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Pour une théorie critique des historicités

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Mondialisation libérale et fin de l’Histoire

La fin du « siècle court » implique-t-elle la fin de l’histoire ? Comment peut-on encore produire du réel dans un monde qui semble entièrement gouverné par la répétition du même (la subsomption totale de la vie au capital) et la mise en abîme des grands récits métaphysiques (téléologie providentialiste de l’émancipation)[1] ? En effet, « le plus frappant aujourd’hui, c’est qu’il n’y a plus ni commencement ni fin : la grande uniformisation mercantile du globe, réelle ou fantasmée, ne se pense plus comme accomplissement, pacifique ou désastreux, d’un processus, présupposé ou construit. Elle se conçoit bien plutôt comme l’Événement qui fait taire toute histoire et que l’on ne peut que constater ». Autrement dit, peut-on encore produire des histoires — des parcours effectifs de vie et de liberté — lorsque l’Histoire semble avoir trouvé sa raison ultime ? Quelles conséquences réelles peut aujourd’hui produire la critique philosophique et politique de la mondialisation ? Ces questions sont au centre du dernier ouvrage de Bertrand Binoche, La Raison sans l’Histoire. Échantillons pour une histoire comparée des philosophies de l’Histoire (Paris, PUF, coll. « Pratiques théoriques », 2007). Autant dire que pari relevé par Binoche dans son livre est en même temps audacieux et passionnant[2].

Binoche revendique et défend en effet une conception éminemment pratique de la théorie philosophique. Loin d’être un simple jeu institutionnel, l’exercice de la philosophie s’impose comme devoir politique de la théorie, autrement dit comme critique radicale de l’Événement total (le marché mondial) et comme ouverture réitérée des multiplicités des histoires possibles. Il ne s’agit pas en ce sens de céder à un optimisme béat et naïf quant à la réouverture des possibles dans l’histoire mais au contraire de faire travailler, de l’intérieur, les monades de sens cristallisant les formes données du réel. Ainsi, la « dialectique négative » dont il était question chez Adorno se transforme chez Binoche en une connaissance capable d’éclairer et d’intervenir sur les événements singuliers (et non pas sur l’Évenément global) produisant ce que nous appelons le « monde réel » de la mondialisation capitaliste et marchande. On ne peut plus opposer à l’Événement final du capitalisme mondialisé une Raison dialectique de l’Histoire. Nous pouvons en revanche, à l’instar de la philosophie française du XVIII e (Montesquieu) ou de la philosophie allemande du XIXe (Hegel et Fichte), construire une polysémie ouverte et flexible des pratiques possibles dans les histoires du réel — s’affirmant comme une tentative de tracer les lignes ou les parcours d’autres formes de vie non assujetties à l’emprise du marché[3].

C’est dans cette perspective que Binoche reconstruit une généalogie de l’Histoire qui passe en premier lieu par la reconstitution de l’« objet libéral » et de son idéologie. Pour ce faire, Binoche se sert aussi bien de Godwin et de Smith que de Malthus et de Constant. L’étude comparatiste de ces auteurs permet ainsi de mettre en lumière les fondements mêmes de l’idéologie libérale, à commencer par la conception de l’individu. Pour Godwin et pour Constant, « l’individu est cette irréductible singularité qui trouve en elle-même, et ne peut trouver qu’en elle-même, les motifs légitimes de toute entreprise. C’est l’homme en tant que définitivement émancipé du citoyen » (p. 167). En effet, « il faut instituer un nouveau sujet de droits, l’individu, soit l’homme dans sa singularité privée, auquel on opposera le “peuple” dont les droits sont les garanties politiques de cette dernière. Pour Constant comme pour Godwin, c’est exclusivement à l’individu qu’il appartient de rechercher comment être heureux » (ibid.). La naissance de l’individu libéral se double nécessairement de la critique des formes rigides et normatives de gouvernement. Voici la question essentielle à laquelle Godwin et Constant se doivent de répondre : « Jusqu’où, donc, ne pas trop gouverner ? Jusqu’aux garanties politiques irréductiblement nécessaires aux droits de l’individu : on ne résorbera pas plus le citoyen dans l’individu que l’homme dans le citoyen. Il faut, et il faudra toujours, que subsiste un gouvernement à même de protéger chacun contre les vices d’autrui. Et de même que les droits individuels se soutiennent dans une sorte d’éternité que Constant répugne à qualifier de “naturelle”, de même le gouvernement se voit soustrait au péril d’une euthanasie par la perfectibilité. L’objet libéral se constitue ici dans ce que l’on a envie d’appeler une temporalité négative — au sens où l’on parle de “théologie négative” » (p. 170). La solution est par conséquent très claire : « moindre gouvernement, gouvernement différentiel : tel est le couplage libéral. L’objet du même nom surgit là où, arrachée à la décision unanime et originaire du contrat, l’autorité se voit contrainte de s’en tenir au minimum indispensable par sa fragmentation en modes hétérogènes de contrainte » (p. 173).

La question que pose Binoche tient précisément à cela : quelles sont les alternatives théoriques possibles à la philosophie politique libérale de l’Histoire ? Comment sortir du modèle théorique de l’Événement planétaire censé conduire l’individu — et lui seul — à sa perfection ultime et définitive (celle du « consommateur moral et avisé ») — au-delà de tout gouvernement et de toute forme d’institution ? La recherche de cette alternative peut s’effectuer dans le socle de la tradition philosophico-politique européenne, interprétée d’une manière totalement nouvelle et originale. Deux exemples : la lecture hégélienne de Montesquieu et la pensée de Fichte.

« Il est inutile d’espérer comprendre quelque chose à la lecture de Montesquieu par Hegel si l’on ne tient pas compte d’une contrainte d’époque à laquelle celui-ci n’avait aucune raison d’échapper — et à laquelle d’ailleurs, fils de son temps, il ne prétendait nullement échapper. Chez Hegel aussi, la référence à l’Esprit des lois s’opère, en partie au moins contre Rousseau. Chez Hegel aussi, la référence à l’Esprit des lois est ambivalente : si d’une part, Montesquieu a fort bien compris que tout produit de l’“esprit d’un peuple” n’est intelligible que rapporté à la totalité qui définit ce dernier, il a, d’autre part, méconnu la nature de cette totalité qui définit ce dernier, c’est-à-dire les modalités organiques en fonction desquelles s’agencent ses principes constitutifs pour acheminer l’esprit du monde à sa Bestimmung » (p. 214).

Dans cette optique, la lecture hégélienne de Montesquieu comprend trois axes principaux : la philosophie du droit, la philosophie de l’histoire et l’histoire de la philosophie. Hegel reconnaît à Montesquieu d’avoir institué « une nouvelle naturalité du droit, une normativité immanente au tissu historique des choses » (p. 243), contre toute conception abstraite et neutre de l’espace juridique. Deuxièmement, Montesquieu a élaboré un art scientifique de gouverner s’opposant au gouvernement par la prudence, ce qui lui a permis de définir des règles générales de l’histoire. Cette histoire demeure néanmoins pour Hegel encore excessivement pragmatique, car elle n’est pas à même de mettre en lumière l’unité du processus historico-universel (p. 249). Troisièmement, Hegel se sert de Montesquieu pour limiter les effets néfastes d’une interprétation matérialiste de l’histoire. On peut ainsi affirmer que « Montesquieu, d’un point de vue hégélien, s’est trouvé impuissant à penser une philosophie de l’histoire : mais l’on peut se demander si l’histoire hégélienne de la philosophie ne se trouve pas impuissante à penser Montesquieu et sa philosophie des histoires — comme si l’évidence de la Weltgeschichte rendait celle-ci inintelligible » (p. 252).

Hegel et Montesquieu nous obligent à nous confronter à une double stratégie dans la saisie et la compréhension de la dynamique historique : d’une part, nous avons la sélectivité de l’approche hégélienne, qui met sans doute en lumière le « concret » agissant dans l’histoire mais au détriment de tout ce qui ne s’est pas encore réalisé dans sa téléologie ; de l’autre, la démarche expérimentale de Montesquieu, prenant en compte « toutes les variations des principes pour rendre raison de toutes les institutions humaines » (p. 253). Voilà pourquoi « ni Hegel ni Montesquieu parce que nous avons d’autres illusions. Hegel et Montesquieu pour desserrer un peu, tant bien que mal, leur étau » (p. 254). Le sens de l’histoire à l’époque de l’événement du marché global ne peut pas être compris indépendamment du processus ou des lois qui l’ont rendu possible — mais cette possibilité ne renvoie pas non plus à une unicité irréductible et sans retour, puisqu’elle est toujours composée par les trajectoires et les variations plurielles de la pratique humaine (institutions, mœurs, etc.). Ainsi, l’expérimentation de l’histoire n’est jamais aveugle, puisqu’elle trouve sa direction véritable dans la mise en épreuve des objectifs que nous savons et nous pouvons construire dans l’affirmation de notre pratique commune.

C’est précisément dans cette perspective que Binoche interprète à nouveaux frais la pensée politique de Fichte. En effet, Fichte, « parti de l’affirmation que toute société politique ne peut se fonder, en droit, “que sur un contrat entre ses membres”, il en arrive à soutenir que ce même contrat doit impérativement s’effacer devant l’obligation infinie de progrès que dicte à chacun la loi morale. (…) Ce qui fonde réellement l’obligation, c’est le savoir (perfectible) que j’ai de ce que je dois faire pour contribuer au bonheur public et, cela, je le dois de toute façon, que je l’aie promis ou non ; inversement, dès lors que mes lumières me conduisent à discerner rétroactivement mon erreur, je ne dois plus ce que je croyais, à tort, devoir, que je l’aie promis ou non » (p. 202). Quelle est alors la stratégie politique élaborée par Fichte, en particulier dans la Contribution de 1793 ? Elle consiste à envisager un « droit de retrait » permanant du citoyen vis-à-vis du corps politique. « Ce droit individuel de retrait, [Fichte] le radicalise en vertu de la démonstration suivante : le contrat civil est d’une nature telle qu’elle se conclut à chaque instant, en ce sens que l’État et le particulier s’y acquittent continûment de leurs promesses, celui-ci en se soumettant à la législation de celui-là, celui-là en garantissant les droits de celui-ci. Mais si le contrat est conclu à chaque instant, il peut aussi se rompre à chaque instant sans reste, c’est-à-dire sans qu’aucun des deux contractants doive rien à l’autre » (p. 205-206).

Autrement dit, ce que Fichte essaye de penser est la légitimation de la révolution comme « addition de ruptures individuelles successives — et non simultanées ». La révolution envisagée par Fichte n’est pas calquée sur le modèle de la Révolution française — et c’est en cela que réside naturellement toute l’originalité de sa problématique. En effet, « Fichte pense une révolution à la fois progressive et individuelle : ce sont bien les volontés de chacun, et non celles de tous, qui, peu à peu, l’accomplissent. Or une telle révolution a ceci de remarquable qu’elle s’effectue sans qu’aucun conflit n’ait lieu, ni ne puisse avoir lieu : un nouveau corps politique se reconstitue à côté du précédent, et l’absorbe graduellement sur la base du consentement individuel. Le paradoxe est alors celui de quelque chose comme une émigration interne : le particulier en rupture de contrat (…) c’est une sorte de déserteur voué à faire toujours plus d’émules de telle sorte que, de son retrait exemplaire, émerge irrésistiblement un corps social perfectionné bientôt voué, faute de rival, à occuper seul l’espace » (p. 208).

Peut-on, aujourd’hui, en suivant la leçon politique de Fichte, « commencer un processus en instituant une discontinuité radicale par soustraction de la nouvelle population à la société existante ? » (p. 209) Comment peut-on rompre le « contrat » qui semble nous lier irrémédiablement à l’Événement du marché global et à la fin en la croyance au sens ultime de l’Histoire ? Les réponses apportées par Binoche à ces questions décisives sont claires et courageuses : il s’agit de construire « une théorie des historicités qui n’hypostasie aucune d’entre elles, préférant les comparer et les relativiser réciproquement. On y retrouvera alors l’événement, sans majuscule ni privilège : un réel parmi d’autres » (p. 389). Cette théorie des historicités va naturellement de pair avec l’exigence politique d’échapper aux contraintes et à l’emprise du capitalisme global par l’exode et le « vivre ensemble » déterminés par la vie des multitudes. Une vie composée par la puissance commune de produire du réel dans la texture bigarrée de l’expérience et constituée par une « grammaire » politique polythéiste et capable de faire face aux enjeux d’un monde désormais sans « dehors ». L’espace unique du marché global, loin de désigner la fermeture définitive de tout projet politique, se révèle ainsi comme étant une formidable occasion pour inventer des nouvelles formes de subjectivité et d’émancipation — en désertant définitivement la croyance en l’éternel retour de l’Événement[4].

Notes

[ 1] Cf. à ce propos E. Hobsbawm, L’Âge des extrêmes. Histoire du Court XX e siècle, Paris, Éd. Complexe, 2005.Retour

[ 2] Sur les mêmes problématiques considérées du point de vue des « droits de l’homme », Cf. B. Binoche, J.-P. Clero, Bentham contre les droits de l’homme, Paris, PUF, 2007.Retour

[ 3] Pour une généalogie de cette thématique, Cf. B. Binoche, Les Trois Sources de la philosophie de l’histoire (1764-1798), Paris, PUF, 1994 (Nouvelle édition : Laval, Presses universitaires de Laval, 2008).Retour

[ 4] On peut à cet égard confronter les thèses de Binoche avec celles de P. Sloterdijk et de P. Virno ; Cf. P. Sloterdijk, Le Palais de cristal. À l’intérieur du capitalisme planétaire, Paris, Maren Sell, 2006 ; P. Virno, Grammaire de la multitude. Pour une analyse des formes de vie contemporaines, Paris, Éd. de l’Éclat, 2007.Retour