Nous avions appris à ne plus croire naïvement à « la métaphysique de la présence » (déconstruite par Derrida). Toute référence à l’« immédiateté » était devenue suspecte, sinon risible. Le numérique ne produisait que de l’« immédiacie », une impression trompeuse d’immersion incroyablement réaliste dans des mondes virtuels. Il générait d’ailleurs, parallèlement, une « hyper-médiacie » (Bolter et Grusin) qui, en multipliant les fenêtres sur nos écrans, nous rappelait que nous sommes toujours à la fois dedans et dehors. Nos subjectivités numériques ne pouvaient échapper à une posture d’incrédulité « méta-réaliste » (Manovich), qui s’adonnait à tout sans se donner vraiment à rien.
Un doute semble toutefois nous traverser avec de plus en plus d’insistance : et si ce rejet hautain de la présence appartenait déjà au passé ? Lorsqu’Isabelle Stengers et Bruno Latour annoncent « l’irruption de Gaïa », lorsque Nathalie Blanc et David Christoffel, Catherine et Raphaël Larrère nous invitent à oser reparler de « la nature », lorsque David Abram analyse comment nous nous sommes assourdis à notre terre, lorsque Frédéric Neyrat décrit celle-ci comme « inconstructible » – tous paraissent nous dire que notre auto-aveuglement à la présence immédiate de la nature est la source des saccages de notre environnement.
De façon bien plus frappante encore, n’est-ce pas la présence physique des réfugiés sur le sol européen qui constitue le « problème » taraudant nos politiciens si misérablement démunis ? Pourquoi donc nos gouvernements font-ils des pieds et des mains pour les renvoyer en Turquie – à distance ? C’est bien leur présence « chez nous » – la présence immédiatement matérielle de leur corps étranger au sein même de notre forteresse – qui paraît irriter et déboussoler si profondément nos conceptions des droits et des devoirs. Ces droits – y compris le droit à un revenu inconditionnel d’existence discuté dans la majeure de ce numéro – ne sont-ils pas précisément calculés en fonction d’« années de présence » sur le territoire national ? Comme le souligne Gaëtane Lamarche-Vadel, cela nous dit quelque chose d’essentiel sur l’importance de cette présence – physique, matérielle, localisée, immédiate.
Davantage qu’à décider (abstraitement) s’il convient ou non de croire aux discours faisant l’éloge de la présence immédiate, cette mineure de Multitudes explorera (concrètement) quelques-unes des complications de la présence en notre début de troisième millénaire. Ce qui caractérise nos formes de présence, c’est en effet principalement leur complication – c’est-à-dire, étymologiquement, le fait qu’elles se constituent de plis et de replis. Cette complication résonne avec la définition proposée par Jussi Parikka faisant des media des appareillages permettant de « plier le temps, l’espace et les agentivités ». Les présences dans notre monde sont faites de plis dont les media sont les principaux opérateurs (plus ou moins distants). Ces migrants dont la présence sur notre territoire paraît tant nous obséder, quand les voyons-nous véritablement en face à face ? N’est-ce pas leur présence médiale qui hante immédiatement nos discours et nos fantasmes ?
Ce sont les complications de ces présences – toujours un peu médiales et pourtant dotées d’une remarquable force d’immédiateté – qu’analysent les articles réunis ici. La commissaire d’exposition Raphaële Jeune discute quelques dispositifs esthétiques jouant de la force de la coprésence physique pour fournir un ancrage à nos dérives numériques. Le philosophe Pietro Montani élabore une techno-esthétique pour comprendre en quoi la médiation des images techniques risque d’appauvrir notre sensibilité – notre aisthesis – envers la contingence des formes présentes dans notre environnement immédiat. La théoricienne des media Anne Zeitz explore les replis inquiétants que la manipulation des drones militaires inscrit dans nos temporalités et nos espaces, nos visibilités et nos vulnérabilités. Masashi Fuchida et Yoshiho Iida présentent le travail du philosophe japonais Hiroki Azuma, qui va chercher dans la socialité numérique de commentaires faits par les internautes sur des politiciens la présence médiale d’une nouvelle forme de « volonté générale 2.0 », démarquée de la présence du peuple à lui-même, jadis théorisée par Rousseau. Enfin, le sociologue ivoirien Jacques Kouamé Konan décrit la façon dont des balayeuses de rue d’Abidjan ont fait de leur présence dans un carrefour urbain, sous la posture de mendiantes, une performance politique visant à leur restituer les droits qui leur avaient été déniés.
À travers ces enquêtes et ces objets d’études parfaitement hétérogènes, ce petit tour du monde (et des disciplines) propose de brefs sondages dans les pliures et les repliages de nos multiples formes de présence à nous-mêmes et aux autres. Dans chaque cas, c’est l’étrangeté des corps qui fait la force de leur présence, même si c’est souvent la médialité de cette présence qui fait leur étrangeté.