L’un des trésors les moins bien gardés du sens commun, l’une de ses plus libérales largesses, c’est pareil, un allant de soi détectable à la moindre évocation de comment se font les sociétés, quelles que soient les théories anthropologiques, révèle souvent la même procédure, voire la même mythologie : le propre de l’homme serait de mettre de l’ordre (puis de le maintenir envers et contre tout, envers et contre la totalité de ce qui diffère), d’ordonner ce qui sans lui ne le serait pas, mais demanderait à l’être, demanderait à être doté d’un sens discriminant – serait de conjurer un effarant désordre, invivable, à même la présence vécue des choses. Comme si ce noble animal pensant, se voulant maître de son destin et des éléments, craignait par-dessus tout d’être excédé (tel n’est certes pas le cas des dionysiaques, tel George Bataille pour qui « la véritable nature de la vie terrestre » exigeait « l’ivresse extatique et l’éclat[1] »).
Prenons l’exemple de la logique d’invention culturelle des musiciens créateurs du champ jazzistique, et effectuons un détour par une conférence portant sur « La Fête », prononcée par Roger Caillois, alors lié à Bataille, le 2 mai 1939, dans le cadre du Collège de Sociologie. S’employant à ressaisir les représentations communes sur l’évolution de toute société humaine « normalement constituée », Caillois isole trois moments constitutifs : l’âge primordial qui correspondrait à une phase de chaos, à un monde sans règles, mais aussi au temps du mythe, de l’abondance mythique, lorsque tout est possible ; lequel génèrerait l’âge de la culture, qui serait celui d’un monde désormais réglé et ordonné (le monde matériel de l’histoire, de l’économie, du travail et de l’insuffisance ; le monde immatériel des dichotomies et des antinomies fondamentales), seul viable ; lequel se retremperait néanmoins à échéances plus ou moins fixes dans le temps de la fête, du dérèglement provisoire, celui de la licence créatrice, de la fureur poétique. Si l’on plaque cette grille de lecture sur l’histoire du « jazz » telle qu’elle a été faite – jusqu’à sa réification en objet ou phénomène esthétique, en musique-musée, à partir des années 80 du XXe siècle – il devient possible de divulguer et de déconstruire quelques croyances séculaires, ayant tendance à se substituer impunément aux sujets traités, mais aussi de montrer comment le champ jazzistique, monde de présences altérées et altérantes, à l’envers et à l’inverse d’un « jazz » soi-disant en « évolution », quoique toujours davantage identique à lui-même, n’a cessé de les battre en brèche.
L’amateur éperdu de « jazz » – ou le candide qui passe par là – ne devrait éprouver aucune difficulté à reconnaître quelque chose des attributs prêtés à la musique jouée à La Nouvelle-Orléans dans la description que fait Caillois de l’âge primordial :
« la période et l’état de vigueur créatrice », « l’ère des créations exubérantes et désordonnées, des enfantements monstrueux et excessifs[2] », « le lieu de toutes les métamorphoses, de tous les miracles. Rien n’était encore stabilisé, aucune règle encore édictée, aucune forme encore fixée. Ce qui, depuis lors, est devenu impossible était alors faisable. Les objets se déplaçaient d’eux-mêmes, les canots volaient par les airs, les hommes se transformaient en animaux, et inversement. Ils changeaient de peau au lieu de vieillir et de mourir. L’univers entier était plastique et fluide et inépuisable. Les moissons croissaient spontanément et la chair repoussait sur les animaux, dès qu’on les avait dépecés[3]. »
Ensuite, cet amateur éperdu ou ce candide flâneur ne devrait pas éprouver trop de difficultés à reconnaître les attributs prêtés au bebop (naguère au « jazz hot » ou à la musique « syncopée » dès qu’elle eût reçu l’estampille européenne) dans l’âge de la culture et du cosmos, qui donne l’ordre universel du monde :
« fonctionnant selon un rythme régulier. La mesure, la règle le maintiennent. Sa loi est que toute chose se trouve à sa place, que tout événement arrive en son temps. »[4]. Car : « l’ordre ne s’accommode pas de l’existence simultanée de toutes les possibilités, de l’absence de toutes règles : le monde connut alors les limitations infranchissables qui confinent chaque espèce dans son être propre et qui l’empêchent d’en sortir. Tout se trouva immobilisé et les interdits furent établis afin que l’organisation, la légalité nouvelles ne fussent pas troublées. […] L’ère du tohu-bohu est close, l’histoire naturelle commence, le régime de la causalité normale s’installe. Au débordement de l’activité créatrice succède la vigilance nécessaire au maintien en bon état de l’univers créé[5]. »
Étant entendu qu’avec l’ordre arrivent, en art et en musique, la « forme », l’audibilité et l’intelligibilité. En voici la transcription, par Philippe Carles et Jean-Louis Comolli, dans le domaine qui nous intéresse :
« Le “jazz” acquiert des règles, des structures esthétiques, une définition reconnues et perpétuées par ceux qui le font, ceux qui l’entendent et ceux qui l’exploitent ; ce sont : le swing et le grand orchestre ; la danse et la distraction ; la fixité rythmique, la valorisation des thèmes, l’invariabilité des structures des morceaux (place et durée des “improvisations ”, réglage mécanique du rapport des parties)[6]. »
On ne devrait éprouver aucune difficulté particulière, enfin, à reconnaître les attributs prêtés au « free jazz » dans le temps de la fête et du déchaînement régénérateur, qui effectue un bref mais paroxystique retour à l’âge primordial, celui de la rupture cosmique :
« La fête se présente comme une actualisation des premiers temps de l’univers, de l’Urzeit, de l’ère originelle éminemment créatrice qui a vu toutes les choses, tous les êtres, toutes les institutions se fixer dans leur forme traditionnelle et définitive[7]. »
Il est fortement conseillé à chaque société de se retremper :
« dans cette éternité toujours actuelle comme dans une fontaine de jouvence aux eaux toujours vives » pour « se rajeunir et retrouver la plénitude de vie et de robustesse qui permettra [au monde / au “jazz”] d’affronter le temps pour un nouveau cycle. Telle est la fonction que remplit la fête. On a déjà défini celle-ci comme une actualisation de la période créatrice. Pour reprendre une juste formule de M. Dumézil, elle constitue une ouverture sur le Grand Temps, le moment où les hommes quittent le devenir pour accéder au réservoir des forces toutes-puissantes et toujours neuves, que représente l’âge primordial[8]. »
Autant ce « sacré d’infraction » est-il présenté comme nécessaire à la relance de l’économie sociétale (laquelle semble manquer cruellement de saveurs sinon), autant lui faut-il impérativement céder la place à un « sacré de régulation », moins exaltant, certes, mais plus réaliste, qui a pour salutaire fonction de maîtriser et de normaliser un tel tumulte. Ainsi, la folle agitation du « free jazz » (ou le « free jazz » réduit à une agitation : dérèglement, déchaînement, débordement de l’activité créatrice et fureur poétique) aurait-elle un instant menacé l’ordre universel du bebop, seule musique viable depuis que fut décanté (et raffiné) le charivari de l’âge primordial. Mais tel est le risque qu’il fallait et qu’il faut accepter de courir, once in a while, laisser retentir l’infernal tintammare des instruments « bruyants », ceux des « ténèbres », que Claude Lévi-Strauss associe pour sa part au désordre et à l’anomalie, à la décomposition et à la mort, afin que l’ordre de l’univers (du « jazz ») se renouvelle et se perpétue en ses formes établies[9].
Or la démarche de connaissance et les pratiques d’existence des musiciens créateurs ne témoignent que très peu d’une telle conception de la musique, de l’art et de la société. En s’attaquant aux codes, aux conventions et aux classifications – aux manières répertoriées de faire de la musique – le ci-nommé « free jazz » a moins voulu abolir les règles du jeu musical que les relativiser. Les « free jazzmen » n’ont nullement nié la nécessité de distinctions organisatrices de la pensée et de la pratique musicales, du moment qu’elles étaient de complémentarité et non d’exclusion. Cela posé, ils ont plutôt eu tendance à multiplier les règles. Ils ont transgressé le découpage du réel sonore qui limitait de plus en plus la liberté vocale et la liberté rythmique au double cœur du champ jazzistique, ainsi que le découpage stylistique de « l’histoire du jazz », dans la mesure où ceux-ci tendaient à reproduire dans ce champ – espace de la liberté totale de s’exprimer – le principe d’identité, d’identité unique et stable, et les antagonismes du système dualiste. La liberté du « free jazz », si elle s’est conjuguée sur le plan social et politique, au moment de son surgissement, avec une certaine contestation de l’ordre des choses, se détermine musicalement et culturellement pour un ordre plus grand, plus généreux, plus inclusif (du désordre même), ou ouvert. Mike Heffley[10] a distingué trois niveaux à cette liberté : Freedom-from : réactive à, ou contre, l’hégémonie des systèmes harmoniques, diatoniques, chromatiques, métriques, les hiérarchies tonales pour les timbres et rythmiques pour les mètres, etc. Freedom-to : proactive, usant de toutes sortes de règles et déterminations, contingentes et changeantes, empiriquement. Freedom-in : autactive, créant un ordre signifiant et structurant choisi en connaissance de cause parmi d’autres choix possibles. Jouer avec et au-delà la tradition, d’un même mouvement, à l’intérieur et à l’extérieur de ce qui vous constitue. Se livrant à une interprétation anthropologique de telles valeurs, Heffley incrimine le paradigme politique reproduit par le paradigme musical et artistique depuis le logos de Platon et des Grecs, le Dieu des Judéo-Chrétiens, la science ou la raison de Descartes et Newton, des « Lumières » et des « Libéraux » : de même qu’un plan idéal (divin, rationnel, scientifique, économique, légal…) est à la source du monde réel et promeut un certain ordre social, une certaine gouvernance, toujours supérieure aux forces en présence, de même, par l’intermédiaire de l’auteur-œuvre-dieu, l’art poursuit l’élévation de l’âme par le divorce d’avec le sensible. Le moment du « free jazz », des musiques improvisées, en affectant de retourner aux sources « archaïques » (corps et chaos) et de s’aventurer vers l’inouï, l’inconnu et l’innommable, a promu l’immanence, le sacré (qui lie) plutôt que le religieux (qui sépare) et, parce qu’il est sans centralité ou supériorité d’un individu ou d’une loi, un ordre social se faisant relationnellement, voire un anarchisme responsable… Ce que Heffley qualifie de socialisation créative ou de communisme réalisé, de « panarchie » (plutôt qu’anarchie, monotarchie ou hétérarchie).
De fait, les musiciens créateurs ont postulé la coexistence de l’ordre et du désordre, de la forme et de l’informe, sans allouer de valeur définitivement positive ou négative à l’un ou à l’autre – à la manière d’Annie Le Brun, dans un récent essai justement intitulé, d’après Victor Hugo, « Si rien avait une forme, ce serait cela », qui fait de la reconnaissance du « noir » (défini comme ce qui « serait en l’homme le sens de l’inhumain dont il participe », soit « la couleur d’un infini qui est autant en l’homme qu’en dehors de lui » et « n’en finit pas d’imposer ses figurations contradictoires, non comme manque mais comme surcroît de sens[11] »), la meilleure chance de se situer dans « l’espace d’une vacance majeure, à partir de quoi tout peut commencer[12] ». La peur du noir, du vide ou du désordre, la phobie qu’alimente l’ordre symbolique tracé par Roger Caillois, qui est aussi un ordre du monde, s’avoue dans l’équivalence faite entre « l’existence simultanée de toutes les possibilités » et « l’absence de toutes règles ». Ne peut-on renverser la proposition : l’omniprésence de la même règle, ou de quelques-unes, prenant dès lors forces de loi, ne coïnciderait-elle pas avec l’appauvrissement des possibilités entre les êtres et avec le monde ? Tandis que si l’on rend la pensée et la pratique des musiques du champ jazzistique à leurs différentes situations d’énonciation, à la complexité réelle de leur réseau de relations et des affinités électives qui électrisent ce réseau, il devient possible de suivre les résonances, consonances et dissonances d’une dynamique combinatoire et non-contradictoire entre l’ordre et le désordre, la forme et l’informe, entre ce qui a été (musique multidéterminée), ce qui est (musique multidirectionnelle) et ce qui sera (musique multidimensionnelle). La dynamique combinatoire d’une musique spiralée, sur plusieurs niveaux et à différentes vitesses, propulsée par le réacteur socio-musical des appels et réponses (« tradition sacrée » de la culture expressive afro-américaine d’après Craig Hansen Werner ou Paul Gilroy). Une musique toujours en train de se faire, se défaire, se refaire, et de réinventer le monde, qui n’est ni « nouvelle », ni « originelle », où « l’existence simultanée de toutes les possibilités » cesse de pouvoir être brandie par l’explication discursive contre un quelconque « ordre du monde » fondé sur la durée linéaire et le processus d’évolution, les unités fondamentales et les oppositions binaires. Pour appréhender une telle matrice, un tel maelström, il peut s’avérer utile de resonger à l’union des contraires chère à André Breton :
« Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. Or, c’est en vain qu’on chercherait à l’activité surréaliste un autre mobile que l’espoir de détermination de ce point. On voit assez par là combien il serait absurde de lui prêter un sens uniquement destructeur, ou constructeur : le point dont il est question est a fortiori celui où la construction et la destruction cessent de pouvoir être brandies l’une contre l’autre[13]. »
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