Majeure 40. Du contrôle à la sousveillance

Le nouveau paradigme de la surveillance

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Le nouveau paradigme de la surveillance

Cerner l’humain par l’entrelacs du marketing et de la sécurité

Un entretien avec Éric Sadin

Dans un livre étonnant par la précision chirurgicale de ses analyses, Surveillance Globale (Climats, 2009), Éric Sadin décrypte la nouvelle architecture de contrôle qui s’ébauche aujourd’hui sans même que nous le réalisions au jour le jour. Ce système diffus, aussi puissant qu’invisible, repose sur une double motivation de sécurité et de marketing, et sur une clef majeure : les nouvelles technologies, du mobile aux puces RFID en passant par l’interconnexion généralisée de la planète via Internet. La description de cette nouvelle forme de « surveillance », loin de ce qu’on entend habituellement par ce mot, valait bien une interview au millimètre, dont l’écriture a été peaufinée au mot près…

Multitudes : Pourriez-vous nous résumer en quelques mots ce qu’on entend aujourd’hui par « surveillance » et ce sur quoi elle repose : l’information, les données, le décryptage, la détection, etc. ?

Éric Sadin : D’emblée il convient de poser la nature du nouveau paradigme à l’œuvre dans les procédés de surveillance contemporaine : une collecte ininterrompue d’informations en vue de définir des profils les plus individualisés, précis et « collés » à la multiplicité de nos actions quotidiennes (achats, déplacements, actes médicaux, communications…). Ces « portraits hautement détaillés » déterminent des usages divers selon des objectifs d’ordre prioritairement sécuritaire ou marketing. L’enjeu ne consiste plus à circonscrire les individus distribués sur un territoire, à fixer les limites de leurs actions, et à en vérifier le respect (charge revenant historiquement aux préfets disposant des forces de police), mais à se tenir à distance des personnes en vue de recueillir des données à flux tendu, destinées à être analysées et traitées de façon à pénétrer les pratiques, et à dessiner les cartographies relationnelles. Constats qui pourront être utilisés en vue d’estimer le degré de « dangerosité » des personnes, ou dans le champ commercial, les pratiques de consommation dans l’objectif d’offrir en retour les offres les plus adaptées à la singularité de chaque consommateur.

M. : Le titre de votre livre rajoute le mot « globale » à cette surveillance. Cela signifie-t-il que cette surveillance ne se joue plus à l’échelle des États mais à celle de la planète, et qu’elle concerne non seulement les États mais les entreprises ?

É. S. : Les modalités de la surveillance contemporaine sont multiples et en aucune manière unifiées en des procédés et des objectifs communs. Elles continuent de s’opérer à hauteur nationale en vue de garantir la sécurité intérieure (collecte d’informations de tout ordre à l’égard des citoyens), mais ce niveau-ci est devenu indissociable d’une coopération internationale (emblématique dans la lutte contre le terrorisme ou l’identification de réseaux mafieux de trafic de stupéfiants, de prostitution, de blanchiment d’argent…). Il s’opère, selon les pays, des accords relativement aux échanges d’informations à l’égard d’individus ou de groupements. Mais ces dimensions restent finalement minoritaires relativement aux données commerciales recueillies auprès des individus, qui ne cessent de disséminer des traces portant sur les pratiques de consommation. La notion de surveillance peut être déplacée au profit de celle de « suivi » ou de tracking, à savoir le pistage continu des informations émises par chacun. La science marketing constitue la plus grande puissance contemporaine de « pénétration » des personnes, car informée en temps réel et presque « sans rupture » à l’égard des comportements quotidiens.

Ces données sont, aux États-Unis par exemple, vendues aux organes sécuritaires étatiques et vont leur permettre de mieux identifier chaque citoyen, principalement à l’aide de ses traces. Il est interdit à ces agences gouvernementales de collecter des données commerciales, mais non de les acquérir auprès de compagnies privées spécialisées dans le tracking commercial. Nous voyons ici à quel point domaines sécuritaire et marketing, qui étaient il y a à peine une vingtaine d’années très distincts et qui s’ignoraient presque, sont aujourd’hui de plus en plus entrelacés au point qu’une même donnée de consommation peut revêtir simultanément un usage à la fois marketing et sécuritaire. Cette dimension nous avertit, au passage, de l’impératif de dresser des précautions légales et de développer une conscience lucide individuelle et collective relativement aux usages opérés par des tiers des données que nous disséminons en continu. Une société démocratique doit pouvoir fixer des limites, à l’égard de la protection de l’intimité des citoyens. Ces mêmes citoyens doivent être conscients et vigilants à l’attention d’une forme de « mise à nu » ininterrompue et plus ou moins consentie qu’ils produisent désormais par leurs gestes, qui induit une connaissance toujours plus approfondie de chacun.

M. : Essayons de définir ensemble le contexte de cette « surveillance globale », et ce qui justifie d’utiliser aujourd’hui ce terme… Vous écrivez que nous vivons aujourd’hui dans une sorte de « bouillon de culture », favorable à la formation d’un continuum ininterrompu de dispositifs de surveillance. De l’interconnexion généralisée à la vidéosurveillance, de la biométrie aux nouvelles formes de marketing, pouvez-vous nous tracer les grandes lignes de ce nouveau continuum ?

É. S. : Par une sorte de hasard historique, trois dimensions hétérogènes s’entrelacent, se « potentialisent » entre elles.

La première regarde la sophistication technologique actuelle, qui expose une architecture extrêmement efficace et dont les trames principales sont déjà en place et le seront pour longtemps. Quelles sont-elles ?

– Interconnexion généralisée

– Géolocalisation

– Vidéosurveillance (de plus en plus automatisée et reliée à des logiciels de reconnaissance ou de détection de mouvements « menaçants »)

– Bases de données (qui constituent le cœur de la surveillance contemporaine, par la faculté de traitement automatisé des masses informationnelles)

– Biométrie (réduction de certaines parties du corps à des codes chiffrés, qui permettent authentification ou identification)

– Puces RFID (qui insufflent une sorte de rythme vital aux objets et qui témoigneront à terme de la nature de nos usages à l’égard des choses)

– Avenir nanotechnologique (qui confirmera l’invisibilité croissante des dispositifs de suivi, ainsi que l’investissement du corps par des « nanopuces » capables de témoigner de notre intimité physiologique autant que de nos relations avec des corps situés à proximité également « implantés ».

Enfin, un autre faisceau regarde ce que je nomme « surveillance horizontale », c’est-à-dire l’ensemble des effets d’exhibition et de voyeurisme notamment entretenus par l’usage des webcams, les blogs, l’expansion des « réseaux sociaux ».

La deuxième strate de ce bouillon de culture regarde l’incertitude géopolitique manifestement à l’œuvre depuis la chute du bloc communiste à la fin des années quatre-vingt, qui a découvert des conflits « asymétriques », des « menaces diffuses », des « nébuleuses terroristes », qui instaurent la « récolte de données » comme le socle stratégique essentiel de défense. Ce qui concourt à recueillir d’une façon indifférenciée le plus grand volume de données à l’égard du plus grand nombre d’individus ; pratiques qui ont jusque-là rencontré plus ou moins de succès et qui ont été emblématiques de la « logique préventive » qui a prévalu aux États-Unis durant la première décennie du XXIe siècle.

Enfin la troisième strate concerne « l’agressivité marketing », qui dans une économie mondialisée fondée sur une extrême concurrence, un privilège de la marque, et la disparition tendancielle des logiques de stockage, oblige à entretenir un rapport le plus singularisé possible au consommateur, que les technologies numériques autorisent, souvent avec le concours plus ou moins approuvé de chaque « cible » ou « terminal humain ».

Ces trois couches concourent ensemble à ce que nous vivions une période historique inédite, marquée par l’enveloppement ininterrompu de nos gestes par des protocoles de suivi et de récoltes d’informations à l’égard d’un nombre de plus en plus élargi d’actions quotidiennes.

M. : La première clef de ce dispositif semble l’interconnexion généralisée dans un monde où l’Internet tend à être partout, non seulement dans les PC et les téléphones mobiles, mais dans les objets de notre quotidien. De fait, de plus en plus, nous laissons des traces à chacun de nos actes, a priori pour notre confort… Ce « profilage » qui profite de chacun de nos actes et de nos mouvements est-il au cœur du nouveau paradigme que vous décrivez ?

É. S. : Une sorte de double de nous-même ou « d’ombre digitale » se constitue à chaque instant par le fait de la dissémination de nos traces via l’usage d’Internet sur nos PC ou via les technologies miniaturisées et embarquées qui témoignent sans cesse davantage de nos vies quotidiennes. La fameuse « convergence », vainement recherchée à la fin des années quatre-vingt-dix, trouve aujourd’hui sa forme de réalisation dans les téléphones mobiles – que nous devrions nommer « terminaux connectés/géolocalisés multifonctions » –, qui à la fois offrent des applications « quasi-miraculeuses » certes utiles pour certaines, mais dont la densité d’usage au quotidien contribue à ce qu’un volume toujours plus étendu de données soit stocké relativement à nos intérêts, nos achats, nos relations. En outre, s’opère la mémorisation de nos déambulations dans l’espace via les antennes GSM, qui constituent des « marqueurs spatio-temporels » de la situation des corps sur des cartographies dynamiques notamment dotées d’un « pouvoir mnémonique », apte à exposer et à capitaliser en temps réel ou après-coup les circulations des personnes sur les territoires, les zones « sécuritaires sensibles », ou les « points chauds » de consommation.

M. : L’autre point, qui participe lui aussi de ce devenir technologique de notre quotidien, c’est la localisation des corps par le téléphone mobile et maintenant la géolocalisation… Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est, ce que provoque et ce que provoquera demain ce phénomène en termes de « surveillance globale » ?

É. S. : La localisation des corps en temps réel et « sans rupture de faisceaux » constitue un enjeu commercial présent et à venir majeur. Les dispositifs consistent et consisteront toujours davantage à situer les corps sur des cartographies virtuelles dynamiques, capables de signaler à tout moment à l’individu/consommateur biens et services à disposition à l’intérieur d’une zone, suggérés en fonction des profilages réactualisés à flux tendus. Il apparaît un nouveau faisceau : non plus seulement destiné à offrir ces biens et services en fonction des aspirations individuelles pour des corps jusque-là « détachés » d’un lieu, mais voué à instaurer un environnement continûment sensible et réactif à l’égard des individus présents à l’intérieur d’un périmètre. Cette dimension regardera également le champ thérapeutique : alerte robotisée via les biopuces, susceptibles de prévenir l’unité médicale la plus proche (ou celle ayant été la « mieux disante financièrement » via des ’mots-clés’, par exemple : crise d’asthme, syncope, accident cardiaque…). Il va de soi que ces données sont en retour susceptibles d’être utilisées par les instances sécuritaires.

L’usage des téléphones portables, la généralisation du GPS, l’extension de la biométrie, les puces RFID et les implants annoncés dans les veines, favorisent un traçage ininterrompu des déambulations des corps, suivant une précision qui se sophistique sans cesse et permet, à l’attention d’usages multiples, le suivi et la mémorisation des circulations dans l’espace. De surcroît, cette dimension contribue à modifier le rapport à l’autre, toujours davantage « préalablement informé » relativement à son « prochain » : citons comme exemple les services proposant aux parents de localiser leurs enfants via leurs mobiles, ou de délimiter des « zones autorisées » au-delà desquelles une alarme se déclenchera. D’une façon générale, la dimension d’alerte est emblématique des processus à l’œuvre dans l’architecture contemporaine de la surveillance, rendue possible par l’agencement opéré entre instruments technologiques sensibles et bases de données structurées, appelées à envoyer des signaux en fonction des « préférences » commerciales ou sécuritaires. La localisation permet d’ores et déjà à des compagnies de « filatures virtuelles » de proposer leurs services via des sites dédiés la surveillance entre conjoints. Le vide, la part cachée, l’inconnu, qui caractérisaient une dimension jusque-là irréductible et transhistorique dans la relation entre personnes, ont tendance à l’intérieur de ce bouillon de culture à s’effacer, au profit de l’apparition d’un nouveau paradigme de transparence interpersonnelle, à la force de pénétration toujours plus omnisciente, à laquelle nous participons soit délibérément, soit sans réel effet de conscience.

M. : Au cœur de cette surveillance d’aujourd’hui et de demain, il y a les bases de données, qui forment potentiellement les sources d’un pouvoir non plus visible et à l’action invérifiable (Bentham / Foucault), mais invisible et aux actions tout à fait vérifiables… Que sont ces bases de données, et pourquoi ont-elles selon vous autant d’importance dans le dispositif global que vous décrivez ?

É. S. : Les bases de données constituent le « cœur » de la surveillance contemporaine dans la mesure où elles structurent de part en part son architecture actuelle. Elles sont alimentées en amont par la récolte tous azimuts d’informations qui sont stockées sur des serveurs ; ensuite « au milieu » du processus elles sont traitées (analyse, distribution, « updating » continu) ; au bout de la chaîne elles rendent possibles ces fameuses alertes que nous avons évoquées, principalement d’ordre commercial ou sécuritaire, bientôt également d’ordre thérapeutique ou domestique (notamment par les puces RFID) qui feront que non seulement les objets communiqueront entre eux, mais également avec nous, ou plutôt avec nos « mobiles multifonctions » qui nous avertiront de leur état, de leur évolution, de leurs déficiences, et nous proposeront autres biens ou services en fonction du croisement de ces informations avec nos profilages en temps réel réactualisés.

Tout ce que je décris ici ne relève en aucune manière d’une futurologie excitée, mais est annoncé par l’architecture technologique déjà en place et qui demandera très peu de temps avant que certains éléments ne viennent compléter « parfaitement » la « grille ». C’est pourquoi je dis souvent que c’est au moment où les choses sont encore en gestation (exactement notre période historique) qu’il convient d’ériger des limites que seules les lois peuvent fixer. En outre, il faut signaler que ce qui caractérise les bases de données, du moins jusqu’à maintenant, c’est qu’elles sont en nombre quasi-infini, éparses, à fonctions hétérogènes, et qu’il est difficile ou légalement interdit pour certaines d’entre elles de les « relier » à d’autres (par exemple dossiers médicaux et comptes bancaires). Un pas décisif sera franchi lorsque l’ambition « d’agrégation globale des données » sera réalisée. D’ailleurs, vers 2003-2004, le gouvernement des États-Unis avait, en opposition aux lois du pays, tenté de mettre en place une telle agrégation, mais il avait dû ensuite y renoncer par la force conjuguée de citoyens, d’associations, de parlementaires – preuve que des ajustements par des rapports de force sont possibles, nécessaires, et peuvent se révéler efficaces. Cette agrégation doit être entendue comme le seul équivalent contemporain de « Big Brother », c’est-à-dire l’absence de « trous » dans le suivi et la connaissance des individus. Tant qu’elle sera marquée par une interdiction légale, une défaillance structurelle continuera de frapper toute ambition de surveillance intégrale.

M. : Les pouvoirs politiques ne sont pas en reste. Mais sur ce registre, la clef serait selon vous la menace terroriste. L’enjeu, à l’instar du rôle de la précognition dans le film Minority Report n’est plus de punir a posteriori mais de prévenir a priori tout acte terroriste ou simplement illégal. La police mondiale ne cherche plus les coupables, mais les coupables en puissance, par leur look, leur attitude, leur déviance par rapport à des comportements ordinaires analysés statistiquement en temps réel… Pouvez-vous nous l’expliquer et nous en dire un peu plus ?

É. S. : Philip K. Dick avait éprouvé la formidable intuition de l’avènement d’une société qui s’efforcerait de découvrir les intentions avant la réalisation des actes. Dimension à l’œuvre dans la nouvelle à partir de laquelle Spielberg a réalisé Minority Report, qui expose un environnement sécuritaire et commercial fondé sur la « précognition » des actes, c’est-à-dire la prescience des intentions les plus enfouies, captées à distance et qui induisent des alertes en vue de faire intervenir les forces de sécurité avant l’exécution des délits, ou de proposer des offres commerciales pertinentes en fonction des profils singularisés. On peut affirmer qu’il se déploie depuis les années 2000 un environnement anthropologique, technologique, politico-juridique, marqué tendanciellement par cette propension à intervenir avant la réalisation d’un crime ou à offrir en amont des offres commerciales plus ou moins consciemment désirées au moment de leur suggestion. Il s’est opéré un saut dans le mécanisme temporel de la surveillance, non plus appelée à vérifier la conformation aux lois et à enregistrer les délits constatés, mais à créer des algorithmes chargés d’alerter. Dimensions à l’œuvre dans le dogme géopolitique américain de la première décennie du siècle explicite dans le principe de « logique préventive », ou selon d’autres visées dans le registre commercial, par cette volonté de pénétrer le psychisme singulier des individus, sous le vocable de neuromarketing.

Est-il nécessaire de souligner ici le basculement de la conception même du droit que cette axiologie suppose ? Une police non plus chargée de veiller à distance au bon respect des lois, mais de « scanner » en continu l’ensemble des actions des personnes, en vue de deviner les projets potentiellement malveillants. Historiquement, seule la faute constatée supposait la sanction ; aujourd’hui et davantage à l’avenir, ce sera le fait analysé et déduit en fonction d’algorithmes déterminés qui appellera arrestation et jugement. Nous constatons un passage progressif mais certain du privilège accordé à la constatation a posteriori vers une évaluation robotisée a priori. Une fois encore, ce sont les faisceaux entrecroisés des trois éléments constitutifs du « bouillon de culture » qui poussent ensemble vers cette logique, la potentialisent et la « légitiment » sans cesse davantage, prioritairement grâce à des instruments technologiques qui la rendent possible, qui libèrent un fantasme de puissance quasi-divine, celui d’ériger des « CyberPythies » au don toujours plus perfectionné de pénétration des consciences pour des objectifs d’ordre sécuritaire et marketing.

M. : Dans le registre de la « précognition », on peut évoquer un exemple frappant : Google prétend pouvoir déterminer à l’aide de ses robots intelligents (crawlers) qu’un individu va se mettre à chercher un nouvel emploi deux à trois mois avant que ce désir apparaisse comme tel dans la conscience de cette personne, cela à partir de l’analyse de ses navigations sur Internet, alors même qu’aucun des sites visités n’a le moindre rapport apparent avec la profession de cette personne. Pensez-vous que la surveillance globale puisse s’apparenter à l’inconscient : quelque chose qui sait de nous ce que nous ne savons pas forcément nous-mêmes ?

É. S. : Les développements de l’intelligence artificielle, associés à l’accroissement continu de la capacité de traitement des informations recueillies, permettent de concevoir des algorithmes susceptibles de projeter des comportements possibles sans qu’ils n’aient été encore adoptés par les individus. Ici s’articulent sciences comportementales, recherches statistiques, et modélisation algorithmique, capables d’analyser des données hétérogènes et de révéler des pertinences, la plupart robotisées sous forme d’alertes automatiques. L’enjeu ne consiste plus à suivre un individu en vue de le comprendre, mais à récolter ses traces dans l’objectif de deviner ses actes à venir non encore réalisés ou non encore formalisés comme projet dans sa conscience, permettant ensuite de disposer des offres correspondant au plus profond de ses aspirations ou de ses désirs. Cette tendance à révéler une cohérence à des suites de gestes disparates est tout autant à l’œuvre dans le registre sécuritaire (comme une confirmation de logiques en partie similaires dans les champs du renseignement et de celui relevant de la « guerre » économique).

Il existe encore deux strates qui prolongent cette tendance. D’abord le « data mining », procédé qui consiste à dégager des constantes dans les comportements des individus par la récolte la plus massive d’informations, aptes à dégager des « cohérences comportementales » induites par la mise en relation d’actions hétérogènes, et qui offrent une « profondeur de compréhension » à l’égard des attitudes et des psychologies des personnes (qu’eux-mêmes ne pourraient toujours formuler comme une suite d’actes conscients et volontairement ordonnés, mais que le data mining révèle et « objective »).

L’autre strate regarde le neuromarketing, qui consiste à appréhender les fonctionnements neuronaux des personnes, en vue d’actionner les justes stimulis en fonction des objectifs visés. Nous voyons ici que l’ensemble de ces techniques signale non seulement une propension de plus en plus répandue ambitionnant de conquérir le nouveau continent de « l’intimité psychique », mais annonce surtout un nouvel environnement anthropologique marqué par cette nouvelle faculté de « précognition des actes », qui induira notamment débats et conséquences juridiques d’un type totalement inédit dans l’histoire. Comment prouver une intention ? Tout simplement par l’accumulation de traces, qui dans leurs combinaisons feraient office de preuve… Soit une structure juridique qui renverse toute une tradition du droit, respectueuse de la présomption d’innocence, qui oblige à exposer des preuves manifestes et non fondées sur la seule déduction, quand bien même celle-ci relèverait de mécanismes « scientifiques ».

Néanmoins, si une sophistication croissante confirme toujours davantage cette aptitude, il convient dans le même mouvement de signaler les limites d’une telle entreprise, car ma position consiste à penser qu’un individu (dans sa psychologie, sa variabilité, son incertitude), ne constituera jamais l’équation parfaite de la somme de ses données disséminées, et qu’il demeure des zones d’ambiguïté non réductibles à l’analyse computationnelle et comportementale. Cette part « cachée », irréductible, est souvent occultée ou ignorée, conduisant à la mise en place de stratégies à l’ambition parfois démesurée, et finalement vaines, qui méconnaissent l’absolue complexité de l’esprit humain, virtuellement toujours capable de déjouer toutes les puissances de calcul du monde.

Propos recueillis par Dominique Quessada et Ariel Kyrou