Nécessités et limites des indignations

Ethnographie de l’acampada

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La politisation à marche forcée de la génération perdue

« Dormíamos, despertamos »
(« Nous dormions, nous nous sommes réveillés »)

Le dimanche 15 mai 2011 une manifestation convoquée par Internet avec les slogans « Prends la rue ! » et « Nous ne sommes pas des marchandises aux mains des politiciens et des banquiers ! » a rassemblé contre toute prévision des millions d’Espagnols, notamment des jeunes touchés par la crise économique de 2008. Le lendemain, à Murcie, comme ailleurs dans le pays, une trentaine de personnes, qui avaient appris via Tweeter et Facebook que des manifestants, la veille, avaient été expulsés par la police à la Puerta del Sol de Madrid, se sont retrouvées sur la place de la Mairie et ont décidé de dormir sur place. Le jour d’après, on en comptait le double, le jour suivant le triple, le rassemblement débouchant sur la constitution d’une acampada (campement) où l’on débattait sur la crise et sur les actions à entreprendre pour « changer le monde ». Une sorte d’agora en plein air a ainsi été constituée, se voulant le laboratoire d’une société autogérée et participative pensée comme le premier pas vers la sortie du « néolibéralisme ». Cet événement imprévu a participé largement à la prise de conscience de la part des Espagnols que leurs récentes richesses et leur liberté étaient en réalité bâties sur des ciments moins stables. Les défaillances de l’économie espagnole sont devenues d’un coup visibles pour l’ensemble de la société : spécialement la dépendance vis-à-vis des secteurs du tourisme et du bâtiment, tous deux financés par un système bancaire dépendant de collusions avec les partis politiques gouvernant les communautés autonomes. De même, la démocratie, autrefois célébrée comme une fin en soi, peine de manière flagrante à se légitimer auprès de citoyens de plus en plus mécontents et incrédules face à la corruption et la passivité des professionnels de la politique.

Pendant les deux mois de vie des acampadas, les Indignés ont tenté de bâtir de nouvelles structures organisationnelles horizontales et des répertoires d’action créatifs destinés à inscrire dans la durée leur protestation. Cette mobilisation qui a été rapidement baptisée par la presse « mouvement 15M » ou « mouvement des Indignés », a donné lieu à la publication de nombreux livres et films qui tentent de rendre compte de son fonctionnement et de ses effets sur la démocratie. Cet article a en revanche vocation à explorer un aspect souvent négligé, qui n’est autre que le ressenti subjectif des acteurs ayant participé aux acampadas. En effet, cette mobilisation si atypique, en marge des partis et des syndicats, a supposé une politisation accélérée pour une génération née sous la démocratie mais qui était jusqu’à présent profondément apathique politiquement. Il s’agit donc ici de restituer quelques éléments d’analyse sociologique tirés de l’observation participante que j’ai réalisée dans l’acampada de la ville de Murcie.

Il faut commencer par rappeler que l’apparition des acampadas a été largement le résultat du pur hasard, bien que des facteurs préalables aient favorisé l’éclosion de ce mode d’action politique qui a surpris le monde entier. En premier lieu, nous connaissons tous les effets de la crise économique, notamment le chômage, qui a touché spécialement les jeunes, diplômés ou pas, dépendants pour la plus part de la solidarité familiale. Leur mécontentement et leur volonté leur ont permis de s’organiser collectivement. En outre, nous ne pouvons pas comprendre la genèse de cette mobilisation sans tenir compte du rôle joué par ce que M. Castells appelle « l’auto-communication des masses ». Il faut noter que les manifestations du 15 mai 2011 ont été convoquées exclusivement par Internet, à travers des blogs créés par la « plateforme de mobilisation citoyenne » Démocratie Réelle Maintenant. Néanmoins, cette convocation a dépassé les expectatives de ses initiateurs et a été appropriée par des milliers d’individus qui ont fait circuler l’information à travers des réseaux sociaux, amplifiant ainsi de manière exponentielle, à l’image d’un virus, le nombre de ses destinataires. Il faut reconnaître que nous prêtons souvent de manière hâtive aux nouvelles technologies de l’information des capacités « démocratisantes » non avérées dans les faits. Celles-ci ont cependant l’avantage de permettre le lancement de mobilisations ponctuelles dans des délais très courts, impensables il y a quelques années, et en marge des médias traditionnels. Le dernier facteur qui explique les naissances des acampadas est d’ordre cognitif. Les révolutions arabes, spécialement l’occupation de la place Tahir – qui est devenu avec l’Islande le symbole par excellence des Indignés – ont été relayées largement par les médias les mois antérieurs. Ces images ont provoqué un déclic dans l’esprit de beaucoup d’Espagnols qui ont compris que la possibilité de faire tomber pacifiquement un gouvernement n’était plus une utopie. La stratégie était simple : l’occupation physique de la voie publique afin d’occuper symboliquement l’espace public.

Dans les acampadas, des assemblées se tenaient chaque soir dans lesquelles les différents groupes de travail thématiques – les groupes de travail logistique et action ont été les premiers à surgir, accompagnés plus tard du groupe autogestion chargé de promouvoir les assemblées de quartier et de village – présentaient leur travail et leurs propositions d’action. Néanmoins, l’aspect le plus intéressant de ces assemblées était ce que nous avons appelé le « micro-ouvert » dans lequel, après avoir abordé les points de l’ordre du jour, on invitait qui le voulait à prendre la parole. De nombreux citoyens ont partagé leurs réflexions et leurs expériences de la crise, provoquant ainsi une prise de conscience et le développement d’un sentiment d’appartenance à la communauté des affectés et des victimes d’une crise qu’ils n’avaient pas provoquée. En effet, de nombreux intervenants commençaient leurs propos en affirmant que c’était la première fois qu’ils prenaient la parole en public et que jusqu’à présent ils se sentaient seuls. Cette désinhibition collective à l’œuvre dans un pays faiblement politisé comme l’Espagne ne peut pas être comprise sans la compréhension du rôle joué par les émotions, et a permis aux campeurs de passer de l’indignation à l’espoir. Face à ces récits, beaucoup des participants pleuraient et se serraient dans les bras les uns les autres, forts de la certitude de vivre un moment historique, voire une révolution, comme le laissaient entendre l’hymne souvent entonné « Cela commence maintenant » ou la pancarte qui dominait la place « J’ai attendu ça toute ma vie ». Un phénomène qui peut surprendre en France, pays habitué à des modes d’action politique profondément routiniers et sectorisés.

Il faut noter également que les jeunes indignés vivaient 24 heures sur 24 dans l’acampada, oubliant parfois l’existence d’une société à l’extérieur, ce qui a favorisé la constitution d’intenses liens de sociabilité entre des personnes qui ne se connaissaient pas auparavant et qui procédaient d’univers sociaux isolés les uns par rapport aux autres. L’anecdote suivante permet d’illustrer ce phénomène. Dans les premiers jours de l’acampada, remplie par des milliers de personnes, des groupes de travail ou commissions ont tenté de se mettre en place. Celle des juristes, dont je faisais partie, était l’une des plus sollicitées, car nous n’avions pas la certitude que le rassemblement était légal et que les forces de l’ordre n’allaient pas nous expulser. En effet, la décision prise par les autorités d’interdire les manifestations la veille des élections locales qui ont eu lieu le week end suivant le 15 mai a entraîné un acte massif sans précédent de désobéissance civile. Au cours de la réunion, j’ai pu assisté à un dialogue entre une jeune femme punk, accompagnée de son chien, et un avocat cinquantenaire issu du syndicalisme ouvrier de l’époque de la transition. Malgré les quiproquos initiaux, l’avocat en question a fini par apprendre de la bouche de la « punk à chien » une technique juridique, utilisée fréquemment dans les squats autogérés, qui consistait à diluer l’éventuelle responsabilité civile d’une expulsion policière par la signature massive de demandes d’autorisation adressées à la préfecture. On l’aura compris : ce dialogue aurait été impossible quelques jours auparavant.

Ces interactions, a priori improbables, sont devenues monnaie courante à l’acampada et ont représenté une expérience d’apprentissage de répertoires d’action : par exemple le blocage des expulsions de logement au profit des banques par les modérateurs et rapporteurs des assemblées inconnus pour la plupart des jeunes campeurs, qui étaient pourtant habitués à passer du temps libre dans la rue. Dans ce sens, plusieurs étudiants m’ont avoué parallèlement avoir appris plus en une ou deux semaines passées à l’acampada qu’en un ou deux ans à l’université. On peut restituer ci-après trois profils idéal-typiques des Indignés qui permettent de mieux rendre compte de ces échanges. Nous trouvons premièrement les personnes qui ont un capital militant en raison de leur participation dans des organisations alter-mondialistes – comme ATTAC, le syndicat anarchiste CNT ou Izquierda Unida – et habituées à gérer des questions pratiques comme les autorisations préfectorales ou les relations avec la police et surtout habituées à la prise de parole en public. Nous avons aussi le profil « punk à chien » ou « hippie » : des individus peu intéressés par la vie politique traditionnelle mais ayant de l’expérience dans l’autogestion, soit dans des squats – les « casas okupas » de Catalogne notamment – soit dans des communautés respectueuses de l’environnement à la campagne dans le Sud de la péninsule. Puis on trouve le profil majoritaire qui n’est autre que celui des jeunes étudiants ou diplômés sans aucune expérience militante antérieure ou presque – les mobilisations contre la guerre en Irak représentent souvent leur première participation à une manifestation – mais ayant un savoir-faire technique qu’ils veulent mettre à profit pour « faire la révolution ». On trouve parmi eux par exemple des informaticiens, des journalistes au chômage, des juristes etc. qui se sont regroupés dans les groupes de travail thématiques. Ils avouaient alors que participer au « 15M » était la seule voie qui leur était offerte pour mettre en application leurs connaissances, étant donné l’impossibilité de trouver un emploi dans leur domaine d’expertise.