Hors-champ 48.

La dette, la vie et la mauvaise économie

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Éloge intempestif de la dette« [… – Car on doit souhaiter selon toute justice
Que le plus coupable périsse.
On n’osa trop approfondir
Du Tigre, ni de l’Ours, ni des autres puissances
Les moins pardonnables offenses.
Tous les gens querelleurs,
jusqu’aux simples Mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L’Âne vint à son tour, et dit : J’ai souvenance… […
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de Cour vous rendront blanc ou noir. »
La Fontaine, « Les animaux malades de la peste », Fables, Livre VII, 1

Des avantages pour les dettes d’être très grosses

« Vous devez dix mille livres, vous avez un problème avec votre banque, vous devez dix millions de livres, c’est la banque qui a un problème avec vous ». Cette jolie règle de Keynes est universelle. Elle s’appliquait alors à la dette allemande issue du traité de Versailles (les réparations), cette dette allemande qui empoisonna les relations internationales de 1922 à la seconde guerre mondiale, sa fille directe. Plus la dette est grande, moins on a de probabilité d’avoir à la rembourser intégralement. Aujourd’hui on a traduit le constat keynésien par l’adage too big to fail (trop gros pour faire banqueroute) à propos des très grandes banques après l’expérience cuisante de la faillite de Lehmann Brother en 2008. L’impunité que confère cette règle qui n’est pas loin du quia nominor leo (parce que c’est moi le lion qui dicte la loi), les économistes avec leur ridicule habituel, l’appellent « l’aléa moral » car nommer un chat, un chat, leur est chose impossible. Ils préfèrent dire que l’échec piteux de la régulation financière vient de ce mauvais signal envoyé au marché (c’est-à-dire aux salles de marchés des banques qui réalisent en général plus de la moitié des profits des établissements financiers).

Prendre des risques démesurés ne sert pas seulement à toucher sans peine (avec force adrénaline et lignes de cocaïne toutefois) ce que rapporterait sur dix ans un misérable profit industriel gagné sur la sueur de milliers d’ouvriers. La spéculation n’est pas seulement cette vérité de La Palisse qu’ont découverte quelques candidats au prix Nobel, la cupidité maladive (the greed) mais aussi une tactique du débiteur réel ou possible pour faire croître sa dette à un niveau tel qu’elle devient sa meilleure protection. Voilà qui est dégoûtant et profondément immoral disent les « belles âmes ». C’est bien l’absence de scrupule de ces 1% face aux 99 % de justes. On connaît la suite : « à la lanterne, à la lanterne !!! ». Mais on peut se poser la question : s’il s’agit seulement de mettre au pas 1% de la population comment cela n’a-t-il pas déjà été fait ?

Mais cette « immoralité » de circonstance, est pratiquée par tous. Des souris au lion. Des Madoff condamnés aux innombrables délinquants en col blanc impunis, jusqu’aux pauvres Américains présentant un risque élevé d’insolvabilité qui ont contracté des emprunts hypothécaires à taux variable. Cette cuisine de l’endettement s’est opérée car cela arrangeait Alan Greenspan d’augmenter le nombre de propriétaires pour conforter le soutien à l’idéologie de marché (il l’a dit noir sur blanc), parce que cela arrangeait les rentiers du marché de l’immobilier, l’industrie du bâtiment, mais aussi et c’est ce que l’on oublie allègrement en ces temps de « haro sur la dettes et sur les débiteurs », parce qu’un nombre respectable de ménages américains au revenu modeste ou instable pouvaient enfin accéder à un logement, ne pas revivre le cauchemar des saisies expulsions pour dette. Bref, avoir non plus la « poule au pot » de ce bon Henri IV, mais le « home sweet home » du rêve américain.

En France où l’épargne des livrets A des Caisses d’Épargne gérées par la Caisse des Dépôts et Consignations ouvre des droits à des prêts à taux bonifiés (moins chers que le marché) pour l’accès à la propriété, et où le secteur HLM représente 43 % du marché locatif total qui lui-même ne représente que 43 % des résidences principales (soit 19 %), il n’y a pas eu de crise des emprunts hypothécaires. Les banques françaises ne prêtant qu’aux riches et aux solvables, en dessous de l’équivalent de deux Smic de revenu, il est difficile d’accéder à la propriété en régions et quasiment impossible à Paris. Le marché des pauvres est pourtant juteux, il permet de pratiquer des taux d’intérêt parfaitement usuraires, comme le montrent tous les jours les cartes de crédit revolving (en général du 17,5 % par an). Et si nos banques, fleuron de l’économie française avec la grande distribution, prêtent peu aux pauvres et aux jeunes générations, sauf avec la garantie patrimoniale des parents, elles se sont rattrapées, rassurez-vous, en prêtant largement aux États qui soutenaient la consommation des ménages donc la croissance allemande par les importations des pays classés triple A. À quels États les banques françaises, allemandes, hollandaises, anglaises ont-elles prêté ? À la Grèce par exemple, au Portugal, à l’Espagne pour les premières, à l’Europe de l’Est, à l’Irlande pour les secondes. Tandis que les banques islandaises et le fond souverain norvégien plaçaient les économies de leurs déposants dans ce grand caravansérail de la finance. L’interdépendance des uns par rapport aux autres est si forte désormais qu’on peut se demander si revenir à la bonne vieille séparation des banques de dépôts (censées appartenir à l’économie dite réelle) et des banques d’affaires (censées appartenir au monde virtuel de l’illusion spéculative) ne relève pas du même type de vœu pieux que celui qui prétendait, après 2008, séparer l’économie réelle de la finance.

L’emprunt, le prêt et la dette financière sont devenus universels. Et pas seulement du côté des très riches. Dans le cas américain par exemple, l’important est que les pauvres ont pris au mot le « enrichissez-vous » des Guizot locaux (Greenspan, Reagan, Bush, Clinton) créant un extraordinaire capharnaùm dans le dispositif de produits dérivés construit sur les crédits hypothécaires (on appelle cela des produits structurés). Dans un pays où 67 % des citoyens possédaient des actifs financiers sur leur compte bancaire, tout se passe comme si les pauvres avaient eux aussi appliqué cette fameuse règle ; quitte à être endettés autant l’être beaucoup et si l’on est nombreux (la version des multitudes du too big to fail) on s’en sortira mieux. Illustration : pour l’année 2011, le taux de saisie de biens immobiliers pour défaut de remboursement de prêt hypothécaire oscillait entre 3,7 % et 6% aux États-Unis [[www.realtytrac.com /content /foreclosure-market-report /july-2011-realtytrac-us-foreclosure-market-report-6755 Retour->www.realtytrac.com /content /foreclosure-market-report /july-2011-realtytrac-us-foreclosure-market-report-6755. La Californie, le Nevada, l’Arizona, l’Illinois, le Michigan, la Floride, la Géorgie et la Caroline du Sud étaient les plus touchés et ces saisies étaient assez bien corrélées avec la perte d’emploi. L’année 2012 ne devrait pas être meilleure. Sur les quatre années écoulées depuis la crise des subprimes, c’est un total entre 25 % et 15 % des biens acquis qui ont été saisis. Le nombre de ceux qui ont dû vendre est certainement supérieur, mais ceux là au moins n’ont pas tout perdu. Ainsi sur les douze millions de crédits hypothécaires en cours en 2007, dont quatre correspondant à des subprimes ou devenus des subprimes, cela représente tout de même plus de la moitié des emprunteurs débiteurs qui ont sauvé les meubles. Le gouvernement fédéral, les autorités locales sont au reste plus intervenus sur les cas des plus pauvres que sur les classes moyennes du bas de l’échelle.

On remarquera que les défauts de remboursement des emprunts des ménages n’ont rien de l’apocalypse décrite par les nouveaux croisés contre l’endettement. Le taux ordinaire et chronique de défaut se situe en général autour de 2 à 3,5 %. La crise des subprimes l’a fait monter à 6,5% (parfois il a atteint les 9,5 %). La crise est arrivée par les pauvres endettés, mais il s’agit plus d’un canal de diffusion que d’une cause. Le véritable déflagrateur de la crise a été le système des dérivés et des multiples contrats d’assurance collatéraux (les CDS) qui ont été mis à toutes les sauces.

Il y a bien une pratique prolétaire de la dette et des usages multiples de l’endettement. Nous y reviendrons dans le numéro 49 de la revue Multitudes ce printemps.

Pourtant cette réalité est joyeusement passée sous silence ou méconnue par les nouveaux croisés contre la dette. L’accession à la propriété constitue un gros enjeu. 95 % du patrimoine non financier des ménages en France est consacré à l’acquisition d’un logement et 57 % des français sont propriétaires de leur résidence principale.

Les Allemands sont eux majoritairement locataires de leur logement. Le taux de propriétaires de leur résidence principale n’est que de 42 %[[www.anil.org /fileadmin /ANIL /publications /Etudes /8464.pdf Retour->www.anil.org /fileadmin /ANIL /publications /Etudes /8464.pdf. Ils possèdent un parc de logement social aussi consistant que le nôtre puisque les bailleurs institutionnels représentent 24% du parc et leur marché de l’immobilier est nettement moins spéculatif que le nôtre. Il est donc faux de prétendre que l’existence d’un parc locatif social entrave le fonctionnement d’un marché du logement privé. Mais il est probable qu’il freine la solution de l’accession à la propriété qui est une forme de déprolétarisation et d’assurance contre la précarité.

Les animaux malades de la dette

Depuis le Rapport Pebereau (Des finances publiques au service de notre avenir)[[14 décembre 2005, [www.minefi.gouv.fr /notes_ bleues /nbb /nbb301 /pebereau.pdf Retour->www.minefi.gouv.fr /notes_ bleues /nbb /nbb301 /pebereau.pdf, il n’est de chroniqueur de la presse dite sérieuse qui n’étale à longueur de colonnes un cours d’économie pour les ânes endettés du peuple : crise des emprunts hypothécaires américains pour hors d’œuvre, leçons d’austérité à tout bout de champ et de chandelles promises en cas d’arrêt du nucléaire, crise grecque et crise de la zone euro pour dessert. Nicolas Baverez dans les colonnes du Monde, resté quelque temps sans voix après avoir approuvé le sauvetage de la finance de marché, a repris sa médecine favorite pour la croissance, à la Molière : primo saignare, deinde purgare debitum, postea clysterium donare ad servicium publicum. Tous ces docteurs Diafoirus se sont changés, en ces temps d’austérité, en Tartuffe : « Angela serrez ma dette avec ma discipline ». Il n’est jusqu’au propriétaire et éditorialiste du Figaro qui ne se soit essayé à administrer avec le plus grand sérieux à ses lecteurs des conseils de gestion de bon père de famille !!!

Gageons que la perte du triple A ne va pas changer le cours des actions de la dette, dans un pays où les rentiers sont érigés en gardiens du patrimoine. La présidentielle non plus. Chacun des candidats à la présidence de la République est venu faire allégeance de rigueur devant la déesse dette : Hollande, Eva Joly, Marine Le Pen, Bayrou et évidemment le grand maître des dettes et la « pompe à phynances » depuis 5 ans. Juré, promis sur les autels de la déesse insatiable. On va la respecter, et la réduire, on vous jure pour mieux pouvoir avoir recours à elle. Retrouver l’équilibre budgétaire en 2015, sans monter les impôts en période de croissance insignifiante ? Mais puisqu’on vous le dit ! Avec 3% de croissance, c’est comme si c’était déjà fait, foi de Troyes, jure notre grand argentier ! 60 000 créations de postes dans l’éducation nationale, à budget constant et sans aller recuire des emplois ailleurs dans l’État, opine notre sympathique Hollande, qui pourtant a juré la rigueur, sans la sueur et les larmes, dieu merci ! Réduire la dette par une saine gestion, par de la croissance, si l’on est centriste dans la recherche de la juste voie. Par une autre croissance si on est écologiste quand le nucléaire et notre industrie automobile sont notre sidérurgie des années 1970 ? Par les emplois verts, vous dis-je ! Mais les industries écologiques comme Photowatt, fabriquant de panneaux photovoltaïques, sont en dépôt de bilan ? L’énergie éolienne grâce à notre sublime politique industrielle, n’est pas en meilleur état ? Que nenni, on y pourvoira !

Il est vrai que « les promesses électorales n’engagent que ceux qui les croient, pas ceux qui les profèrent », comme disait Charles Pasqua pour une fois puissamment inspiré. Car il y a toujours l’imprévu, la crise, une crise énorme, gargantuesque, pour justifier les palinodies. Après tout, relisons les « animaux malades de la peste » de ce bon La Fontaine. La peste est ici la dette. « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés », y compris la lionne Merkel qui confessa quelques folies. On ne dit rien évidemment du tigre américain qui vivait sur le dos de tout le troupeau depuis belle lurette. De l’ours chinois, pas question. Il avait déjà dissuadé jusqu’au tigre de montrer les crocs. Le léopard anglais, qui ne mangeait que du pâté d’Eton, défendait vertement sa cité, ses prébendes aussi intangibles que le drapeau de l’Union Jack sur le rocher des singes de Gibraltar. À l’entendre on allait bientôt manquer de thé dans les chaumières britanniques. Sarkogoupil eut tôt fait d’excuser les peccadilles nordiques carnassières. Les loups suisse, danois, luxembourgeois, norvégien firent l’apologie de la clarté protestante sur les chambres de compensations financières, sur les fonds souverains, sur les produits dérivés pour faire sévèrement la morale aux pigs du Club Med assis et chorus sur l’âne grec, qui avait tondu l’herbe des dépenses publiques et mangé du picotin des banques françaises ; comme le veau irlandais avait gouté de la luzerne des banques hollandaises et anglaises. Sa peccadille fut jugée un cas pendable/Manger l’herbe d’autrui ! quel crime abominable !

Comme ce bon La Fontaine, déduisons justement que le jugement de dette (son étendue permise, son taux, sa durée, ses moratoires, ses remises) varie selon que vous êtes puissant ou misérable.

Dans les chaumières aussi la dette devient – la peste, quel gâchis !

Que François Bayrou s’attaque gravement à la dette et joigne son inimitable « bon sens » au chœur consensuel des vitupérateurs de la dépense publique, du trop de fonctionnaires, du trop d’intermittents du spectacle, rien d’étonnant. La nouveauté cependant, en ces temps horrifiques, c’est que la condamnation de la dette en général ne vienne plus seulement de la Cour et de sa faune, mais des chaumières. Quelques sociologues, économistes, philosophes, historiens qui avaient appris à louer le « rude bon sens païen de l’égoïsme ouvrier », « l’articulation ouvrière ou prolétaire du capital » (Mario Tronti), partant celle des diverses formes de dette et de crédit et de la crise de l’euro, une lecture marxienne de la spéculation financière (S. Bologna), l’autonomie des besoins et l’autovalorisation (A. Negri), de vieux amis somme toute, se sont mis récemment à vaticiner purement et simplement contre l’argent as such, contre la dette qui remplacerait les droits ou à lancer des appels incandescents contre le « finazism [[Voir par exemple F. Berardi & Geert Lovink, A call to the Army of Love and to the Army of Software reproduit dans le courriel A call du 12 octobre 2011 21:20:15 ; et le site du SCEPSI (European School of Social Imagination) ; sur la centralité de la dette présentée comme l’arme absolue d’un néolibéralisme triomphant, voir le dernier livre de Maurizio Lazzarato La Fabrique de l’homme endetté. Essai sur la condition néolibérale, Éditions Amsterdam, 2011. ». Occupy Wall Street, les Indignés espagnols se trouvent réduits à l’expression d’une radicalité en soi sans contenu que nous discuterons pas ici.

Ce qui nous intéresse, c’est la position qui prend corps sur la finance, le crédit et la dette. La vérité bien connue des engagés des plantations sucrières des Antilles coloniales, des trappeurs aux Amériques, des collecteurs de suc d’hévéa en Amazonie, que le crédit au comptoir d’approvisionnement, se change en dette, et que moins on est capable de la rembourser, plus on est ferré dans la subordination envers son employeur, cette vérité vaut toujours et se trouve bien recréée par le néolibéralisme. Faut-il en déduire que la dette est la servitude ? Que le droit est remplacé par le droit à s’endetter, nouvelle forme de servitude volontaire ? Que l’ensemble du crédit a été privatisé quand nous venons d’assister pourtant au plus gigantesque transfert de la dette privée d’abord sur les États, ensuite vers les nouveaux fermiers généraux de la finance et enfin par un éventail de mesures qui vont de la restructuration de la dette grecque (ce qui veut dire en bon français un abandon de 60%, sans doute plus, du principal de la dette) à un défaut retentissant ? Dans ce cas il ne resterait plus qu’à « cultiver son jardin » comme Candide et emmener paître ses moutons à condition de pas avoir contracté des emprunts auprès du Crédit Agricole, ce qui est rare, fût-ce au fin fond de l’Ardèche.

Pourquoi nos nouveaux convertis de la détestation de la dette, la « grande armée des amants », joignent-ils leur voix au chœur détestable des fauves de la cour évoqués plus haut? Ils donnent l’impression que tout débiteur est asservi, que les créanciers sont rois, que le salaire ou les espèces sonnantes distribuées finissent toujours en contrôle. Finalement leur morale n’est pas loin de celle de Balzac. Mais les débiteurs et salariés n’ont-ils pas de tout temps écrit une autre histoire ? Celle qui consiste à prendre l’argent et à refuser le contrôle ? À prendre l’argent des prêts qui libèrent et à ne pas payer les liens asservissants ? Tout le raffinement économique de l’information asymétrique, les ruses des banquiers pour déceler à l’avance les mauvais payeurs ou débiteurs ne témoignent-ils pas de cette réalité ?

Ne voient-ils pas aujourd’hui que ce néolibéralisme qu’ils donnent pour triomphant sur toute la ligne est au bout du rouleau ? Qu’il ne peut plus maintenir l’intelligence collective dans le carcan salarial qu’en précarisant l’emploi ou en multipliant les formes de dettes (dont celle des droits à emprunter pour ses études, pour se faire soigner) toujours dans un seul but, pour tenter de fixer le travail et contrôler la laboriosité générale ? À quoi cela a-t-il servi de critiquer sans relâche l’école de Francfort pour sa vision unilatérale et hégémonique de la domination capitaliste et de sa capacité de contrôle en particulier dans les média, si c’est pour répéter dans le domaine économique et sur la dette la même erreur qu’Adorno. Oui, on peut emprunter après les subprimes ! Oui il faut se battre pour élargir les droits du petit débiteur. Par exemple avoir la peau de la règle infernale qui fait qu’un bien bénéficiant d’un crédit hypothécaire demeure la propriété de la banque jusqu’au paiement de la dernière traite. Oui il faut revenir à la règle du remboursement du capital d’abord et des intérêts ensuite.

On peut douter qu’un certain style catastro-phiste en politique sur des bases aussi restreintes que celles de l’annonce parousique de l’agonie du capitalisme, contribue à ces processus de subjectivation des classes productives, ce Saint Graal que beaucoup recherchent à juste titre.

À tous les grincheux de la dette, moralistes et désespérés qui appellent à la révolte sur un fond de sentiment de défaite, on se sent furieusement envie de répondre par le magnifique éloge de la dette et de la vie au Tiers Livre de Rabelais « Comment Panurge loue les débiteurs et emprunteurs[[Rabelais, Tiers Livre, chap. III, IV et V, par exemple, éditions Burgaud Des Marets & E.J.B Rathery, Firmin-Di-dot et Cie, Paris, tome I, p. 451-464. » : « Mais, demanda Pantagruel, quand serez-vous hors de dettes ? -Aux calendes grecques, répondit Panurge. Lors que tout le monde sera content et que vous serez héritier de vous-mêmes. Dieu me garde d’en être hors. Qui au soir ne laisse levain, ne fera au matin lever paste. Devez-vous toujours à quelqu’un ? Par iceluy (ce dernier) sera continuellement prié Dieu de vous donner bonne, longue et heureuse vie : craignant sa dette perdre, toujours bien de vous dira en toutes compagnies, toujours nouveaux créditeurs vous acquestera, afin que par eux vous fassiez versure[[Payer un créancier en s’en créant un nouveau, bref se refinancer.. »

Cette pratique de la dette est très ancienne. Elle explique que deux ans après le moratoire total des dettes des paysans indiens après l’indépendance, voulu par Ghandi, le niveau d’endettement était revenu à ce qu’il était. « Il n’y aura plus de dette lorsque tout le monde sera content et que vous serez héritier », dit Panurge. Autant dire avec un revenu d’existence pour commencer et avec la libération totale de l’humanité ensuite. Sagesse donc de vivre avec la dette, de la pratiquer si besoin est, de l’apprivoiser, de berner les parasites qui s’incrustent sur ce formidable corps de vie qui se bat pour élargir le futur. Les pratiques de la dette vivable et des liens qui libèrent recèlent des trésors à redécouvrir. Ces pratiques comprennent les monnaies alternatives, les systèmes d’échanges locaux, mais aussi la transformation de la contrainte salariale par le revenu d’existence et de nouveaux droits d’accès et d’usage des biens communs. Avec l’encastrement des dettes et créances que nous reconnaissons dans les sphères économique et symbolique actuelles par la nouvelle dette écologique dont le règlement ne saurait être différé nous entrons dans une autre série de pratiques et de valeurs balbutiantes qui touchent au gouvernement des externalités.

Les limites actuelles et les conventions d’emprunt se trouvent modifiées radicalement pour deux raisons : la première est que la légitimité d’un recouvrement des dettes et des échanges qui augmentent la dette écologique (autrement dit qui consomment les ressources naturelles renouvelables plus vite que l’écosystème ne les reconstituent) se trouve intégralement remise en question. Pour payer la dette écologique, il faudra sans doute faire des banqueroutes retentissantes sur les dettes contractées par l’âge du capitalisme industriel. La deuxième raison est que la dette en question est asymétrique. Asymétrique du fait de l’impossible monétisation de la dette contractée au-delà des marges de reconstitution des écosystèmes. Asymétrique également du fait que bien que la dette écologique existe, le créancier capable de constituer la créance n’est pas représenté à l’heure actuelle et donc pas en mesure d’exiger un remboursement au reste impossible dès qu’on atteint un certain seuil d’emprunt. Ce sont les débiteurs qui s’autorégulent en personnifiant les sujets subissant des dommages selon des conventions. Le pouvoir symbolique de la dette écologique est déjà bien avancé. Le caractère effectif sur le plan juridique de ce principe est encore balbutiant.

Ni mouton ni dindon de la dette : bonnes dettes, mauvaises dettes

Le problème n’est pas la dette en soi. Un monde sans dette serait sans crédit, sans lien, sans interdépendance. Pire sans futur différent que celui de la répétition radine du présent, sans poussée, sans incrément, sans nature, bref sans vie. La bataille pour la constitution des droits sociaux étendus au droit au logement décrit par Robert Castel et la recherche d’une autonomie vis-à-vis de la sphère marchande par la propriété de son logement ne sont pas exclusives mais additives. Pratiquons la disjonction inclusive.

Vous parlez de la dette symbolique, me dira-t-on ? Celle-là on veut bien l’admettre dans l’économie du don, des obligations sociales, morales. La dette d’argent, celle du marché, elle, est horrible. D’elle vient tout le mal ! Voyez le Marchand de Venise ! Comme l’intérêt, ces enfants non naturels que fait l’argent, prêté sans travail, ce revenu du revenu, qu’un bon capitaliste devrait détester avec les honnêtes travailleurs. Comme ne manquent pas de nous le rappeler tous les thuriféraires de la ré-industrialisation et de l’union sacrée de la production contre la finance. De la main tendue au capitaine d’industrie face à l’horrible financier !

Erreur naïve. Le capitaliste avancerait l’argent des moyens de production et risquerait le salaire avant la réalisation de ses marchandises, prétend-il. En fait c’est du Potlach de la plus value (pas simplement du travail) que le travailleur fait l’avance. Le créancier s’avère le débiteur. L’homme aux écus a besoin du prolétaire, et les directeurs d’usine, les managers sont ses fidèles attributs.

Non, nous ne nous limitons pas à la dette symbolique, fondement du lien et des obligations, nous parlons bien de la dette monétisée. L’argent libère de la dette, un pouvoir libératoire illimité, bien commode parfois (comme lorsque l’esclave rachetait sa liberté, ou que l’opprimé par mille et une convenance sociale peut afficher une liberté royale à l’égard de ce fardeau). Ce mouvement, cette marche vers la liberté est le ressort véritable de la légitimité du marché (pas du capitalisme) et lorsqu’il disparaît le marché ne fonctionne plus. Mais la détermination la plus forte de l’argent entendu comme ce que les économistes nomment la monnaie, c’est le crédit à tous les sens du mot. Ce crédit que l’on consent à quelqu’un ou que l’on obtient, est de part et d’autre un gigantesque emprunt fait sur le futur, un emprunt continuel. De traites tirées sur le futur dont il n’y a pas grand chose comme dépôts en caisse en numéraires (ce sont plutôt des créances donc les dettes d’autres), heureusement sinon la faillite et la banqueroute seraient permanentes, universelles. Le crédit c’est la vie, la confiance en la puissance d’agir et sa poussée continuelle.

La création monétaire est donc un formidable pouvoir, l’essence sans doute du pouvoir comme maîtrise non sur le misérable présent, mais maîtrise anticipée du futur comme un pari. Secret jalousement gardé par le temple de la finance. Le banquier qui prête de l’argent, vous ouvre une ligne de crédit nouvelle et ne se contente pas de répartir autrement les dépôts en argent. Sinon il n’y aurait jamais d’augmentation de la masse monétaire. Le banquier de second rang (la banque bref, d’affaire ou de dépôts cela n’a pas d’importance ici, tant pis pour Monsieur John Vickers
[[Président de la Commission britannique ayant préconisé une séparation entre banques d’affaire et banques de dépôt à l’automne 2011. crée de toutes pièces des moyens de paiement sans avoir la contrepartie intégrale en dépôt. Pouvoir énorme qui repose sur la confiance, confiance qui pour fonctionner doit être accordée des deux côtés. Du côté du public, par le bas, car si tout le monde pense qu’il ne pourra pas payer cash la valeur de ses engagements et se comporte normalement, il y aura une panique pour retirer les dépôts et la banque fera faillite. Par le haut, parce que la banque centrale ou de premier rang est chargée de veiller à ce que les comportements irresponsables mettant en danger le principe de la banque (pas telle ou telle banque) soient éliminés. Cela s’appelle le retrait d’agrément, car prêter de l’argent, faire crédit est une activité très réglementée. Même le crédit entre particuliers l’est aussi, puisque les monnaies locales dès qu’elles atteignent une dimension importante sont réprimées par les banques centrales soucieuses de conserver le double monopole d’État de la validation de la création de crédit (l’émission monétaire et l’agrément bancaire).

La dette et le crédit sont donc largement sous surveillance. Pourquoi ? Parce qu’ils permettent de repousser les limites absurdes et abjectes de l’état présent. Parce qu’ils permettent de donner des moyens à ceux qui n’en n’ont pas. Oui, mais me direz-vous, la contrepartie de ce petit miracle ? À l’enchantement de la dépense, oh Bataille, de l’investissement, oh Start-uppers de tous acabits, o magiciens du Trésor public, ne succède-t-il pas le dégrisement des mensualités, l’angoisse des refinancements, l’indignité de la faillite ? Ne soyons pas les moutons de Panurge, qui nous vantent la dette généralisée tandis que Pantagruel, il est vrai en position du maître, déteste lui les débiteurs comme les emprunteurs. Au Royaume de la satisfaction, au Paradis, ni l’argent, ni le crédit, ni la dette avec ses deux partenaires ne présentent le moindre intérêt (aux deux sens de ce mot).

Pour le débiteur comme pour le créancier tout est dans la qualité de la contrepartie mais aussi dans celle de la convention qui détermine cette contrepartie. Cette qualité s’entend d’abord dans un sens comptable. D’une conception de la comptabilité comme du droit positif. Pourtant la norme comptable est une « création continuée », comme toute forme de droit. Mais aussi à un niveau métacomptable, en amont de ce qui est dans les livres comptables. Pour que la comptabilité forme, formate une opinion convergente sur le futur et sa valeur, il faut des règles existantes mais il faut aussi des règles pour la formation de nouvelles règles rendant obsolètes les règles qui ne correspondent plus à l’évolution de la valeur économique, des connaissances, de l’inclusion croissante des externalités qui ne sont pas monétisées. La finance de marché apparue depuis trente ans a formé de façon d’emblée transnationale des règles dont les agences de notation ne sont que la pointe émergée. On voit bien dans la crise actuelle que les systèmes bancaires nationaux qui voudraient se mettre en position d’une sorte de banque centrale de la finance des salles de marché ont beaucoup de mal à le faire. La question de la taille a été illustrée une première fois quand la livre sterling a été mise KO par Georges Soros, et la crise actuelle de la zone euro, dans une Europe qui n’a pas encore renoncé à un confédéralisme désuet, achève la démonstration.

Le débiteur est le dindon de la farce quand le remboursement l’appauvrit et devient si lourd qu’il ne peut plus faire face. Il perd alors sa puissance d’agir au lieu de l’augmenter. De son côté, s’il tire trop sur la corde, le créancier risque de perdre le capital (ce qui n’est pas grand chose) et les intérêts (ce qui l’est davantage surtout au début du prêt). Les fermiers généraux n’étaient pas dans une situation différente vis-à-vis de leur débiteur majeur, l’État. La finance de marché elle aussi. D’autant que le débiteur reste maître de deux armes majeures : l’inflation qui permet de diminuer la valeur des remboursements et les taux directeurs de la banque centrale qui peuvent aboutir à des taux d’intérêt réels négatifs. Ceux qui se lamentent sur le pouvoir absolu de la finance de marché et sur la nocivité de la dette, oublient une seule chose : l’arbitrage entre dette et créance est une question de pouvoir. Et le pouvoir dépend de la puissance qui elle-même se divise en deux : la puissance de la créance et la puissance de la dette.