Majeure 51. Envoûtements médiatiques

Métaphysique du Joker

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Le crime ultime du Joker serait-il d’avoir traversé l’écran de la fiction ? Son crime parfait, devant lequel il disparaît sans laisser d’empreinte, tel le sourire de chat sans chat dans Alice. La terrible tuerie d’Aurora du 20 juillet 2012, lors de l’avant-première de The Dark Knight Rises de Christopher Nolan, trouble la limite entre deux mondes dont la salle de cinéma apparaît comme l’échangeur. Dans la mythologie de Batman, la salle de cinéma est intimement liée au traumatisme originel qui marque le destin du héros : les parents de Bruce Wayne ont été assassinés au retour du cinéma où ils étaient allés voir La marque de Zorro avec leur fils ; à Aurora, les coups de feu factices du film se sont matérialisés dans le noir de la salle en un massacre de chair et de sang. À la fois matrice placentaire et métaphore de la crypte psychique, la batcave construite sous le manoir familial perpétue aussi l’obscurité rassurante de la salle où le trio œdipien avait été réuni pour la dernière fois. Le mot de condoléance hébété écrit par Nolan reprend cette thématique infantile, quand il décrit la salle obscure comme étant sa maison. On sent bien qu’au-delà du fait divers, cet événement touche à quelque chose de plus profond dans notre structure psychique, qu’il ébranle les limites de la maison. Aux États-Unis, ce drame n’a pas seulement relancé le vieux débat sur la vente des armes à feu, il a aussi interrogé un éventuel rapport de causalité entre l’image cinématographique et le réel, comme l’atteste la plainte contre Warner pour incitation à la violence que veut déposer l’un des survivants. Comme dans Natural Born Killers (Tueurs nés) d’Oliver Stone, qui avait fait l’objet d’une plainte analogue, Nolan joue d’un va-et-vient permanent entre le film et le spectacle télévisuel réaliste qu’il s’incorpore (images des courses-poursuites en direct et des bulletins d’information). Le Joker de la fiction recrute ses hommes de main parmi les pauvres schizos enfermés dans l’asile d’Arkham ; ainsi James Holmes, le tueur d’Aurora pathétiquement déguisé, les cheveux teints, pourrait presque s’effacer sous le pouvoir médiumnique de l’image qui a cristallisé son délire meurtrier : « je suis le Joker », a-t-il dit lors de son arrestation. Comme une sorte de « mon nom est personne », cette phrase a quelque chose de vertigineux, tant l’être du Joker se confond avec son déguisement de clown dépigmenté. L’asile d’Arkham Un événement est toujours à double face. D’un côté, il est par essence imprévisible. L’événement affecte son objet d’un sens que l’on n’attendait pas. La tuerie d’Aurora projette son ombre sur la trilogie Batman de Nolan : elle lui interdit désormais de se clore sur elle-même dans une pure idéalité, elle attache à jamais l’objet esthétique au monde temporel dans lequel il s’est traduit en actes. Mais de l’autre côté, un événement n’est un événement que dans la mesure où il révèle quelque chose dans son objet, où il actualise une virtualité déjà contenue dans l’objet lui-même. La série Batman est une fable sur la folie et sur la limite entre la normalité et la folie. La limite franchie par l’acte criminel répète ainsi cette limite enveloppée dans le virtuel lui-même. La seule obsession du Joker est de faire basculer Batman de son côté, de lui faire admettre que sa vraie place est à Arkham. Indifférent aux préoccupations matérielles de la pègre, ses crimes ont une signification métaphysique : ils visent à démontrer la fragilité des barrières qui nous défendent du chaos, enfermant ses victimes dans des dilemmes macabres et humoristiques où la Raison calculante ne peut qu’être poussée à la folie. Comme il est dit dans Killing Joke d’Alan Moore, il suffit d’un seul mauvais jour dans la vie d’un homme normal pour devenir cinglé. Avec ses tours et ses bas-fonds, ses tunnels et ses ponts, la ville de Gotham est le véritable personnage principal de l’histoire. Cité corrompue et décadente, elle est en tant que telle l’ennemi du gourou de la Ligue des Ombres, Ra’s al Ghul, qui veut la détruire. Batman lui-même fait corps avec Gotham quand, la nuit, il se tient immobile sur les flèches de ses buildings comme une gargouille se fond dans l’architecture d’une cathédrale. Or, l’asile d’Arkham est le centre névralgique de ce tissu urbain aux mailles serrées. Comme le dit Batman, cet asile est une passoire, on ne cesse de s’en évader. Cette porosité a une signification politique précise : la prison n’est pas un trou ou un îlot dans l’espace urbain, elle communique au contraire avec toute la ville. Comme l’a montré Michel Foucault, le milieu asilaire ne fait qu’intérioriser un pouvoir à l’œuvre au dehors, dans le réseau carcéral d’une société panoptique et nyctalope dont il est le modèle architectural. Batman est la sentinelle d’une société de contrôle insomniaque. La porosité d’Arkham à Gotham exprime ainsi la porosité de la vie urbaine quotidienne à la folie qu’elle renferme et produit. Dans le magnifique Arkham Asylum de Grant Morrison et Dave McKean, Batman piégé par le Joker craint en pénétrant dans Arkham de s’y sentir comme « à la maison ».Puissance des masques La relation de Batman au Joker est essentielle. Suivant l’expression d’usage, le Joker est la « némésis » de Batman, non seulement son « archenemy », mais aussi, comme dans la mythologie grecque, une sorte de balance à la fois vengeresse et juste, contrepoids nécessaire à la démesure d’un héros humain, trop humain. On a ainsi deux figures en entrelacs. Batman est certes un justicier, mais sans loi. Il oppose au droit une légitimité supérieure, celle d’un chevalier noir, hors-la-loi et paria, renforçant même le mal qu’il combat en nourrissant la haine et la folie de ses propres ennemis. Batman est la maladie auto-immune de Gotham. Réciproquement, le Joker est certes le plus radical criminel, mais dont le crime est aussi le plus fidèle qui soit à la loi qu’il pousse jusqu’à ses conséquences délirantes et aux valeurs des hommes dont il veut par là inverser la hiérarchie (le mal à la place du bien). Alan Moore pousse cette fraternité Batman-Joker au plus loin dans le rire final de Killing Joke, qui est à la fois un fou rire et un rire de la Raison pure. Dans Batman R.I.P., Grant Morrison fait éclater la schizophrénie latente de B. Wayne en une série d’alter egos hallucinatoires : Batman, le petit Bat-mite, le Batman de la planète Zur-En-Arrh. L’agressivité sublimée de Batman est brutalement recouverte par son double pulsionnel de Zur-En-Arrh, qu’on ne distingue plus des psychopathes qu’il combat. Dans ce jeu de mots énigmatique, il faut déchiffrer le souvenir-écran du film-trauma originel : comme son père l’a dit à Bruce, si Zorro avait existé, il aurait été enfermé à Arkham (« Zur-En-Arrh »). Sous le clivage manichéen entre « super-héros » et « super-vilains » se fait ainsi jour une mise en abyme des identités, qui ne cessent de passer les unes dans les autres. Masqués, déguisés, grimés, les « super-héros » incarnent une crise de l’identité. Héros du travestissement, ils érigent le simulacre au rang de principe. Il n’y a plus de hors-champ, le clown blanc ne se démaquille plus. Dans la chemise de nuit rouge de Mad Love, Harley Quinn garde son masque même pour l’amour. Si le Joker est le véritable héros du Dark Knight de Nolan, c’est parce qu’il est le personnage dont le visage est lui-même un masque au sourire pétrifié, inamovible. Il dit ainsi la vérité de toute cette mythologie. Dans la fameuse séquence de vandalisme esthétique du Batman de Tim Burton, le Joker refaisait en rouge le portrait des chefs-d’œuvre de la peinture classique, épargnant seul un tableau de Francis Bacon. Ce que veut le Joker, c’est enlever le masque de Batman. Enlever son masque, ce n’est pas révéler une identité qui serait cachée sous le déguisement, c’est plus profondément en finir avec l’identité elle-même ou, comme chez Bacon, défaire le visage. Les plaies souriantes qu’il ouvre dans les joues de ses victimes ne sont que des expressions superficielles de ce désir fondamental. Le Joker de Nolan change sans cesse de récit sur l’origine des cicatrices de ses propres joues. Ainsi la vérité s’évanouit-elle au profit d’une puissance narrative continue qui la multiplie en versions parallèles et qui ramifie le passé suivant des lignes virtuelles. La fameuse séquence de hold-up avec les masques de clowns en ouverture de Dark Knight est paradigmatique : dans un jeu virtuose de dissimulation réciproque, les hommes de main du braquage s’entretuent un à un, jusqu’à ce que ne survive que le Joker qui s’était fait passer pour l’un d’entre eux et dont le masque triste recouvre son propre visage-masque au sourire figé. Comme le dit Deleuze, « les masques ne recouvrent rien, sauf d’autres masques ». Qu’est-ce que le virtuel ? La chauve-souris est un signifiant œdipien, symbole de l’angoisse infantile retournée en fidélité au père. Mais le fameux logotype de Batman est une image à double aspect : par un retournement du fond et de la figure, la chauve-souris disparaît soudain devant une bouche grimaçante, rictus taillé au couteau dans une citrouille d’Halloween. La Gestalt obsessionnelle de cette bouche, n’est-ce pas déjà le sourire pétrifié du Joker qui hante Batman ? Cette apparition fantomatique de la bouche illustre parfaitement la nature du virtuel. Immédiatement disponible, la notion de virtuel est aujourd’hui l’une des plus mal comprises. On croit que le virtuel peut se définir comme ce qui n’existe pas réellement. Quand un tireur fou prend le masque d’un criminel fictif, on croit qu’il franchit une frontière entre le virtuel et le réel, qu’il réalise ce qui n’était que virtuel. La « TV-réalité », où l’on ne peut plus discerner la réalité directement vécue du spectacle représenté et scénarisé, est le symptôme de cette maladie que l’on impute à l’invasion constante du virtuel dans le réel. Mais en vérité la transformation propre au virtuel n’est pas une réalisation, c’est une actualisation. En tant que tel, le virtuel est déjà réel sans être actuel. En effet, l’actuel n’épuise pas le réel. Le réel est plus riche que l’ensemble des faits. Quand le virtuel s’actualise, il franchit une limite qui est intérieure au réel lui-même. Il est à situer dans une position inter-médiaire entre ce qui existe (déjà) et ce qui n’existe pas (encore) : il appartient donc à l’essence même du médium et des médias. Les médias sont tout à la fois la fabrique et le réceptacle du virtuel, le site où il passe sans cesse (et de façon imprévisible) la limite intérieure au réel, qui lui permet de se renouveler sans fin. Mais le point décisif est que la réalité du virtuel n’obéit pas au principe d’identité. Dans le virtuel, une image n’est elle-même qu’en étant en même temps autre, c’est-à-dire en s’associant à d’autres images avec lesquelles elle forme une sorte de brouillard. Ainsi le sourire du Joker est-il riche d’une puissance virtuelle : la fascination qu’il exerce tient à sa capacité à émettre et absorber d’autres images plus ou moins proches. Le sourire mutilé du Joker de Nolan n’est le sien qu’en étant en même temps celui de Gwynplaine, l’« homme qui rit » de Victor Hugo, interprété par Conrad Veidt dans le film de Paul Leni. Il n’est lui-même qu’en étant aussi celui de Madeleine, la « femme qui rit » dans L’Apollonide de Bertrand Bonello. La mise en scène de Bonello exprime avec virtuosité la pénétration incessante du rêve et de la réalité l’un dans l’autre, autrement dit du virtuel et de l’actuel. Dans la maison close, chaque prostituée porte déjà le masque de son surnom : Madeleine « la Juive », en perdant son visage, ne fait que changer de masque. C’est encore quand elle porte un masque dans l’étreinte qu’elle peut jouir, à la fin du film. L’attrait érotique de la bouche monstrueuse de la femme-qui-rit auprès de la clientèle bourgeoise est précisément lié à la multiplicité des images (clown, pantin, etc.) qu’elle évoque comme autant de masques virtuels. Quand elle pleure des larmes blanches de sperme qui coulent sur le sourire rouge de sa bouche, c’est aussi le Joker qui pleure la violence universelle dont il est la projection. Dans le virtuel, les associations entre images effectuent des sauts à travers l’espace et le temps. Le virtuel existe en lui-même, c’est-à-dire dans un espace spécifiquement médiatique, sans actualité spatio-temporelle autre que celle de sa diffusion. Le sourire du chat du Cheshire, qui n’est localisable en aucun point de l’espace, appartient à un espace affectif, irréductible à l’espace objectif : il ne porte d’effet que dans la mesure où des sujets s’en trouvent affectés. De même, le sourire du Joker est un affect. Son intensité dépend de la disparité des images qu’il associe par-delà le temps et l’espace actuels. L’actualisation du virtuel est toujours une épreuve ; elle peut lui faire perdre tout prestige et toute valeur, comme c’est par excellence le cas dans le passage à l’acte meurtrier. L’acte apparaît alors dans sa nudité pathétique. L’épreuve de l’actualisation consiste pour un acte à transformer le virtuel sans l’appauvrir, à le cristalliser en conservant quelque chose du brouillard qu’il dissipe. Platon dans la batcave Accuser les images de fiction d’inspirer des actes violents, comme le fait trop facilement une presse bien-pensante perfusée de moraline, cela repose sur une intuition inadéquate des conditions d’existence de notre temps. Plutôt que de vouloir à tout prix établir ce que l’acte criminel doit aux images, il serait plus instructif de chercher ce que les images disent du monde même dont elles sont des concrétions, en quoi le virtuel fait partie intégrante de la réalité de ce monde nouveau qui ne se définit plus par les dualismes étanches hérités de la pensée classique, ceux de l’être et du simulacre, du Même et de l’Autre, de l’identité et de la différence, du moi et du non-moi. Il est métaphysiquement arriéré de dénoncer ce brouillage des catégories platoniciennes par pétition d’un principe sacré de réalité, en rêvant à l’innocence perdue d’une vie au premier degré. Sorti de la caverne, Platon est entré dans la batcave. Aucun acte ne vaut plus aujourd’hui pour réel qu’à condition d’être réfléchi dans sa propre image en miroir, d’être doublé par les images virtuelles qui se cristallisent avec lui, de simuler les images dont il vit. Pas plus qu’un effet pervers des technologies de la télécommunication, ce règne du simulacre n’est le symptôme d’une cité « décadente » ou d’une « société du spectacle ». Loin de plaider contre la folie de l’époque, la pathologie criminelle la plus narcissique mesure au contraire l’effort que nous devons faire pour vivre au niveau ontologique de notre temps. Le sourire du Joker nous hante tous virtuellement, à des degrés divers. Si nous pouvons aujourd’hui conquérir une nouvelle forme de subjectivité, elle est nécessairement en rapport avec ces terrifiants flux de virtuel qui nous traversent, et sous lesquels James Holmes s’est violemment effondré. Trouvant son intensité d’existence dans la simulation, cette subjectivité ne s’adosse plus à une personnalité substantielle. Dans la banalité quotidienne, au travail ou dans l’amour, nous avons encore à inventer la puissance de subjectivation des doubles, des pseudos et de tous les masques que nous portons.