état de mobile-assigné (C. Arab, 2007), parfois harraga[6] (C. Arab et D. Sempere, 2009), à celui d’errant, de nomade, de diasporique (A. Tarrius, 2000), mais toujours connecté (D. Diminecsu, 2006). Le migrant évolue entre ces différentes figures, il n’appartient plus à un seul territoire mais est dans une logique de réseau qui lui permet la mobilité et le passage d’un territoire à un autre. Alors qu’hier, la sédentarisation et l’enracinement étaient la clé de la réussite du projet migratoire, c’est aujourd’hui la mobilité qui joue un rôle essentiel. C’est dans ce contexte de mondialisation économique, sociale, culturelle où paradoxalement les mobilités des gens les plus pauvres sont restreintes, que la circulation migratoire est apparue comme un véritable support à une migration réussie. La circulation crée du lien, des relations, des échanges, des interconnexions qui alimentent le réseau migratoire et permettent au migrant de se déplacer en contribuant aux évolutions de l’espace migratoire international. Au gré de leurs déplacements, ces circulants révèlent de nouvelles manières de penser les migrations internationales, de nouvelles destinations parfois inattendues, comme pour celui qui voulait s’installer en Israël, comme pour cet autre qui, pour atteindre l’Europe, va transiter par la Thaïlande. Des stratégies pour contourner une politique migratoire des pays du Nord de plus en plus restrictive, la circulation migratoire comme une réponse à l’assignation à résidence, à l’exclusion et aux ruptures qui pouvaient exister entre le migrant et le non-migrant.

Processus d’influences réciproques entre les formes migratoires historiques et contemporaines des femmes marocaines

Fatima Qacha, docteure, LISST

Dans l’analyse processuelle entre les formes migratoires historiques et contemporaines (Qacha, 2010), j’ai été attentive à l’expérience de femmes marocaines issues de processus migratoires différenciés : les femmes issues du regroupement familial (migrantes sédentarisées), les héritières de l’immigration (Boubeker, 2003) et les migrantes sans-papiers plus récentes vers l’Espagne et l’Italie. Parmi ces dernières, on trouve de nombreux profils de transmigrantes. À la jonction de la sédentarité des unes et de la mobilité des autres, j’interroge les liens entre ces mondes (Boubeker, 2003). Ces liens sont ceux initiés, développés, négociés par ces femmes au sein des réseaux familiaux transnationaux.

Les migrantes sans-papiers construisent leurs parcours en Europe à travers la captation de rencontres opportunes lors de leurs activités quotidiennes, leurs capacités d’interpellations de personnes dont elles devinent des origines communes au gré des parcours dans les espaces publics. Les échanges qui suivent favorisent le partage d’expériences migratoires et peuvent fonctionner comme de véritables cooptations. Ces initiatives individuelles féminines se conjuguent aussi à la mobilisation familiale. En outre, ces migrantes usent avec les hommes de leurs capacités de séduction, parfois jusqu’aux échanges «économico-sexuels» (Tabet, 2004).

Les migrantes sédentarisées, déjà engagées dans des pratiques transnationales par le maintien du lien avec leur pays d’origine, se sont parallèlement saisies de l’intensification des mobilités migratoires et y ont pris une part grandissante, essentiellement dirigée vers les membres de leur parentèle autour de la régulation des parcours par étapes des migrantes sans-papiers dans leur remontée vers le Nord. Ces nouvelles relations avec les circulantes entraînent des transformations continues et profondes dans leurs rapports à l’ici et là-bas. L’implication dans les mobilités intenses des migrantes sans-papiers leur suggère la vision d’espaces intermédiaires comme autant de continuités. Avec les migrantes sans-papiers, les migrantes sédentarisées et leur descendance s’inscrivent résolument dans le transnational et il y a donc complémentarité entre mobilité et sédentarité des femmes. Au terme de leurs parcours, les migrantes sans-papiers engagent rapidement des actions favorisant en particulier la mobilité spatiale, économique et sociale, des membres de leurs familles vers l’Europe. Et c’est précisément à partir de ce moment-là que leurs places se modifient dans la configuration de ces chaînes relationnelles: elles possèdent un nouveau statut dans les réseaux migratoires transnationaux car on les reconnaît désormais, grâce à leurs expériences, comme des interlocutrices privilégiées de la mobilité. En ce sens, elles rejoignent les migrantes sédentarisées et, comme elles, font passer et font circuler, seconde rencontre entre ces deux logiques migratoires. Les relations développées du Sud au Nord sont appréhendées comme des territoires transnationaux dont les femmes usent lorsqu’elles engagent d’autres membres dans les mobilités migratoires. Un réseau incontournable, non comme un étage socio-spatial supportant ces relations, mais comme un territoire total qui fait sens pour ces femmes.

La régulation des dispersions familiales, à l’initiative des femmes, entraîne une recomposition des réseaux migratoires familiaux à leur avantage avec la construction de « réseaux d’allié(e)s ». Des segments des réseaux familiaux transnationaux sont en capacité de s’autonomiser sous l’influence des parentèles féminines. Le recours à ces ressources, à l’échelle transnationale, provoque l’irruption d’espaces d’autonomie à la fois individuels et familiaux.

L’émergence d’une forme migratoire contemporaine de la transmigration et les liens, nombreux, qui l’unissent à la forme traditionnelle manifestent un processus d’influences réciproques, d’actions et de rétro-actions. La qualité et la permanence des liens entre ces formes migratoires nous amènent aujourd’hui moins à les distinguer qu’à interroger les possibles porosités entre ces formes. Et ce d’autant plus que la perspective transnationale concerne désormais plusieurs niveaux généalogiques.

Savoir-circuler au féminin : le commerce transnational comme stratégie de mobilité socioéconomique et spatiale de femmes sénégalaises[7]

Oumoul Khaïry Coulibaly-Tandian, docteure, LISST

Les mobilités féminines sénégalaises révèlent aujourd’hui des mutations dans les sociétés de départ comme dans les pratiques migratoires. Les femmes dont il s’agit ici ne se contentent pas d’une mobilité suivie ni d’un déracinement sans projet personnel pour préférer circuler sans résider. Commerçantes ou convoyeuses de bagages, elles profitent du différentiel de richesse entre le Nord et le Sud sans vivre les difficultés de la migration d’installation. Elles sont devenues des « voyageuses permanentes[8] » en effectuant des va-et-vient à des rythmes et temporalités multiples.

Soit une rupture avec les études « classiques » par déconstruction du stéréotype de la migrante africaine sédentaire et mise en avant des capacités de certaines femmes à faire « ressource des frontières » dans les réseaux sociaux et d’échanges marchands qui relient le Sénégal à l’Asie et aux pays du Golfe en passant par l’Europe.

Ces femmes peuvent être réparties en trois catégories. Les « GP[9] », tout d’abord, convoient des bagages peu ou pas encombrants entre Dakar et Paris plusieurs fois par mois. À Paris, on les trouve essentiellement dans les restaurants et magasins des migrants sénégalais installés dans le 18e arrondissement. Les « saisonnières », ensuite, commerçantes estivales des côtes françaises, italiennes ou espagnoles et des foires et festivals estivaux dans toute l’Europe. Leurs activités s’inscrivent dans la longue tradition du commerce estival sénégalais en Europe qui a débuté dans les années 60 et a été décrit par G. Salem[10]. Elles circulent pour vendre des produits artisanaux africains en gros et/ou au détail aux migrants commerçants installés, aux populations locales et aux touristes sur les plages ou autres lieux touristiques. À la fin de la saison, elles achètent des produits européens qu’elles revendent au Sénégal. Les « femmes d’affaires » enfin, actrices incontournables de l’économie sénégalaise, participent au négoce international et la commercialisation à l’intérieur du Sénégal de divers produits qu’elles importent d’Asie, des pays du Golfe, des États-Unis et, à moindre envergure, d’Europe. Cette catégorie essentiellement constituée d’anciennes « saisonnières » qui ont pu développer leurs activités, voyagent à un rythme plus soutenu et atteignent un niveau de réussite socio-économique plus élevé que les autres catégories.

À travers leurs circulations, ces femmes tissent et entretiennent des liens entre différents territoires et populations qu’elles connectent entre eux, nœuds de réseaux communautaires et extra-communautaires inscrites dans les territoires où elles mènent leurs activités. Mais elles sont aussi exposées à plus de risques et doivent davantage veiller à leur réputation. Toutefois, leur activité commerciale internationale constitue déjà un franchissement de nombreuses limites imposées par leur culture. Quelles que soient les rumeurs dont elles font l’objet, elles renégocient différemment les rôles traditionnels et hiérarchies statutaires entre sexe, essentiellement à l’échelle fine de leur foyer (Coulibaly, 2007) pour devenir même parfois des modèles féminins de réussite socio-économique.

Bien que les inégalités entre hommes et femmes persistent encore très fortement, force est de reconnaître le renouvellement que représente la présence des femmes dans l’entreprenariat transnational.

« Miss Visa », une certaine épaisseur affective[11]
au cœur des circulations migratoires

Fatiha Majdoubi, doctorante, LISST

Plusieurs années d’observation des femmes issues des migrations nord-africaines dans des quartiers périphériques toulousains m’ont confronté au discours, notamment des travailleurs sociaux, de proposition, voire d’injonction fait à ces femmes de se « libérer » dans la lumière de l’espace public par la revendication et la prise de parole. Or les expériences concrètes se jouent et se déjouent d’une autre manière.

En mettant à l’écart l’école et le travail, pensés comme tremplins traditionnels de l’autonomie, certaines mobilisent d’autres institutions comme enjeux de leur propre mobilité. En valorisant leur migration et/ou celle de leurs parents et en s’appuyant sur les frontières de l’Europe, elles investissent le mariage comme une alternative rentable.

J’analyse le processus de négociations engagé par ces femmes installées en Europe qui font le choix de se marier avec des hommes « du bled » pour permettre à ces derniers de passer les frontières ou, quand ils les ont déjà passées, les faire sortir du statut de sans-papiers. Par mariage, il faut se représenter ici une palette large embrassant toutes les couleurs sans se limiter ni au mariage blanc ni au mariage gris dénoncés par l’administration ou les medias.

Si au départ, je visais des circulations circonscrites entre l’Europe et le Maghreb, ma population a très vite débordé cet espace par la rencontre sur le terrain d’expériences identiques ou proches de femmes «d’origine» turque dans l’Est de la France et « originaires » d’Afrique sub-saharienne croisées surtout dans Paris et sa région..

Me concentrer sur une catégorie, Miss Visa, construite autour de femmes qui investissent les espaces intermédiaires des étapes de la mobilité, met en évidence des expériences transnationales dans lesquelles les femmes deviennent pourvoyeuses de ressources pour la circulation des hommes en négociant pour elles des biens hétéroclites. En échange de ce passage à travers les frontières, certaines obtiennent de l’argent, d’autres y cherchent une nouvelle position dans leur famille et surtout dans leur future belle-famille en plaçant cette dernière dans une position d’obligée, dans la logique du don et contre-don. Pour d’autres encore, le mariage est investi comme un objet de séduction amoureuse face à des hommes contraints d’être dans leurs petits papiers. Pour toutes, cette union est pensée comme un mariage avec plus-value.

En révélant une véritable altérité de l’intérieur, mise en lumière autour d’un jeu entre connivence et défiance entre ceux qui ont des papiers et les autres, Miss Visa interroge la naturalité du « mariage traditionnel ». Ce qui lie hommes et femmes, dans ce contexte, se joue en effet autour de l’objet de l’échange plus que dans une prétendue proximité culturelle. Cette position à l’intersection de plusieurs rapports de contraintes caractérise des interactions sociales originales comme moteur de la transmigration.

La logique même de l’existence de cette catégorie Miss Visa et l’épaisseur affective, qu’elle permet d’appréhender au cœur des circulations migratoires, permet de dépasser l’ethnicité ou l’identité en redistribuant les places dans un entre soi constamment renégocié autour des enjeux de mobilité.

Les Gitans catalans sont-ils des transmigrants ?

Hasnia-Sonia Missaoui, maître de conférences,Université Toulouse 2

Notre thèse (H.-S. Missaoui, 2005), a cherché à saisir les différentes situations vécues, dans nos sociétés sédentaires, par des populations dissemblables de migrants caractérisées par de nouvelles pratiques des circulations : des nouveaux venus, Marocains par exemple en Espagne, dans le Sud de la France et de l’Italie, qui de plus en plus massivement déploient des réseaux transnationaux de sociabilités et d’activités commerciales. Également des populations transfrontalières entre la France et l’Espagne, comme les Gitans catalans, qui déploient de nouvelles pratiques économiques en s’appuyant sur leurs réseaux claniques de part et d’autre de la frontière. Ces deux situations de mise en mouvement ont pour effet de questionner nos sociétés dans ce qu’elles interrogent rarement : le poids des sédentarités.

Notre attention s’est particulièrement portée sur les différents temps vécus par ces populations, et sur les lieux de leur expression : temps de la quotidienneté professionnelle, familiale, scolaire ou des loisirs de groupes mobiles vivant des rythmes différents de ceux dominants dans leurs lieux d’étape ou de sédentarisation. L’espace du migrant (A. Tarrius, 1993) est fait de mouvement, tout particulièrement celui du transmigrant qui circule internationalement le long de réseaux familiaux pour des activités plutôt commerciales et dont les produits sont réinvestis dans le pays d’origine. Ce transmigrant redéfinit les modalités d’appropriation territoriale, les hiérarchies locales de l’identité, exprimées par des usages des lieux et des temps spécifiques, les parcours et les frontières ; il excède des cadres territoriaux de l’action de chaque État-nation traversé. Cette conception fait de la ville, conçue comme étape, non pas un lieu des sédentarités mais un carrefour des mobilités et lui assigne une fonction circonstanciellement cosmopolite (O. Pliez, 2011). Là où nous ne voyons qu’immobilisme, les populations rencontrées, en situations socio-économiques défavorisées, nous renseignent sur les transformations sociales et urbaines contemporaines. Elles redéfinissent sans cesse les lieux traversés, les populations côtoyées et les institutions croisées.

Les Gitans avec qui nous avons travaillé, évoluent dans divers univers et vivent différents processus de construction, déconstruction et reconstruction d’identités collectives complexes où se donnent à voir des compétences de mobilité au travers du franchissement des frontières locales et internationales. D’un bout à l’autre de l’espace catalan[12], de lieux en lieux de sédentarités séculaires, les Gitans catalans installés dans le sud de la France et le nord de l’Espagne, de nationalité française ou espagnole, bougent beaucoup même si certains d’entre eux sont propriétaires de leur habitation (centre ville de Perpignan).

Des trajectoires intergénérationnelles de familles gitanes catalanes permettent de comprendre comment certaines d’entre elles pouvaient préserver la transmission des savoir-faire et des apprentissages scolaires. L’enquête généalogique sur les systèmes d’alliance, de filiation des familles de Gitans éclaire sur des réussites transfrontalières non lisibles autrement. Nos institutions, limitées à une lecture des temps courts des mondes gitans, gomment toute l’intelligence du temps intergénérationnel de leurs actions endogènes. À partir de ces tracés généalogiques, on voit comment les familles gitanes perpignanaises et barcelonaises se renforcent mutuellement en s’agglomérant en clans aux contours nouveaux, transnationaux, alors qu’une lecture limitée par la frontière nous suggérait la désagrégation de l’une et parfois simultanément de l’autre. Ces tracés généalogiques mettent en évidence des espaces, matériels et symboliques, qui font repérer une nouvelle forme d’autonomie sociale des populations envisagées qu’ils ont réussi à maintenir grâce à leurs circulations entre la France et l’Espagne.

Le lien entre les familles devient constitutif du processus d’autonomie, à partir du moment où il déborde l’État et ses marquages en termes d’appartenances citoyennes pour fixer ses propres devenirs. Les territoires de la famille reconstituée se substituent à ceux, spécifiques et séparés, des solidarités citoyennes nationales. La prise en charge par la circulation, par l’autoformation des jeunes, donne sens à l’autonomisation du groupe, moins dans des constructions locales d’intégration que dans des formes migratoires transfrontalières, plus nomades que diasporiques par la grande mobilité fréquente. Le savoir-circuler leur fait développer des compétences à « être ici et là-bas ».

Il faut rompre avec l’acception commune de l’équivalence entre local et sédentaire. Le « trans », quelles que soient les topiques de ses déploiements, n’est ni étranger ni indifférent au lieu dans sa dimension locale pour associer mobilités spatiales, mobilisations sociales et mobilités ascendantes économiques. Les compétences et initiatives mises en place par les Gitans catalans, citoyens toujours stigmatisés comme « étrangers de l’intérieur », révèlent des mécanismes constitutifs de la figure du transmigrant.

Espaces-temps et réseaux migratoires

Les transmigrants interrogent les constructions identitaires, questionnent les espaces qu’ils traversent, où ils s’installent parfois pour quelques jours, le temps de nouer des relations.

Ces espaces-temps sont faits d’étapes plus ou moins longues, comme dans la thèse de P. Carnet avec ce pôle d’Almeria qui permet aux Africains lors d’un temps donné de se poser pour mieux repartir. Elle évoque également l’instance zéro qui serait une sorte d’hétérotopie dans la transmigration. Cette instance zéro rappelle dans les travaux de M. Alioua ce qu’il nomme « étapes », approche par l’espace et le lieu. Les Subsahariens en route vers l’Europe se retrouvent souvent contraints de rester au Maroc. De transitoire, l’étape marocaine peut durer plusieurs années et peut devenir même une fin pour certains de ces aventuriers. La transmigration des Marocains et des Gitans étudiée dans les travaux de H.S. Missaoui interroge autant le temps des circulations que celui des sédentarités. Elle fait apparaître que les Gitans peuvent se retrouver dans la figure du transmigrant par des imbrications de mobilités spatiales, sociales et économiques, leur faisant développer des compétences à « être-ici et là-bas ». D’autres migrants développent le fait d’être dans la multi-spatialité.

Pour O. Coulibaly-Tandian, les transmigrantes sénégalaises déploient des espace-temps différents selon leurs statuts. Les migrantes qu’elle a rencontrées, loin du stéréotype de la femme migrante sédentaire, préfèrent circuler sans résider en migration. F. Qacha, à travers l’analyse de Marocaines en migration, ajoute qu’il y a complémentarité entre la mobilité des migrantes sans-papiers et la sédentarité des autres femmes. Dans l’exemple de F. Majdoubi, l’espace-temps est investi par des migrantes et filles de migrants grâce à une mobilité sociale et à une autonomie qui s’acquièrent en « se mariant au bled ». L’expression de « Miss Visa » (F. Majdoubi) rappelle comment des jeunes femmes peuvent grâce à leurs papiers faire traverser des frontières, faire bouger les lignes sociales et identitaires par cette pratique du mariage arrangé.

Les connexions, réseaux sociaux, d’échange (O. Coulibaly-Tandian), carnet d’adresse (C. Arab et M. Alioua), réseaux villageois, clanique (H. S. Missaoui), familial, communautaire, des réseaux familiaux transnationaux (M. Alioua), reconnaissance communautaire (F. Qacha), réseaux d’alliées (F. Qacha), expérience migratoire, possibilités relationnelles de circulation (P. Carnet) permettent aux migrants de se déplacer dans ces espaces et de traverser les frontières. Ils développent alors des savoir-migrer, savoir-circuler, savoir-faire institutionnel, savoir-faire nomade, savoir se débrouiller, savoir-faire ressource des frontières grâce à une certaine habileté sociale pour toujours plus inventer et innover dans la transmigration. Ils renégocient leurs statuts, leurs hiérarchies, leurs rôles sociaux, leur inscription sur les espaces qu’ils parcourent, traversent et territorialisent. Les transmigrants, malgré des frontières voulues de moins en moins poreuses par les politiques des pays du Nord, sont des acteurs importants de changement social et prennent part à ce monde en mouvement en participant à sa construction et déconstruction. Les études abordées dans ce dossier sont aujourd’hui nécessaires à une meilleure compréhension d’une société en mouvement. Comment peut-on concevoir un monde qui bouge sans des hommes et des femmes qui migrent et circulent ?