Les représentations liées à l’eau, et aux fluides plus largement, occupent depuis longtemps une place importante dans les imaginaires et les langues1. Les métaphores aquatiques et liquides reposent sur des expériences universelles selon G. Bachelard et A. Corbin2. Toutes les sociétés, dépendantes de l’eau, y recourent pour rendre compte de la vie ou de la mort, du temps et des sentiments, de la fécondité ou des catastrophes, du pouvoir et de l’impuissance. Comme le Pharmakon de J. Derrida et la sève de P. Camporesi3 ces tropes sont à la fois des remèdes et des poisons, des mots-éponges dotés d’une capacité infinie à faire image. Et dans la période contemporaine, marquée par l’amplification et l’accélération de la circulation de biens, des informations et des personnes, l’état liquide, bien noté par Z. Bauman, a accru encore sa capacité à évoquer des changements et des mouvements4. Les mots et les formules de la liquidité sont, plus que jamais, au centre des champs de bataille de la guerre sémantique dont l’enjeu est le contrôle de la langue pour la structuration des espaces symboliques déchirés entre taxinomies étatiques et corporates, subjectivités des multitudes et activités des agents non-humains.
Je propose ici de suivre et de remonter, tel un saumon, le courant des mises en mot, en image et en action des mouvements et politiques migratoires, particulièrement emblématiques des transformations globales en cours5. Les associations entre les déplacements humains et les éléments liquides constituent en effet des dispositifs rhétoriques et sémiologiques qui saturent les discours et les représentations. C’est à partir d’ensembles de mots et d’images aquatiques, maritimes, halieutiques, hydrologiques et hydrauliques, que se disent, se pensent et s’appliquent les politiques et les stratégies migratoires. Ils se retrouvent dans divers niveaux de langage, de signes et d’actions. Étymologiquement les liquides se caractérisent notamment par le fait qu’ils coulent et qu’ils changent de forme. Appliqués, comme filtre de lecture, aux déplacements humains, ils fournissent une gamme illimitée de représentations ambivalentes et interchangeables.
Emportés par le flot des sciences migratoires
Les migrations sont l’objet de nombreuses analogies avec les épidémies, les espèces invasives ou les animalisations racistes et les images sexualisées, genrées et hybridées6. Mais la métaphore liquide, d’abord avec la mécanique des fluides au cours du XIXe siècle, s’est imposée progressivement comme une matrice discursive et conceptuelle dominante de description et de représentation des mouvements migratoires7. Elle aspire dorénavant les autres registres analogiques dans son système de signification. Le peuple et la foule ont été décrits dès le XIXe comme des masses liquides, aux propriétés supérieures à la somme des parties, imprévisibles, aveugles, dangereuses. Mais cette transposition s’est systématisée avec les migrations. Les départs d’indésirables vers les colonies ont d’abord été présentés comme le déversement d’un surplus. Puis les migrations à l’intérieur de l’Europe ont été dépeintes comme des fleuves. Le géographe F. Ratzel a été le premier à décrire les déplacements humains en se référant à l’hydraulique et l’hydrologie. Cette imagerie s’inscrivait dans la continuité des modèles, proposés par A. R. J. Turgot et A. Smith, présentant la richesse comme un liquide vital à canaliser et à faire circuler, mais cette fois dans une acception inquiétante et négative. Les images utilisées par Ratzel du ruissellement et de l’écoulement mettaient l’accent sur le caractère inéluctable de ces mouvements. Au début du XXe siècle sont apparus des syntagmes comme ceux de vases communicants, de pression et de courants migratoires pour décrire de manière simpliste ce qui était désormais perçu, en France notamment, comme une menace. Cette construction analogique s’est ensuite diffusée dans les mondes économiques et administratifs entre les deux guerres mondiales. Associée à des formules tirées de la chimie (mélange, creuset, adjuvant), elle présentait l’avantage de concilier l’essentialisation raciste des milieux populationnistes avec l’utilitarisme migratoire du patronat français. La démographie française des années 1930-1940, réactionnaire et raciste, avec G. Mauco et A. Sauvy notamment, accentuera encore les connotations catastrophistes, se focalisant sur la supposée fluidité des migrations facilitant les infiltrations et accréditant ainsi le caractère inexorable et impossible à endiguer des déplacements en provenance des pays pauvres. Et Sauvy, typique des personnalités insubmersibles de la pensée réactionnaire en France, agitera son imagerie hydraulique cataclysmique jusqu’au milieu des années 1980 dans son ultime ouvrage « l’Europe submergée ». Le vocabulaire scientifique et institutionnel de base perpétue toujours ce champ lexical, par exemple avec les pseudo-évidences des flux migratoires ou du système de la Noria – machine à godets à traction animale servant à élever l’eau d’un puits, pour décrire les migrations comme un dispositif de vannes et de plomberie.
Cette métaphorisation des migrations sous une forme liquide est significative à plusieurs titres. Elle fonctionne comme une opération de naturalisation déshumanisante des migrants en une masse indifférenciée toujours en mouvement doublée d’une réification raciale et biologique. Elle est devenue le support standardisé des lexiques savant et populaire, médiatique et politique, pour rendre tangible une menace de submersion par les vagues migratoires, de dissolution par la fécondité exogène et par conséquent pour accréditer la nécessité indiscutable d’un endiguement étanche ou a minima d’une canalisation et d’un filtrage stricts. La facilité avec laquelle la métaphore liquide fait image et récit pour rendre compte de faits sociaux et de phénomènes complexes ou intangibles lui assure désormais un succès mondialisé.
Une métaphore liquide globalisée
D’autres registres métaphoriques de politiques publiques, en particulier sociales et policières, communiquent avec ceux des migrations. Dans tous les cas les métaphores liquides sont dominantes pour décrire par des tropes de flux et de robinetterie tant les propriétés des publics et les processus de transformation que les dispositifs de gestion eux-mêmes. Ces structures narratives imagées impactent notamment la perception du temps et la représentation de l’espace, tout particulièrement durant des « crises » soigneusement mises en scènes et en mots. Pris dans une série de concaténations, le thème de l’afflux massif permet aisément de faire intervenir l’idée d’une situation de « nécessité » et de rendre implacable la logique de « l’urgence ». Les équipements publics, par ailleurs démantelés, comme les frontières, sont forcément débordés, ce qui est censé rendre obligatoires des mesures d’exception.
La rhétorique administrative ne s’y trompe pas. Les appareils de surveillance hybrides et mobiles peuvent apparaître tantôt durs, tantôt mous selon le niveau de filtrage attendu. Il faut des sas, de la rétention, de l’expulsion, pour qu’adviennent les cycles de l’absorption, de l’épuration et exceptionnellement de l’assimilation. Les dispositifs anti-migratoires contemporains, susceptibles de tarir les flux, peuvent prendre comme nom la Solution Pacifique en Australie. Les zones d’intervention de l’agence Frontex en Méditerranée (renommée pour l’occasion Mare Nostrum) sont désignées par des noms de tritons de l’Antiquité (Minerve, Nautilus, Neptune et Poséidon). Le principe de fonctionnement des frontières européennes actuelles est en fait caractéristique d’une porocratie gestionnaire, non de leur complète étanchéité mais de leur porosité et de leur perméabilité 8. Il s’inscrit de ce fait dans la logique classique des migrations sous contrôle étatique et des grandes entreprises toujours en tension entre besoins de main-d’œuvre et politiques de peuplement.
Le schéma narratif développé dans les productions d’Entertainment, généreusement subventionné par l’industrie des migrations, a bien ciblé ce point en ce qu’il a tendance à présenter des frontières qui fuient et des institutions incapables de les contrôler. Les États rendus incontinents par les migrations seraient ainsi poussés à s’en remettre aux acteurs marchands pour les gérer de manière évidemment optimale par la circulation différenciée entre îlots sécurisés9. Les productions littéraires, artistiques, médiatiques, visuelles et cinématographiques portant sur les migrations mettent souvent en scène les migrants du Sud sur les rivages du Nord. Des motifs identiques, bien qu’inversés, se retrouvent à la fois dans des images « sécuritaires » et dans les films « humanistes » sur les « sans-papiers » par exemple10. Les scénarii se focalisent sur des moments hyper-visuels du franchissement ou du débarquement, et sur les motifs universels et spectaculaires de la dérive, du naufrage et de la noyade.
Les traitements médiatiques identifient métonymiquement les migrants et leurs modes de transport maritimes. Ce fut certes le cas que ce soit pour les premiers peuplements coloniaux, les Traites, les migrations modernes à fond de cale. Et les boat people ont été récurrents depuis les Arméniens du début du XXe siècle, jusqu’aux embarcations de fortune des perpétuelles « crises des migrants » du XXIe siècle en Méditerranée, en mer des Caraïbes, mer de Chine ou mer Rouge… Cela facilite les associations, les analogies et les métaphores entre les migrations et les éléments liquides et marins. Alors que les migrations contemporaines ont lieu très majoritairement par terre et par air, la métaphore maritime reste omniprésente, communiquant aisément avec les thèmes des passagers clandestins et des pirates, avec les champs de la globalisation dominée par les flux numériques, culturels et financiers, et les contextes comme le changement climatique et les guerres de l’eau.
Les gros titres de la presse française et les personnalités politiques et médiatiques ne cessent d’évoquer les raz-de-marée migratoires et le débordement des frontières. Et ces usages de métaphores aquatiques pour décrire les mobilités humaines, et les migrations en particulier, se retrouvent dans la plupart des pays occidentaux. Dans les pays anglo-saxons, durant les campagnes électorales depuis les années 2000, les migrations ont été systématiquement associées avec des désastres naturels de type inondation. Dans les discours anti-migratoires qui se sont généralisés d’un bout à l’autre du spectre politique, les sociétés ont été décrites comme des containers dont il faudrait protéger l’intégrité par l’endiguement et l’assèchement 11. Des complexes métaphoriques identiques se retrouvent dans des espaces en dehors de la sphère occidentale des langues latines. C’est le cas au Japon et en Chine par exemple. Observons le cas de la Chine à propos des migrations intérieures dont certaines sont provoquées par de très grands travaux hydrauliques. Le traitement médiatique et politique de ces déplacements et les conséquences qui leur sont attribuées puisent largement dans les métaphores aquatiques et c’est ici aussi l’enjeu d’une lutte de définition entre l’État et l’économie de marché. Dans la langue médiatique et experte chinoise actuelle ces migrants ruraux (migong) sont « aveugles » (mangliu) ce qui peut signifier aussi, en raison des concordances entre idéogrammes, que ce sont des voyous flottants. Les gros titres chinois évoquent négativement de grandes marées (dachao), des crues et des vagues (langchao) de migrants, comme pourrait le faire la presse occidentale12. Il est vrai que, dans la pensée chinoise classique, l’eau présente peu ou prou les mêmes caractères ambivalents que dans la culture européenne, schématiquement, entre les images de fécondité et de pureté et celles de déluge et de pollution, les héros qui sauvent le monde des eaux étant ceux qui savent les contrôler.
Lesbos, Calais et la métaphore liquide
Deux séquences récentes de « crises migratoires » montrent l’imbrication entre les formules lexicales et les images associées à la liquidité : les arrivées de civils syriens fuyant la guerre par bateaux et accostant sur les îles grecques et les évacuations des jungles à proximité du Tunnel sous la Manche. Les deux séquences ont été l’objet d’un traitement médiatico-politique international intense et spécifique. Car, à la différence des exodes précédents, par exemple en Asie du Sud-Est dans les années 1970 ou dans la mer des Caraïbes dans les années 1980, il s’agit là d’un exode web 2, où les images officielles sont concurrencées par celles des réseaux sociaux faites et diffusées instantanément par les fuyards eux-mêmes et leurs soutiens. De multiples conflits sémantiques et médiatiques sur l’usage des mots et des images s’articulent et communiquent plus ou moins aléatoirement avec d’autres thèmes d’actualité eux aussi empreints d’imageries aqueuses comme le numérique, les fuites fiscales et d’informations, les catastrophes en lien avec les éléments marins ou climatiques, voire l’avenir de l’Europe puisqu’on a pu évoquer à l’occasion de ces crises la « noyade des démocraties européennes ».
Dès le début de la séquence médiatique de l’exode syrien en août 2015, les reportages et les photos montrent des scènes d’embarquement de civils qui se pressent vers des navires de fortune négociés auprès de passeurs. Des images, souvent de nuit, de bateaux accostant clandestinement, observés par des garde-côtes. Des clichés de naufragés, de survivants exténués, de corps échoués. Des scènes de panique et d’hébétude, de déshydratation et d’hypothermie. Il faut dire qu’au même moment les îles grecques sont triplement d’actualité, comme destination estivale vers les eaux bleues, en pleine liquidation du pays et comme point d’entrée des Syriens en Europe. Dans un deuxième temps sont diffusés des reportages sur leur longue marche. Le climat a changé. Fini les plages ensoleillées. Il pleut énormément à Idomenie. Les colonnes de réfugiés doivent franchir à gué des torrents en crue. Les êtres face aux grilles et aux barbelés sont couverts de boue et les vêtements détrempés. Les enfants grelottent sous la pluie. Enfin viennent les moments classiques des encampements de fortune ou en camps humanitaires et des files d’attente les pieds dans les flaques aux rares points d’eau potable, depuis les pays des Balkans jusqu’aux trottoirs humides des grandes villes européennes13.
Le scénario liquide est en place. Le temps spectaculaire du naufrage des bateaux vétustes, le franchissement des barrières et des rivières, l’inexorable avancée de bouches inutiles incarnent sur les écrans l’abus et l’illégitimité de ces déplacements. Les migrants apparaissent métaphoriquement comme, au choix, une souillure de l’eau, une maladie qui se répand, un désastre aquatique, une rupture de digue ou une infiltration criminelle potentiellement terroriste. Oubliés les obscurs calculs des stratèges de Syrie et d’ailleurs, effacées les traces des bombes et des tortures, dissoutes les images des traitements dégradants. La naturalisation déshumanisante par la métaphore liquide fonctionne à plein et elle ne s’exprime que dans un présent sans fin et sans mémoire.
En mars 2016, la population de la désormais célèbre Jungle de Calais s’est accrue. Il s’agit d’un ensemble d’abris auto-construits dans une zone humide à proximité d’un étang coincé entre des dispositifs urbains, de transports et industriels. La position est stratégique, à proximité de l’entrée du tunnel sous la Manche, de ses Shuttle et de ses Eurostar. Depuis la fin des années 1990 et l’épisode de Sangatte, d’évacuations en destructions après 2002, les migrants y ont été progressivement confinés. La Manche n’est pas loin, avec des dunes qu’on aperçoit par ci, par là au détour d’un reportage ou d’une photographie, le port et les ferries non plus. La situation est celle d’un « bidonville » et d’un lieu de passage à la fois, l’omniprésence policière et médiatique en plus, avec les difficultés d’approvisionnement en eau potable et les eaux usées qui stagnent dans la pluviométrie généreuse du Pas-de-Calais. Pas assez d’eau et c’est invivable, trop et tout est trempé et souillé. L’image de la boue répète celle des fuyards syriens. Le camp dans la boue c’est l’exode continué, la fuite impossible et sans fin. Elle est le spectacle répété des conditions si précaires qu’elles transforment imparablement les êtres en victimes anonymes indifférenciables. La boue colle à l’urgence. Elle en est d’ailleurs le spectacle pour les défenseurs des habitants de la Jungle qui s’en emparent pour dénoncer des conditions de vies « inacceptables ». Mais elle est simultanément démonstration de force pour les autorités en ce qu’elle matérialise leur discours de fermeté et qu’elle atteste de leurs visées répulsives à destination des « opinions publiques ». Cette boue sale est le linceul de l’hospitalité et un terrain mouvant dans lequel disparaissent les migrants et leurs enfants. Comme le résume l’actrice Yolande Moreau : « La République a laissé tomber un peu d’elle-même dans la boue de Grande-Synthe. »
L’eau et la boue symbolisent et matérialisent l’inhospitalité. Elles sont en effet devenues des armes entre les mains des autorités et du gestionnaire du tunnel sous la Manche Eurotunnel. Une authentique métaphore de liquidation que cet Eurotunnel. Une entreprise qui fait noyer les abords du tunnel pour empêcher les migrants de passer en Grande-Bretagne. Cet Eurotunnel qui est aussi le théâtre des flux de train et de camions, avec leur cortège de candidats à l’embarquement clandestin immanquablement mis en scène en caméra cachée dans les rivières des Breaking News. Ce triomphe de l’extractivisme fou, caractéristique de la mondialisation marchande et des mobilités, qui est un type idéal des « mégaprojets hold-up » et de l’arraisonnement des infrastructures de réseaux, s’est métamorphosé en un gigantesque appareil de captures et de détournements, des migrants et de l’argent public et des petits actionnaires. Déjà transgression de la séparation entre l’Ile et le continent, le Tunnel est devenu le point de fuite et d’infection du rêve européen.
Migrations, îles et liquidation de la modernité
Je propose de s’arrêter un instant sur l’image de l’île comme une métaphore pivot dans le complexe sémantique et sémiotique de spatialisation des migrations (avec les ports et les archipels notamment) en ce qu’elle illustre parfaitement la plasticité des métaphores et les capacités de communication, de permutation et de glissement ou encore de retournement de leurs sens. C’est une matrice de représentations en tension les unes avec les autres et en lien avec les altérités et les migrations. Il y a d’un côté une vision édénique de l’île isolée et protégée du chaos environnant par l’immensité des flots, une île pure, même quand elle a été obtenue par l’extermination ou qu’elle est artificielle – voir les projets de villes flottantes des romans d’anticipation jusqu’à Google, et à défendre des intrus. Cette représentation est très structurante en Australie ou au Japon par exemple. De l’autre, une île assiégée par les boat people, comme annoncée par les théoriciens de l’extrême droite européenne du Grand remplacement. Ou bien une île transformée en bagne, en territoire de quarantaine ou zone de relégation (d’Ellis Island aux États-Unis à Nauru dans le Pacifique en passant par le Frioul à Marseille). La matrice imaginaire peut aussi s’appuyer sur l’île à fuir comme Cuba dans les années 1960 ou Haïti en 1989 dans une flotte d’embarcations de fortune. Elle peut aussi se structurer sur la mémoire des communautés îliennes « triraciales » et recluses, honnies des théoriciens racistes. Elle peut se métamorphoser enfin en l’île offrant asile protecteur au naufragé, une île d’Utopie, éventuellement concrète, voire à l’évadé fiscal, une île cette fois off shore comme authentique paradis néolibéral14.
Cette fluidité des métaphores donne une piste. Si la métaphore liquide est massivement utilisée pour renforcer l’idée du migrant comme risque et problème (d’infiltration, de dilution, de submersion, de contamination, d’empoisonnement), auquel il faudrait opposer des barrages, des écluses et des vannes, c’est qu’elle est à la base d’une opération de construction de la menace. Elle permet d’une part d’échapper à l’évocation des causes réelles des migrations et des ressources qu’elles représentent. Elle fournit d’autre part une grille de détection et de traitement de la menace et une justification aux dénis de citoyenneté et d’humanité. L’association avec un élément non-humain permet le recours à l’exception, l’épuration et la destruction dans les tuyauteries des dispositifs.
Pourtant, comme pour tout processus métaphorique, a fortiori global, l’association actuelle des migrations avec l’élément liquide peut être retournée, indigénisée et subvertie de l’intérieur et fournir les armes d’un contre-discours produit, cette fois, du point de vue des individus et les groupes en mouvement. Les complexes métaphoriques évoluent et les champs lexicaux qu’ils mobilisent se renouvellent et se réorganisent. Leurs courants profonds se déplacent, eux aussi. Le rapprochement et l’articulation entre les nouvelles thématiques connexes aux migrations, par exemple la géopolitique de l’eau, la globalisation des flux numériques, le commerce mondial, alimenteront à n’en pas douter le réservoir de récits à métaphoriser des migrations et les possibilités de retournement positif de la métaphore liquide à laquelle elles sont associées. L’autonomie et la subjectivité des migrations fournissent certes une fluidité dont est friand le capitalisme contemporain, mais elles constituent aussi l’avant-garde d’une humanité en exode et l’arme fatale de la liquidation des institutions de la modernité.
1 Marc Bernardot est directeur de la publication des éditions Terra-Humanités numériques. Il a récemment publié sur ce sujet Captures 2015, Terra-Hn éditions, texte intégral en accès libre www.reseau-terra.eu/article1263.html (2012).
2 Bachelard G., L’eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière, Paris, J. Corti, 1942 ; Corbin A., Le ciel et la mer, Paris, Flammarion, 2005.
3 Camporesi P., La sève de la vie, Paris, Le Promeneur, 1990 ; Derrida J., La dissémination, Paris, Le Seuil, 1972.
4 Bauman Z., Le présent liquide, Paris, Seuil, 2007.
5 Bernardot M., Théorie de la liquidation, Marseille, Éditions Terra-Hn, 2016 (à paraître).
6 Coates P., American Perceptions of Immigrants and Invasive Species. Strangers on the Land, Berkeley, University of California Press, 2006 ; Creswell T., « Weeds, plagues and bodily secretions : a geographical interpretation of metaphors of displacement », Annals of the Association of American Geographers, 1997, 87.2, 300-345.
7 Le Bras H., Le sol et le sang, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1994.
8 Papadopoulos D., Stephenson N., Tsianos V., Escape Routes : Control and Subversion in the Twenty-first Century, Londres, Pluto Press, 2008 ; Razac O., « La gestion de la perméabilité », L’Espace Politique. Revue en ligne de géographie politique et de géopolitique, 2013 https://espacepolitique.revues.org/2711?lang=fr
9 Bernardot M., Captures, Marseille, Editions Terra-Hn, 2015, www.reseau-terra.eu/article1263.html (2012).
10 Brossat A., Autochtone imaginaire, étranger imaginé : Retours sur la xénophobie ambiante, Bruxelles, Éditions du souffle, 2013.
11 Charteris-Black J., 2006, « Britain as a container : immigration metaphors in the 2005 election campaign », Discourse and Society, 17.5, 563-581 ; O’Brien G.V., 2003, « Indigestible Food, Conquering Hordes, and Waste Materials : Metaphors of Immigrants and the Early Immigration Restriction Debate in the United States », Metaphor & Symbol, 18.1, 33–47.
12 Le Mentec K., 2010, « Le projet des Trois Gorges: faire parler les héros et les dieux », Études chinoises : bulletin de l’Association française d’études chinoises, 29, p. 259-270.
13 Pillant L. & Tassin L., 2015, « Lesbos, l’île aux grillages. Migrations et enfermement à la frontière gréco-turque », Cultures & Conflits, 99.100, 25-55.
14 Urry J., Offshoring, New-York, John Wiley & Sons, 2014.
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