Si l’on parle de plus en plus des peuples autochtones, leur parole reste souvent confidentielle. C’est pourquoi nous avons tenu à la présence au sein de cette majeure de textes rédigés par des autochtones. Donner la parole ne signifie pas être en accord avec elle, mais laisser libre le propos qui s’y déploie. C’est donc ne pas ajouter de contraintes extérieures aux contraintes internes qui commandent les mots, c’est également laisser aux lecteurs l’accès à ces pressions sous-jacentes qui conditionnent les discours autochtones, reflets des actes entrepris et des (ré)pressions subies. Dans le texte qui suit, É. D. Aïpine, acteur culturel majeur de l’autochtonie du district autonome des Khanty-Mansi et député à la douma locale, insiste sur les avancées obtenues avec l’administration Poutine. Si nous ne saurions oublier les actes de cette même administration, en Tchétchénie par exemple, É. D. Aïpine ne peut pas ne pas considérer les enjeux de son propos, face à l’expansion industrielle à laquelle il tente de s’opposer et qui met en danger la survie même des Khantes et des Mansis. Les armes de la résistance dans la Russie de Poutine s’adaptent nécessairement aux configurations locales. N.d.R.
Autrefois nous vivions sur les rives d’une mer-océan tempérée. Nous avions chaud. Il y a peut-être six ou huit millénaires de cela. Nous étions nombreux alors, un grand peuple. Puis nous sommes arrivés dans le Nord, sur la ceinture arctique de la planète. Et nous avons occupé un espace immense des monts Oural jusqu’à l’Ienisseï, des steppes d’Ichim à l’embouchure de l’Ob, là où ses eaux se jettent dans l’océan Glacial Arctique, là où, les premiers, nous avons fondé l’ancienne ville forte de Gornokniazevsk qui existe jusqu’à ce jour, sous les traits d’un village. Et nous avons réchauffé cette terre sévère de notre souffle. Nous nous sommes frayé un chemin à travers cette terre et avons foulé nos sentiers. Nous avons sacralisé cette terre avec nos prières et nos lieux de culte. Nos chefs, ces puissants preux princiers et leurs troupes veillaient avec vigilance les frontières de cette terre. Nos mythes et nos contes, nos chants et nos légendes le racontent.
Ainsi s’écoulaient paisiblement nos Soleils et nos Lunes, la nuit succédant au jour et le jour à la nuit. Ainsi vivions-nous en harmonie avec tout ce qui nous entourait : le Ciel, les Arbres-Herbes, les Rivières-Lacs, les dieux et les déesses.
« Nous », ce sont les peuples finno-ougriens autochtones de Sibérie : les Khantes et les Mansis. Autrefois appelés Iougra, puis Ostyaks et Vogouls, avant même le tournant d’Octobre. Mais au fil des années, la course du temps n’a cessé de s’accélérer. Nous sommes devenus des peuples minoritaires. Et nous avons eu froid. Non pas à cause des neiges et des glaces du Nord, mais parce que nous avons été chassés de nos terres. Les racines qui nous reliaient à nos ancêtres et à notre passé ont commencé à s’affaiblir.
Comment vivre aujourd’hui ?
Nous sommes heureux d’avoir sauvegardé nos langues et notre mode de vie, notre culture matérielle et spirituelle, nos dieux et nos déesses, qu’ils aient survécu jusqu’au Troisième Millénaire. Néanmoins, chaque jour nouveau a vu surgir des problèmes inédits. Afin de nous maintenir en tant que peuples premiers, il nous faut un espace vital, indispensable au développement de notre langue, à la menée de notre mode de vie traditionnel. Mais cet espace ne cesse de diminuer sous l’avancée de l’expansion industrielle : gisements de pétrole, de gaz et autres matières premières, dans les montagnes comme dans les vallées de nos terres. C’est pourquoi, aujourd’hui, la question de la défense des droits et des intérêts autochtones est d’une actualité brûlante. Car nous ne sommes pas la portion congrue de la civilisation mondiale. Et chaque homme doué de raison comprend qu’avec la perte de nos langues, de nos cultures matérielles et spirituelles, de notre fonds génétique enfin, l’humanité perd un peu d’elle-même. Or personne ne veut s’appauvrir.
La terre, la langue, le mode de vie traditionnel.
Tel est peut-être le fondement trine qui est indispensable à la perpétuation de la vie et à la sauvegarde de l’originalité ethnique des peuples autochtones. Lorsque nous aurons perdu nos langues, notre caractère ethnique, nous demeurerons sans espace où mener encore notre mode de vie traditionnel ; nous ne présenterons aucun intérêt, ne serons d’aucune utilité pour personne.
Mais je considère d’un œil optimiste le jour à venir. À présent nous disposons de toutes les conditions réelles pour le salut de nos peuples. Ainsi, du point de vue du droit, nos acquis sont-ils nombreux. Nous sommes l’unique sujet de la Fédération de Russie où a été créée une Assemblée des représentants des peuples autochtones minoritaires du Nord, au sein de la Douma du district autonome. Outre moi-même, dans la troisième Douma, trois autres députés autochtones ont siégé : Nadejda Alekseeva, Tatiana Gogoleva et Vassili Sondykov. Au prix de nombreuses difficultés, il est devenu possible de garantir la représentation des peuples minoritaires dans l’organe législatif le plus haut de l’autonomie. Il est impossible de ne pas mentionner quelques résultats : à ce jour, la Douma, pour la première fois de son histoire, a adopté dix lois relatives aux questions des habitants autochtones : quatre dans le champ socioculturel (lois sur les langues, le folklore, les médias en langues nationales, les sites sacrés) et six dans la sphère de l’économie traditionnelle (lois sur les communautés, les activités traditionnelles, le Programme de développement socio-économique des peuples autochtones du Nord, le soutien d’État des organisations des activités économiques traditionnelles, l’élevage de rennes et enfin la dernière loi, sur les territoires à destination traditionnelle ou territoires claniques ancestraux, qui a été adoptée par la Douma le 27 décembre et signée par le gouverneur du district le 28 décembre 2006). Par ailleurs, le plan de travail de l’Assemblée prévoit pour l’année en cours près d’une dizaine de projets de loi dans ces mêmes domaines. Tout cela doit permettre de résoudre les problèmes vitaux des habitants autochtones du district.
La loi « à propos de l’exploitation traditionnelle des territoires » (les territoires claniques ancestraux) est indubitablement l’une des plus importantes dans la création d’une assise juridique pour les peuples autochtones du Nord. Elle est appelée à réguler les relations entre les trois sujets de la législation : les peuples autochtones, les exploitants des sous-sols et les organes du pouvoir (administration centrale et locale). Cette loi, en premier lieu, a établi l’ordre de création de nouveaux territoires à vocation traditionnelle ; en second lieu, elle a confirmé le statut des territoires claniques ancestraux formés précédemment. La loi élaborée et votée est le fruit d’un labeur interminable de plusieurs années. Les peuples autochtones comme les compagnies pétrolières et les fonctionnaires des différentes instances concernées attendaient avec impatience l’adoption de cette loi.
Notre district possède également une expérience considérable en matière d’exploitation de la terre. Il y a dix ans déjà, le Conseil de district a adopté le décret à propos des territoires claniques, sur la base duquel plus de cinq cents familles ont reçu « des complexes naturels » (forêts, rivières, leurs berges, lacs, marais, prés, pâturages, etc.). De sorte que, grâce à ces seuls territoires claniques, dans la décennie qui a suivi la perestroïka, de nombreuses familles ostyakes et vogoules ont pu conserver leur langue, leur mode de vie traditionnel, leur culture matérielle et spirituelle. Et les exploitants des richesses du sous-sol se sont attelés à la création d’une caisse garantissant l’existence des propriétaires des territoires claniques. De plus en plus, les dirigeants des compagnies pétrolières majeures prennent la mesure des problèmes autochtones : le président de Lukoil ; V. Alekperov, le directeur général d’OAO RITEK, V. Graïfer ; le président de Surgutneftegaz, V. Bogdanov ; le directeur général de Surgutgazprom, You. Vajenine ; l’ancien directeur général de Yuganskneftegaz, T. Gil’manov ; le directeur exécutif de TNK-Sibir ; etc.
Dans la recherche de solutions à nos problèmes, nous sentons aussi le soutien du président Vladimir Poutine, qui, lors de la conférence de presse du 1er février 2007, a rappelé, en réponse aux questions des journalistes à propos de la politique de l’État vis-à-vis des peuples minoritaires, « l’adoption essentielle de lois visant à soutenir les peuples minoritaires du Nord, à sauvegarder les activités traditionnelles de ces peuples et maintenir l’équilibre écologique » (Izvestija, 2 février 2007, n° 18). Le mode de vie traditionnel implique la terre, le milieu linguistique et l’économie traditionnelle, c’est-à-dire la chasse, la pêche, l’élevage de rennes et la cueillette de baies ainsi que de champignons. Tout est étroitement lié. Sans terre, il n’est pas d’activité. Sans activité, il n’est pas de milieu linguistique. Sans langue, il n’est pas de peuple. C’est un axiome. Les « fonctionnaires nationaux » qui ont perdu leur langue, leurs racines ethniques, leurs liens de sang avec les peuples ne peuvent comprendre qu’il faut en premier lieu s’employer à relever, construire nos ethnies.
Comme dans n’importe quel autre domaine, si des questions trouvent leur solution, d’autres se posent aussitôt. Il reste encore nombre de problèmes que doivent résoudre les députés, et avant tout les organes du pouvoir exécutif central et de l’administration autonome locale. Au printemps 2002, j’ai vu pour la première fois dans l’ouest du district, sur les berges des rivières de la Sosva et du Liapine, des points de peuplement dépourvus du confort le plus élémentaire. Dans les villages de Nildino, Rakhtynia, Khochlog, Khouroumpaoul, Iasount, il n’est ni station électrique, ni école, ni point médical, ni club, ni téléphone, ni station radio. À croire qu’aucun fonctionnaire des autorités centrale ou municipale n’a jamais mis les pieds ici, qu’on n’y extirpe des entrailles de cette terre ni pétrole ni gaz, qu’on ne lave pas l’or, n’extrait pas de cristal et d’autres minéraux dans ces contreforts de l’Oural polaire. Les gens continuent de vivre comme ils vivaient au XIXe siècle, avec des copeaux, des bougies, des lampes à pétrole. Comme s’il n’y avait pas eu les soixante-dix ans de pouvoir soviétique avec ses lampes Ilitch, avec ses plans quinquennaux et septennaux, ses cadences infernales d’industrialisation et sa machine de propagande jurant à tous un éden radieux. Dans cette perspective, il serait donc plus simple, à mon sens, de résoudre tous ces problèmes dans le cadre de réserves naturelles où pourraient vivre et mener un mode de vie traditionnel les habitants autochtones. Mais pour cela, il est indispensable de donner la terre en propriété commune aux peuples autochtones, là où ils forment des îlots de peuplement, et de créer des organes ethniques autonomes.
La vie s’embellit de nos différences mutuelles. Il n’est pas au monde deux brins d’herbe, deux arbres, deux étoiles, deux hommes, deux peuples parfaitement semblables. Cette diversité est infinie… Et de ce point de vue, les peuples autochtones subarctiques que nous sommes, les Khantes et les Mansis, sont le parement de la Sibérie occidentale. Nous avons conservé nos langues, notre terre, notre culture originale. C’est pourquoi nous requérons votre sollicitude, comme partie intégrante de la nature vivante.
J’ai pleinement conscience qu’il nous faut résoudre une double tâche globale à l’heure de la mondialisation : d’un coté, accroître et affirmer à l’échelle mondiale la puissance de la souveraineté russe avec ses institutions citoyennes et son orientation sociale ; de l’autre, sauvegarder l’originalité des peuples autochtones avec leur culture unique, leur vaste expérience de survie dans des conditions climatiques extrêmes et leur expérience de symbiose avec la nature. En l’occurrence, les Khantes et les Mansis, peuples ougriens des territoires d’un des plus riches sujets de Russie et auquel ils ont donné la dignité de leur nom historique.
16 25 mars 2007, Khanty-Mansijsk.