Majeure 51. Envoûtements médiatiques

Le nouveau paradigme écologique

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 Pour une écologie générale des médias et des techniques

Le nouveau paradigme esthétique et la technologie Par le concept de « nouveau paradigme esthétique », Félix Guattari a voulu caractériser le moment central de l’ère postmédia, dont il voyait se dessiner la possibilité et l’imminence de manière toujours plus précise depuis les années 1980. « La puissance esthétique de sentir », écrivait-il, « bien qu’égale en droit aux autres puissances de penser philosophiquement, de connaître scientifiquement, d’agir politiquement, nous paraît en passe d’occuper une position privilégiée au sein des agencements collectifs d’énonciation de notre époque. » À cet égard, le concept devait souligner non seulement l’accession de la puissance esthétique de sentir à la « position-clé de transversalité » de notre époque, mais aussi le fondement et l’horizon de ce mouvement : il annonçait la subjectivité à venir, une subjectivité re-singularisée, devant être désormais pensée sur la base des nouvelles technologies médiatiques et de l’usage inédit, réappropriant, des médias et des techniques que celles-ci rendaient possibles. La tâche de ce concept ne consiste donc pas, comme on pourrait le penser au premier abord, à élever pour une énième fois les arts au statut d’acteurs privilégiés d’un renouvellement de la subjectivité, contre sa normalisation, sa sérialisation, son exploitation et sa destruction, telles qu’elles se produisent dans le contexte du capitalisme et de ses mass-médias. Il observe bien plutôt l’irruption, réalisée par le biais des nouveaux médias et des nouvelles technologies, d’un sens tout à fait inédit de l’esthétique, qui a délaissé le régime de puissance désormais obsolète de la subjectivité moderne segmentarisée et s’est dépris du rôle spécifique, plus ou moins marginal, qui lui incombait dans ce cadre. En ce sens, le concept décrit l’effondrement technologique de l’ordre classique de la subjectivité, organisé autour de la production de signification, et l’apparition d’une formation fondamentalement différente au sein de l’histoire de la subjectivité – une formation qui est le noyau véritable du projet philosophico-politique de Guattari : c’est elle, en effet, qui constitue l’objet proprement dit de sa recherche ; c’est à son avènement qu’il consacre son effort. Au centre de son attention, il y a la mise en évidence de « l’esthétisation générale » de tous les univers de valeur, couplée à la majorisation du fait esthétique, ainsi que la reconsidération en profondeur de ce que créer et de ce que produire veut dire pour toutes les formes et à tous les niveaux de l’être – des évolutions que la cybernétisation totale de nos formes de vie implémente et rend possible technologiquement, mais qui la font en même temps perturbée et interrompue. Notre environnement, tel que Guattari l’analyse, se met pour ainsi dire à grouiller d’entités autopoïétiques ou proto-autopoïétiques, d’hétérogenèses machiniques, d’émergences, de processus créateurs – la description qu’en donne Guattari s’inspire d’ailleurs conceptuellement, à un degré étonnant, de la cybernétique de deuxième ordre (ou « seconde cybernétique »). À cela s’ajoute également la priorité manifeste donnée à des affects et des sensations situés en amont ou en-deçà de la perception ou de la perceptibilité personnelle subjective, qui semble elle aussi soutenir cette esthétisation générale. Guattari lui-même a thématisé à maintes reprises, notamment dans ses derniers textes, les causes inhérentes aux technologies médiatiques qui ont conduit à ce processus d’esthétisation générale, évoquant un investissement inédit des médias, qui ne serait plus celui des mass-médias mais celui, par exemple, de nouveaux modes de composition et de nouveaux agencements d’énonciation, tels que les rendent possibles les radios libres, la vidéo, les films en super-8, le minitel, l’ordinateur, la télématique ou encore l’accès interactif aux banques de données – de manière plus générale : la révolution alors déjà en cours dans le domaine de la technologie de l’information. Il a salué « l’expansion prodigieuse d’une subjectivité assistée par ordinateur » et l’éventualité d’une « Cité subjective » reconstituée par la voie de la technologie. Sa conscience toujours plus vive de la dimension machinique de la subjectivation s’explique selon toute vraisemblance précisément par cette attention croissante qu’il a portée à la condition technologique contemporaine. Ainsi, le concept de « nouveau paradigme esthétique » s’inscrit à tous égards dans ce que l’on pourrait appeler, en s’inspirant de Derrida et Stiegler, une pharmacologie de la subjectivation. Tout au moins Guattari a-t-il porté à l’expression une perspective pleinement pharmacologique : « Les transformations technologiques nous contraignent à prendre en compte concurremment une tendance à l’homogénéisation universalisante et réductionniste de la subjectivité et une tendance hétérogénétique, c’est-à-dire à un renforcement de l’hétérogénéité et de la singularisation de ses composantes. […] La production machinique de subjectivité peut œuvrer pour le meilleur comme pour le pire. Il existe une attitude anti-moderniste qui consiste à rejeter massivement les innovations technologiques et en particulier celles qui sont liées à la révolution informatique. On ne peut juger ni positivement ni négativement une telle évolution machinique ; tout dépend de ce que sera son articulation avec des agencements collectifs d’énonciation. Le meilleur, c’est la création, l’invention de nouveaux univers de référence ; le pire c’est la mass-médiatisation abrutissante à laquelle sont condamnés aujourd’hui des milliards d’individus. Les évolutions technologiques conjuguées à des expérimentations sociales de ces nouveaux domaines sont peut-être susceptibles de nous faire sortir de la période oppressive actuelle et de nous faire entrer dans une ère postmédia caractérisée par une réappropriation et une re-singularisation de l’utilisation des médias. » Nous avons aujourd’hui une perception encore bien plus claire de ce qui se passe dans le domaine du conditionnement des nouveaux modes de subjectivation par les technologies médiatiques : depuis la deuxième moitié du xxe siècle et jusqu’à aujourd’hui, c’est une vaste transformation de la subjectivité qui s’opère de manière ininterrompue, portée en premier lieu par les nouvelles technologies médiatiques et les nouveaux réseaux cybernétiques, bioniques et sensoriels. Le moteur principal de ce processus dans son ensemble, c’est la redéfinition de la position historique de la technique et de la sensation qui a lieu à cette occasion. Dans ce contexte, il apparaît que le concept de « nouveau paradigme esthétique » met d’abord et avant tout le doigt sur une profonde césure dans l’histoire des médias : celle que marque le passage du primat des médias symboliques au primat des médias affectifs, puis atmosphériques, tel qu’il s’accomplit par le biais de la computation en réseau. Les sujets se retrouvent aujourd’hui immergés dans des environnements connectés, enveloppés dans des nuages de données. De nouvelles technologies médiatiques, des technologies médiatiques environnementales au sens le plus fort du terme, mettent ainsi en évidence de manière radicale le fait que la sensation et la cognition ont lieu pour l’essentiel en deçà de ce que l’on pouvait concevoir jadis comme la subjectivité, une subjectivité segmentarisée et individualisée. Elles cessent d’être concentrées et concentrables dans le seul sujet, étant bien au contraire toujours déjà distribuées en différents vecteurs. Et ces nouveaux vecteurs de subjectivation qui apparaissent à cette occasion s’avèrent imprégnés par les techniques médiatiques. En d’autres termes, à la lumière des technologies médiatiques environnementales et du réarrangement radicalement distribué de la sensation et de la cognition que ces technologies réalisent, la subjectivité classique elle-même se révèle être une illusion indéfendable. S’il y a toujours déjà eu une dispersion et une extériorisation technologique de la subjectivité, les vecteurs de subjectivité environnementaux font aujourd’hui on ne peut plus clairement apparaître aux yeux de tous que les processus d’individuation psychiques et collectives sont co-constitués par l’individuation des objets techniques, dont ils sont toujours déjà inséparables. En ce sens, les technologies médiatiques fonctionnant en réseaux semblent, comme Guattari l’avait annoncé au sujet de l’entrée dans l’ère postmédia, détruire objectivement la subjectivité de l’ère des mass médias, et produire à sa place des « cartographies animistes de la subjectivité » – ou à tout le moins des modes de subjectivation qui ressemblent à s’y méprendre à de telles cartographies, présentant des subjectivités déjà dispersées en une infinie variété de relations. Ces modes de subjectivation, tels qu’en tout cas Guattari les perçoit, retournent à un stade antérieur à la segmentarisation moderne des facultés du sujet et bloquent cette segmentarisation, ouvrant dès lors la voie à une habitation intensive de l’affectivité, reposant sur les hautes technologies. Quoi qu’il en soit, cette environnementalité radicalisée par les technologies médiatiques est le contexte global dont émergent les questions pharmacologiques centrales, portant sur une esthétique nouvelle, sur les modes nouveaux de subjectivation à la fin du xxe siècle et au début du xxie – des questions qu’il s’agit de penser à nouveau, contre leurs investissements hyperindustriels et cybernético-capitalistes, qui ont quant à eux depuis longtemps commencé à exploiter, à reterritorialiser et à désingulariser la nouvelle subjectivité transclassique. Au-delà de la signification étroite qu’il revêt au sein de la pharmacologie et de l’histoire du sujet, le concept de « nouveau paradigme esthétique » revêt en outre une dimension historico-ontologique manifeste : il attire l’attention sur la transformation historique du sens de l’être qui s’opère par l’entrée dans la condition technologique. Ce processus marque l’abandon non seulement de « l’Être » comme tel entendu « comme équivalent ontologique général », mais aussi de tous les autres équivalents modernes, tels que « le Capital, l’Énergie, l’Information, le Signifiant » – et ce au profit d’une pluralité de processus de devenir. Il entraîne ainsi une redescription du discours ontologique fondamental, qui prend désormais en considération la culture machinique nouvelle axée sur les processus, et au sein duquel le principe ontologique premier est le suivant : « L’être ne précède pas l’essence machinique ; le processus précède l’hétérogenèse de l’être. » Or, dans la mesure où le concept de « nouveau paradigme esthétique » célèbre la « capacité d’invention de coordonnées mutantes, d’engendrement de qualités d’êtres inouïes, jamais vues, jamais pensées », cette dignité ontologique nouvelle que l’ontologie plurielle et hétérogénétique confère à l’invention et aux processus d’engendrement a certes en partie trait aux arts ; mais le déploiement principal, l’urgence historique et la signification transversale de cette capacité d’invention tiennent plus encore – et ce depuis longtemps – à sa qualité d’« activité technique », comme Simondon, déjà, l’avait relevé. L’invention radicalement productrice, ou créatrice au sens le plus plein du terme, constitue pour ce dernier – et Guattari, qui était un lecteur de Simondon, le savait bien – le cœur même de l’activité technique, de cette activité venue remplacer au plus tard dans la deuxième moitié du xxe siècle le paradigme de longue durée du travail ; c’est elle qui apparaît désormais comme l’activité centrale de la nouvelle culture technologique du sens, et qui oblige à une vaste reconceptualisation ontologique. L’activité technologique et les nouvelles cultures technologiques de l’objet que celle-ci engendre font finalement émerger une nouvelle image de l’être et conduisent, de manière plus générale, à une transformation en profondeur au sein de l’histoire du sens – une transformation qui, comme il apparaît de manière toujours plus manifeste, est même moins esthétique qu’écologique, au sens le plus commun du terme. Le tournant écosophique de Guattari lui-même, et l’attention croissante que celui-ci a portée sur la « nouvelle référence écosophique » et la « sagesse de l’oikos » – cette sagesse qui ne se limite pas aux quatre murs de l’habitat et à l’être-étant-déjà-là, mais qui prend sous sa responsabilité l’être à venir – sont autant d’indices du fait que l’esthétisation générale aura été, en définitive, une écologisation générale. Le nouveau paradigme de l’écologie générale Le déplacement technologique du sens, qui caractérise notre position fondamentale, marque une double césure au sein de l’histoire du sens : à la fois celle du déplacement du sens de la technique tel qu’il se produit dans le devenir-technologique de la technique, et, de manière étroitement liée, celle du déplacement du sens du sens en tant que tel. Le grand mouvement de renversement qui s’opère dans l’histoire du sens depuis plus d’un demi-siècle, et qui englobe l’ensemble des univers de valeurs et des domaines d’être, est marqué par une évolution en profondeur des objets techniques et par de vastes conséquences de cette évolution sur la culture du sens. D’une part, l’outil, l’instrument, l’ustensile, et même la machine, tombent dans l’obsolescence, considérés sous l’angle de l’histoire de l’objet ; dès lors, la culture du sens axée sur la signification, qui participe des formations objectales correspondant à ces objets et est imprégnée dans son principe par le modèle du sujet travaillant, avec son agentivité (agency) exclusive et son rapport spécifique, fait d’usages et d’emplois, aux objets et au monde – cette culture du sens et le schéma ontologique qui lui correspond et l’encadre, l’hylémorphisme, perdent à leur tour toute pertinence. D’autre part, et en parallèle, les ensembles et réseaux techniques sont élevés au rang de nouvelle référence objectale directrice de la culture du sens. Par leur avènement, l’élaboration d’objets, qui constituait jusqu’à présent l’activité centrale au sein de la culture du sens, est reléguée au second plan, les objets techniques quittant pour la toute première fois leur position de minorité au sein de la culture du sens pour devenir majeurs et autonomes. C’est en eux et par eux que l’agentivité, n’étant plus circonscrite à la seule position du sujet travaillant et créateur de signification, se distribue désormais. Dès lors, ces objets sont participatifs au sens strict du terme, ils forment des agencements asignifiants, et obligent finalement aussi au déploiement d’une ontologie relationnelle inédite : c’est ainsi que s’instaure et se met en place la nouvelle culture du sens, celle de la technologie. Voilà, très brièvement, comment l’on peut caractériser l’évolution provoquée dans l’histoire du sens par l’évolution des objets techniques. Cette évolution encore en cours au sein de la culture du sens est aujourd’hui tout particulièrement déterminée par l’omniprésence de cultures de l’objet techniques spécifiques : des cultures d’objets actifs, automatiques, pour ne pas dire « intelligents », qui se répandent et s’implantent toujours plus dans nos environnements, alimentant en information nos infrastructures, exécutant les processus de calculs extrêmement intensifs en arrière-plan de notre expérience et de notre être, opérant dans des zones microtemporelles – en un mot, des cultures d’objets technologiques au sens plein du terme, qui marquent de leur empreinte l’apparence et la logique de la cybernétisation contemporaine. En ce sens, l’« inconscient technologique » (Nigel Thrift) s’avère toujours plus environnemental – comme le soulignent d’ailleurs les théories des médias les plus en pointe. Ainsi Mark Hansen a-t-il interprété la distribution radicalisée de l’agentivité, dont la technique a rompu le cantonnement à des acteurs uniques privilégiés – les sujets humains – comme l’explosion de l’« agentivité environnementale », et a mis en lumière à cette occasion les difficultés conceptuelles qu’il y a à appréhender de manière non réductrice l’environnementalité nouvelle non-triviale. Face à des environnements médiatiques multiscalaires, Hansen souligne la nécessité d’une « perspective radicalement environnementale » et, sur la base de celle-ci, d’une « généralisation et d’une reconceptualisation radicales de la subjectivité. » Selon lui, les smartchips et les sensors, qui colonisent de manière croissante notre monde quotidien, font apparaître combien les médias ont aujourd’hui délaissé leurs fonctions médiatiques traditionnelles – enregistrer, stocker, transmettre – pour devenir « une plateforme de connexion et de rétroaction directe avec l’environnement, rendant les actions plus aisées. » C’est, pour ainsi dire, le sens du technico-médiatique lui-même qui est ici transformé, en même temps qu’apparaît une fonction des médias encore totalement inédite : « Pour la première fois dans notre histoire et (très vraisemblablement) dans l’histoire de l’univers », explique Hansen, « nous voyons notre statut privilégié et jusqu’à présent presque incontestable d’agent de sensation le plus complexe au monde remis en cause, voire aboli par la capacité technique de sensation, reproductible à loisir et se propageant de manière ubiquitaire, qu’ont introduite nos appareils et nos technologies intelligents. » Luciana Parisi, quant à elle, a théorisé les agencements technico-médiatiques actuels, qui cybernétisent les modes de sensation via l’intégration bio-informatique croissante de sensors (bioniques), de médias mobiles et d’atmosphères digitales, sous le nom de « techno-écologies de la sensation ». La nouvelle affectivité cybernétique qui réunit transversalement le biologique et le digital et produit à ce titre, comme l’explique Parisi, « l’expérience ressentie d’un lien non-sensuel entre matière organique et matière anorganique », ou, comme elle le dit encore, une sorte de « nouveau gradient de sensation de la chair pensante » – cette nouvelle affectivité, Parisi la nomme, en s’appuyant sur l’écologie de la symbiogenèse de Lynn Margulis, « symbiosensation ». Brian Massumi a pour sa part mis en perspective le régime de pouvoir contemporain sous l’appellation, empruntée à Foucault, d’« environnementalité ». Il a retracé à cette occasion la naissance du sujet environnemental et fait apparaître que le mode opératoire macropolitique central, qui repose sur un contrôle médiatique des affects, tout comme les micropolitiques contemporaines, qui doivent non moins être pensées sous le signe de ces mêmes affects, sont à réinscrire, pour être appréhendées correctement, dans le cadre d’une « écologie des pouvoirs ». Dirk Baecker a, lui, analysé la forme structurelle et culturelle de la « société à venir », appelée à se substituer, par le biais de l’implantation de l’ordinateur, à la société moderne de l’imprimerie et à son organisation par différenciations fonctionnelles ; or, pour Baecker, le trait essentiel de cette société à venir est l’imposition du « principe écologique ». Elle sera, à l’en croire, « de manière plus radicale encore que ce que nous pouvons imaginer jusqu’à présent un ordre écologique – si l’on entend par écologie le fait que l’on est amené à être confronté à des relations de voisinage entre des ordres hétérogènes et dépourvus de tout rapport préstabilisé entre eux. » Alexander R. Galloway et Eugene Thacker, enfin, ont mis en évidence « la dimension élémentaire » des réseaux – élémentaires « dans le sens où leur dynamique opère à des niveaux situés “au-dessus” ou “en-dessous” de celui du sujet humain. » Cette dimension « élémentaire », qui ne veut surtout pas dire « naturelle », traduit l’« aspect ambiant des réseaux », leur « aspect environnemental », que les sujets humains ne peuvent ni commander ni manipuler directement, et dont l’appréhension nécessite « une climatologie exhaustive de la pensée ». Vers une techno-écologie du sens Ces constatations programmatiques témoignent de la cristallisation progressive d’une sémantique nouvelle autour du concept d’écologie, chargée de décrire la condition technico-médiatique contemporaine – en même temps qu’elles font apparaître combien le concept d’écologie est à l’évidence lui-même pris dans un processus de déplacement, de transformation et de reformulation. Les cultures de l’objet technologiques auxquelles nous sommes liés font progresser l’écologisation de la sensation, de la cognition et de la pensée, et même et surtout du désir et de la libido, mais aussi l’écologisation du pouvoir et de la gouvernementalité, constituant à cet égard l’élément central d’une situation de la culture du sens modifiée en conséquence, et dont l’inconscient technologique dans son entier s’avère être un inconscient écologique. Ces cultures de l’objet technologiques se privent à cet égard définitivement du sujet transcendantal donneur de signification, qui avait trouvé dans le sujet travaillant son modèle, de sa souveraineté et de son pouvoir de disposition – même si ce sujet transcendantal était certes miné en réalité depuis déjà bien longtemps par la technicisation. Car bien sûr, ce sujet de la signification a toujours été fortement redevable de la technique médiatique : d’abord comme sujet écrivant et lisant, comme sujet alphabétisé, grammatisé au sens strict du terme, puis, plus tard, comme sujet cinématographique – plus globalement, comme sujet incarnant et intégrant dans ses schèmes les conditions technico-médiatiques de sa propre production d’expérience et de signification, c’est-à-dire ses couplages fondamentaux à la technique médiatique. De cette façon, il a fait entrer la condition médiatico-technique au cœur de la synthèse subjective, tout en (re)monopolisant et en reconcentrant sans cesse en et sur soi – et c’est là le fait important – tout pouvoir de disposition et toute agentivité. Mais aujourd’hui, non seulement les cultures de l’objet technologiques opèrent depuis longtemps, et de manière toujours plus accentuée, dans des domaines illisibles, imperceptibles, inépelables pour des sujets conscients et leurs facultés de lire et de projeter, c’est-à-dire pour des sujets alphabétisés et cinématographiques ; elles opèrent également de manière croissante au sein même de l’environnement de ces sujets – mais en les y contournant totalement. Or, ceci ne modifie pas seulement le régime transcendantal, qui porte toujours l’empreinte spécifique indélébile des techniques médiatiques de son temps ; cela ne signale pas seulement une technicité transcendantale nouvelle, désormais inéluctable, qui tient sous son emprise notre expérience au sein de notre monde technique actuel, organisé autour de la computation en réseau : cela ébranle même, enfin, l’ensemble de la culture du sens elle-même, cette culture centrée sur la subjectivité de type herméneutique. En lieu et place de la culture herméneutique du sens signifiant apparaît la culture du sens technologique, qui ne conduit certes pas à l’abolition de tout sens et à la fin de toute hermeneia, mais instaure et assoit tout au moins un autre sens du sens, un nouveau sens du sens, un sens situé au-delà de la signification, qui ne peut être pensé que dans le cadre d’une nouvelle écologie et de la nouvelle tâche herméneutique qui apparaît et s’impose avec elle – dans le cadre, plus exactement, d’une techno-écologie du sens décrivant l’historicité de l’hermeneia en train de se faire jour. Ce sens nouveau, techno-écologique, du sens, qu’il n’est plus possible d’appréhender à l’aide des distinctions directrices et des prémisses de l’ère de la signification, a déjà fait l’objet de nombreuses tentatives de saisie conceptuelle : sous les termes d’agencement, d’assemblage, d’ensemble, de montage, de composition, d’hétérogenèse, de symbiogenèse, d’être-avec, d’être-ensemble, d’agentivité (agency), ou encore d’enchevêtrement (entanglement) d’entités et d’acteurs humains et non-humains. La description à nouveaux frais de cette structuration de la culture du sens semble même constituer l’un des défis et l’un des axes majeurs des politiques conceptuelles contemporaines, qui toutes commencent à prendre acte de la structuration écologique générale et placent celle-ci au centre des réformes épistémologiques et ontologiques qu’elles proposent. L’une des tentatives les plus récentes, et en même temps l’une des plus vastes, se trouve à cet égard chez Jean-Luc Nancy, qui depuis plus d’un quart de siècle étudie la modification de la constitution du sens causée par la technologie. Dans un texte intitulé « De la struction », Nancy a en effet mis fin à sa focalisation sur les acteurs humains et leur agentivité spécifiquement humaine qui caractérisait jusqu’à présent (au moins en apparence) sa pensée de l’être-avec, et a mis en évidence le caractère purement technique de l’être-avec, engageant dès lors une description de la nouvelle situation d’histoire du sens comme celle d’un sens radicalement distribué : « ce qui nous est donné ne consiste que dans la juxtaposition et la simultanéité d’une coprésence dont le co- ne porte aucune autre valeur particulière que celle de la contiguïté ou de la juxtaposition dans les limites selon lesquelles l’univers lui-même est donné. »C’est précisément dans cette exposition de la struction, au sens de struo (amasser, entasser), que réside selon Nancy « la leçon de la technique ». À l’ère technologique se produit « un déplacement, une courbure du dispositif phénoménologique », par lequel la simple « comparution » se révèle être le « sens du monde ». Il ne s’agit plus d’un « avec » existentiel et en cela anthropocentrique, mais d’un « avec » purement catégoriel : c’est exactement cela, c’est exactement ce dénudement qui marque la situation de la struction, cette situation au sein de l’histoire du sens dans laquelle nous place la technique, et qui explique qu’il « nous incombe de tout réinventer – à commencer par le sens. » Peu de temps après la publication de ce texte, Nancy a encore approfondi cette « leçon » en mettant le doigt sur la « catastrophe du sens »à laquelle nous sommes exposés, tout en explicitant ce devenir-catastrophique du sens, son renversement, son ébranlement, son effondrement, comme le cœur de la grande transformation qui s’opère dans l’histoire du sens, et en soulignant également, par l’idée d’une « interconnexion » générale, la sorte d’environnementalisme généralisé du sens : « une sorte d’environnementalisme généralisé dans lequel tout s’environne, s’enveloppe et se développe selon la réticulation de ce qu’on a pu nommer un inconscient technologique – l’inconscient voulant dire avant tout, ici comme ailleurs, le tissage enchevêtré de tous les étants. » Si Nancy avait certes déjà usé à quelques reprises, par le passé, du concept d’« écotechnie » pour décrire le devenir-technique général du monde, c’est ici l’écologie généralisée qui apparaît comme le véritable moment-clé de la culture du sens hautement technicisée. La situation contemporaine d’histoire du sens, pourrait-on dire ainsi en un mot, est environnementale au sens le plus commun du terme, et le nouveau paradigme est celui d’une écologie générale. Dès lors que le mouvement définitoire de notre époque est celui d’une écologisation générale, dès lors que l’entrée dans la condition technologique nous conduit à l’instauration d’un nouveau paradigme écologique, c’est aussi à une vaste transvaluation du sens de l’écologie à laquelle nous assistons de cette manière ; et cette transvaluation a même constitué l’un des terrains de politique théorique les plus stimulants du xxe siècle, et le demeure de toute évidence encore aujourd’hui. C’est en effet l’écologie restreinte – l’écologie comme religion – qui a mobilisé de manière récurrente les figures de l’intact, de l’indemne, du valide, du sain, de l’immune, qui n’a cessé de participer, comme l’a souligné Derrida, à la « pulsion de l’indemne »dans sa « réaction à la machine » et au déracinement, à la délocalisation, à la dépossession et à l’expropriation produits par la « machine télé-technoscientifique », et qui, enfin, a toujours privilégié les figurations du propre, de l’être-auprès-de-soi, de l’être-chez-soi. L’écologie générale, quant à elle, qui, sous l’effet du renversement du sens de l’écologie, se dessine progressivement comme le prochain principe écologique, obéit à une tout autre économie : une économie générale. Elle est pour sa part une écologie non-naturelle, soustractive, pourrait-on dire, une écologie qui s’est soustraite à la dimension immunopolitique de l’écologique, une écologie d’un être-sans généralisé, d’un être sans essence, sans substance, sans fondement, sans finalité, sans modèle, sans signification, etc. – elle est, peut-être, l’écologie d’un être du transforme et de l’informe. Le terme d’« écologie générale », il faut le souligner, ne porte à cet égard pas seulement à l’expression une conception nouvelle de l’être et du sens, dont il va falloir bientôt dessiner de manière plus précise encore les contours. Il est, de manière plus globale, le nom du nouveau style de l’époque, de la nouvelle orientation, de la nouvelle attitude, ou, pour le dire avec Husserl, de notre « style normal » et de notre « forme normale » à venir, qui prennent acte de la transformation de notre expérience basale engendrée par les nouvelles technologies médiatiques et se placent à la hauteur de la nouvelle position fondamentale. Guattari, pour revenir une dernière fois à son intuition diagnostique, a commencé dans Les Trois Écologies à retracer ce double mouvement, rendant compte tout autant d’une nouvelle conception hétérogénétique de l’être que de la nouvelle conception de la pensée, qu’il a décrite comme la pensée d’une « éco-logie » polyvalente, pré-personnelle, pré-objective, semblable à la logique des processus primaires freudiens. Dans ce contexte, il a confié la tâche du développement de cette « nouvelle logique écosophique » à une « écologie mentale », qui se croiserait toujours déjà à la fois avec l’écologie collective-sociale et l’écologie matérielle-technique – et marquerait dès lors précisément les contours de l’écologisation générale. Nous ne sommes pas encore allés assez loin dans le développement de cette écologie générale. Bien sûr, de nombreux motifs et fragments d’un nouveau type ou d’une nouvelle forme de rationalité surgissent de toutes parts, et attestent qu’en nous rendant sur le terrain de l’écologie générale, nous ne nous rendons nullement sur le terrain de l’irrationnel, de l’informe, et moins encore sur un terrain qui serait situé par-delà toute logique. Guattari a vu dans ce qui nous advient, ou dans ce qui pourrait nous advenir, une forme nouvelle d’animisme, un techno- et médio-animisme, pour ainsi dire, et même une sorte de possible « réenchantement », précisément parce que cette organisation à venir pourrait avoir une certaine ressemblance avec l’agencement, certes non pré-logique (comme le pensait Lévy-Bruhl), mais non-moderne, et radicalement participatif, qui est celui de l’animisme sauvage. Lévy-Bruhl avait noté dans ses Cahiers « pour la mentalité primitive, être c’est participer », formulant ainsi le mot d’ordre de l’être sauvage ou, plus exactement, le mot d’ordre d’un être non-alphabétique – ce mot d’ordre qui connaît aujourd’hui, dans un contexte de techniques médiatiques, un étonnant regain d’actualité. Tous les néo-animismes grandissants de notre temps le montrent. Après les civilisations soi-disant archaïques, sauvages, c’est à notre tour d’être bientôt confrontés – si l’on en croit tout du moins la lecture que Guattari propose de la disposition animiste – à des « objectités-subjectités » qui « se chevauchent les unes les autres, s’envahissent pour constituer des entités collectives mi-chose, mi-âme, mi-homme, mi-bête, machine et flux, matière et signe », et dans lesquelles « les sphères de l’extériorité ne sont pas radicalement séparées de l’intérieur ». Tertium datur : immanence, et même imminence et transversalité du sens. Traduit de l’allemand par Guillaume Plas