96. Multitudes 96. Automne 2024
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Chronique de l’occupation d’une école hypocrite

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Jeudi 2 mai, Sciences Po Paris est évacué. « Vous devez sortir, on ferme le bâtiment », entend-t-on dans les haut-parleurs de l’école. Les cours sont reportés, la bibliothèque universitaire ferme. Depuis quelques semaines, les sciences pistes savent ce que cela veut dire : le bâtiment principal au 27 rue Saint Guillaume est occupé par les étudiants qui protestent pour la cause palestinienne. Les autres fois, nous n’avons pas pu y aller. Cette fois, nous voulons en être. Au lieu de sortir, nous rejoignons les occupants. Dans les couloirs du 27 rue Saint Guillaume, chaque salle de classe est occupée par plusieurs étudiants. Les agents de sécurité, qui arpentent les couloirs, guettent si une salle se vide car les étudiants auraient été appelés ailleurs, puis la ferment définitivement. L’occupation des salles est un grand enjeu : samedi, les partiels commencent. La direction de Sciences Po ne peut pas les organiser sans pouvoir accéder aux salles à l’avance et c’est là le principal levier des étudiants pour négocier.

Une centaine d’étudiant se regroupent dans la cafétaria de l’école, au sous-sol. Dehors, quelques étudiants qui n’ont pas pu rentrer avant la fermeture du bâtiment nous apportent des sacs de couchage et de la nourriture que l’on fait monter avec des cordes par les fenêtres. Lors de l’Assemblée Générale, les étudiants s’organisent : des ateliers anti-répression pour connaître ses droits devant la police, des ateliers affiches, l’écriture d’un communiqué de presse, etc. Les décisions concernant la longueur de l’occupation et la possibilité d’une expulsion par la police sont prises par vote, à main levée ou avec un téléphone qui circule et sur lequel chacun indique sa position. Les prises de parole sont traduites en anglais pour ne pas exclure les étudiants étrangers.

Un décalage entre des étudiants engagés et une direction alignée sur la classe politique dirigeante

Ces étudiants étrangers sont pris pour cible par certains médias qui dénoncent immédiatement l’alliance cauchemardesque entre le wokisme américain et l’islamo-gauchisme à Sciences Po. Le 13 mars, sur Cnews, Chloé Morin, dans une démonstration consternante de racisme, a déclaré : « J’avais rencontré Mathias Vicherat pour enquêter sur le wokisme à Sciences Po. Il y a un problème à Sciences Po, c’est que la moitié des étudiants sont étrangers. » Les détracteurs du mouvement pro-palestinien tentent de discréditer la mobilisation en affirmant qu’elle est le résultat d’une infiltration de l’idéologie woke dangereuse par une minorité d’étudiants étrangers venus corrompre les élites françaises en devenir. Pourtant, les associations étudiantes Students for Justice in Palestine (SJP) et le Comité Palestine de Sciences Po Paris étaient déjà mobilisées bien avant les récits d’occupations des campus des universités américaines. Dès le 14 octobre 2023, sur Instagram, l’association SJP a exigé de la direction de Sciences Po une position claire sur les massacres. Depuis cette date, des manifestations, rassemblements, minutes de silence, conférences, expositions, projections, blocages, die-in et sit-in sont régulièrement organisés. L’occupation de Columbia University à New York n’a eu lieu qu’à la fin avril 2024 ?

Loin d’une épidémie de wokisme, la mobilisation des étudiants de Sciences Po s’explique largement par une défiance à l’égard de la droite néolibérale. Dans leur étude Une jeunesse engagée ; enquête sur les étudiants de Sciences Po 2002-2022, les chercheurs Anne Muxel et Martial Foucault expliquent, en chiffres, le positionnement politique des étudiants. En 2002, 57 % des étudiants de Sciences Po se déclaraient à gauche, contre 71 % en 2022, une nette progression. En comparaison, 41 % des jeunes Français âgés de 18 à 26 ans se positionnent à gauche1. Les étudiants de Sciences Po sont non seulement plus nombreux à se déclarer à gauche, mais ils se déclarent aussi plus à gauche qu’il y a vingt ans. Alors qu’en 2002, la gauche socialiste jospiniste dominait, aujourd’hui, c’est la gauche de la France Insoumise et de Jean-Luc Mélenchon qui est majoritairement soutenue à Sciences Po2. Cette dernière se démarque notamment dans les prises de position claires sur la question palestinienne : fin de l’occupation et du blocus de la bande de Gaza, démantèlement des colonies, mise en œuvre du droit du peuple palestinien à disposer de lui-même, condamnation des attaques israéliennes, cessez-le-feu, etc. De plus, selon l’étude, plus de la moitié des étudiants de Sciences Po interrogés en 2022 montrent une forte prédisposition à participer à des « actions non conventionnelles3 », telles que les blocus et occupations. Dès lors, il n’est pas surprenant que la mobilisation pour la Palestine ait pris une ampleur significative à Sciences Po. Les élites politiques et leurs médias ont-ils été mécontents de cet engagement des étudiants de Sciences Po, vu peut-être comme une trahison sociale de la part d’une école censée former l’élite politique.

Les étudiants de Sciences Po se placent de plus en plus en opposition avec la classe dominante bourgeoise, qui aimerait avoir la chasse gardée de l’élite et de sa formation. Dans un contexte d’emballement médiatique, la direction de Sciences Po se retrouve dans une situation bien délicate, faisant face d’un côté aux pressions des étudiants, et de l’autre côté aux pressions de cette classe dominante ; à l’exemple de Valérie Pécresse, qui a suspendu les subventions de la région Île de France que Sciences Po reçoit chaque année, soit un million d’euros. Un million d’euros, pour ne pas avoir réprimé assez fort des étudiants. Un million d’euros qui montre bien la dépendance de Sciences Po envers les décideurs politiques, une dépendance matérielle qui contraint la direction à ne pas s’écarter du droit chemin tracé par le gouvernement, sous peine de répercussions financières.

Deux poids deux mesures : Ukraine, 7 octobre et Gaza

Dès mi-octobre, des étudiants de Sciences Po mettent la direction face à leurs propres contradictions : lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Sciences Po avait pris une position claire, appelant à une minute de silence, organisant des conférences et exprimant sa solidarité avec les étudiants sciences pistes ukrainiens. Mathias Vicherat l’exprime dans un mail à la communauté étudiante et enseignante de Sciences Po le 1er mars 2022 : « nous sommes aussi une université porteuse de valeurs humanistes et résolument engagée face à la violence arbitraire. […] Toutes les propositions d’initiatives de soutien au peuple ukrainien, à la communauté universitaire ukrainienne et aux valeurs européennes de liberté et de solidarité que nous partageons sont les bienvenues. Continuons à agir ensemble pour promouvoir la paix, la défense de la liberté de pensée et d’expression. » Deux jours après les attaques du 7 octobre, dans un mail adressé à la communauté de Sciences Po, Mathias Vicherat condamne « fermement et avec la plus grande vigueur ces attaques terroristes ». Il invite également la communauté de Sciences Po à se réunir pour un moment de recueillement suite au décès de Omri Ram, un étudiant israélien qui avait effectué une année d’échange académique à Sciences Po en 2022. La minute de silence a eu lieu le 13 octobre.

Le même jour, un million de Gazaouis recevaient un avertissement de Tsahal leur demandant d’évacuer toute la zone nord de la bande de Gaza, et l’offensive israélienne avait déjà fait grand nombre de victimes au sein de la population palestinienne. Naturellement, habitués aux prises de positions de leur école « porteuse de valeurs humanistes », les étudiants ont attendu que la direction de Sciences Po exprime sa solidarité avec les étudiants palestiniens de Sciences Po, ou, du moins, à ce qu’elle appelle à la paix. Cela n’a pas été le cas. Certes, on peut considérer que le rôle d’une université n’est pas de prendre position dans les grands conflits internationaux. Mais en prenant position pour l’Ukraine et pour les attaques du 7 octobre, Sciences Po avait grillé sa carte de la neutralité universitaire et ne pouvait se taire devant les massacres à Gaza sans provoquer colère et indignation.

Dès lors, les étudiants ont été confrontés à l’hypocrisie de la direction de Sciences Po qui prend position uniquement lorsque cela est dans l’air du temps, quand tout le monde le fait, plutôt que de s’exprimer face à la violence insoutenable d’un conflit ou en réponse aux demandes des étudiants. Deux hypothèses se dessinent : soit Sciences Po n’ose se prononcer que si le gouvernement approuve sa position, soit l’institution ne soutient que les populations « blanches » ou perçues comme telles. Ces deux hypothèses sont graves et ont conduit à une prise de conscience et à une mobilisation significative des étudiants de Sciences Po.

Fake news, ingérence et liberté académique

Le 12 mars 2024, les étudiants occupent l’amphithéâtre Boutmy dans le cadre de la « Journée de mobilisation universitaire européenne pour la Palestine ». Le soir même, l’Union des Étudiants Juifs de France diffuse une fake news, largement démentie depuis, déclarant sur son compte X que certains étudiants y ont été « pris à partie parce que juifs et sionistes ». Immédiatement et sans vérifications, le ministre chargé de la lutte contre les discriminations et le président de la République relayent la fausse information, amplifiée par une couverture médiatique intense. La réaction précipitée du gouvernement, condamnant sans preuves l’exclusion d’une étudiante de l’amphithéâtre, alimente un récit selon lequel la défense des Palestiniens serait motivée par des idées antisémites.

Le lendemain, lors du conseil d’administration en séance exceptionnelle, la présidente de la Fondation Nationale des Sciences Politiques annonce en début de séance la venue d’invités imprévus : le Premier ministre et la ministre de la Recherche et de l’Enseignement supérieur s’incrustent, et, en influant sur la prise de décision du conseil d’administration, balayent par là-même la liberté d’enseignement et de la recherche dans les établissements d’enseignement supérieur, ce qui est symptomatique de la dérive autoritaire du macronisme.

Occupation de Sciences Po : revendications et répression

Alors que le campus de Saint-Guillaume est occupé le soir du jeudi 2 mai, les étudiants de Sciences Po formulent des demandes claires. Ils exigent la remise en question des partenariats de Sciences Po avec des universités israéliennes4 ou des entreprises finançant ou participant aux crimes internationaux en cours en Palestine. Les étudiants n’ont pas demandé l’arrêt de ces partenariats mais la création de commissions d’enquête ou de comités d’éthique, ou même le vote des étudiants sur ce sujet. Les sciences pistes expriment un refus de voir que l’argent qu’ils paient à Sciences Po par les frais de scolarité, s’élevant pour certains à 26 000 euros par an5, puisse servir à alimenter le génocide en cours à Gaza, ou même l’occupation. Ils préféreraient que cet argent soit utilisé par le biais de bourses pour les chercheurs et les étudiants palestiniens, ou pour aider à reconstruire les universités gazaouies. En outre, les étudiants engagés pour la Palestine exigent de Sciences Po, d’une part, la cessation des poursuites disciplinaires envers ceux identifiés comme étant responsable de la mobilisation, et d’autre part, une meilleure intervention face aux vagues de harcèlement et cyber-harcèlement que subissent les étudiants pro-palestiniens à Sciences Po, pour la plupart racisés.

Vendredi 3 mai, après une nuit peu confortable, les forces de l’ordre sont arrivées en masse devant le 27 rue Saint Guillaume et la presse a été congédiée à l’entrée de la rue. Les négociations avec la direction étaient en cours, mais peu fructueuses et surtout peu précises : on nous faisait miroiter une possible réunion avec la direction et un PowerPoint pour parler des partenariats de Sciences Po, ainsi qu’une promesse de bourses, sans chiffres précis, pour les étudiants et chercheurs palestiniens. En connectant toutes les salles de classes occupées par vidéoconférence, nous avons voté de refuser ces propositions, jugées insuffisantes. Conscients de l’expulsion imminente, au vu du nombre massif de CRS et de leur armement, nous avons laissé les salles de classe et sommes descendus dans le hall nous asseoir et chanter des slogans en attendant l’expulsion. Nous étions les premiers traînés dehors. On nous a demandé poliment de se lever, puis avec plus de fermeté. Une fois dehors, on nous a escortés jusqu’à la station de métro la plus proche, assénés de questions par les journalistes après avoir dépassé le périmètre de sécurité de la police. Finalement, nous avons été surpris par la délicatesse des policiers lors de l’expulsion, habitués au gaz lacrymogène, aux nasses et autres dispositifs répressifs qui ont été utilisés contre les étudiants d’autres universités qui s’étaient engagés pour la Palestine. Cette délicatesse peut être due à l’intensité de l’engouement médiatique autour de Sciences Po, à la symbolique de l’institution pour les élites dirigeantes, ou à une demande de l’administrateur provisoire, Jean Bassères, au préfet de police. À la Sorbonne, les policiers n’ont pas hésité à utiliser le gaz et les matraques. 88 étudiants ont été placés en garde à vue, et certains y ont été agressés sexuellement.

Thank you Sciences Po

Les Palestiniens sont victimes des pires atrocités depuis presque un siècle. Alors que l’horreur a atteint une ampleur effroyable ces dix derniers mois, il semble que les médias et notre gouvernement préfèrent diriger leur indignation contre des étudiants pacifistes qui demandent simplement le soutien de leur université face à un génocide. Aux yeux d’Attal, de Macron et de Bolloré, l’occupation pacifique d’un campus pendant quelques heures, sans violence, apparaît comme une abomination plus abjecte que l’occupation illégale et barbare d’un peuple tout entier, exproprié, exploité, torturé et massacré. « Le poisson pourrit toujours par la tête », rappelait avec impudence Gabriel Attal lors du conseil d’administration de l’école en mars. S’il parlait de la direction de Sciences Po comme étant la tête pourrie du poisson, il n’y a pas plus honteuse ingérence. S’il parlait de l’élite sciencepiste, tête pourrie de la France, il faudrait peut-être lui rappeler que la tête du poisson, c’est avant tout son gouvernement6.

Les résultats de cette lutte ont été mitigés, sinon décevants : aucune remise en cause des partenariats de Sciences Po, mais l’apparition d’un grand nombre de conférences sur le sujet de la Palestine et du conflit. Pour les étudiants, deux photos symboliques marqueront les esprits : la première, celle d’enfants gazaouis qui tiennent une bannière sur laquelle il est écrit « Thank you Sciences Po » ; et la seconde, celle d’un soldat franco-israélien ayant écrit sur un mur en français : « Sciences Po, l’armée juive vous en… embrasse. Gaza 2024. » Au moins, notre soutien a été entendu, et les étudiants ont réussi à se faire remarquer. Ironie macabre pour les étudiants, cette mobilisation a inondé l’actualité alors que les massacres se poursuivaient dans un silence complice.

1ENEF CEVIPOF/IPSOS, vague 10, avril 2022.

255 % des étudiants ayant répondu au sondage disent avoir voté pour Jean-Luc Mélenchon aux élections présidentielles de 2022, toujours selon lenquête dAnne Muxel et Martial Foucault. 5 000 étudiants ont répondu à lenquête.

3Foucault, Martial, et Muxel, Anne. « Un tropisme de gauche affirmé et non dénué de radicalité », Une jeunesse engagée. sous la direction de Foucault Martial, Muxel Anne. Presses de Sciences Po, 2022, p. 81-118.

4Sur le boycott des universités israéliennes, voir Wind, Maya, Towers of Ivory and Steel : How Israeli Universities Deny Palestinian Freedom (2004), et sa traduction en français disponible dans la revue Contretemps « Les universités israéliennes sont un élément clé du régime dapartheid », www.contretemps.eu/universites-israeliennes-element-cle-dapartheid

5Selon le site Internet de Sciences Po.

6Bayart, Jean-François, Sciences Po, Université bananière ? sur Blast, 19 mars 2024.
www.blast-info.fr/articles/2024/sciences-po-universite-bananiere-J9W5QIlBSvWCSA3-zQSkAA