57. Multitudes 57. Automne 2014
cinquième cahier - Valeurs montantes

Quand le numérique transmute les valeurs

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Le numérique réalise une opération d’alchimie : il ôte à l’œuvre d’art son statut de pièce unique, fruit du génie d’un auteur ne se voulant pareil à aucun autre. La valeur de l’œuvre reposait auparavant sur son unicité autant que sur le patronyme de l’artiste l’ayant créée. Paradoxe : d’un côté, elle se dématérialise et monte dans un ciel de 0 et de 1, perdant tout ou partie de la matière tangible qui concrétisait son prix ; de l’autre, elle redescend sur terre, dans le commun. Avec encore moins d’aura qu’en 1935, belle époque de la photo où Walter Benjamin concrétisa dans un livre célèbre son intuition sur la reproductibilité des œuvres d’art, elle devient interactive, partageable ou réutilisable à satiété par ce pauvre mortel qu’est l’amateur. Mieux : elle peut en théorie se démultiplier selon les désirs ou, au contraire, au grand dam de son créateur, quelque peu dépossédé. Dès lors, qu’en est-il de sa valeur ? Réponse en cinq idées fortes.

1. L’original disparaît, la copie numérique devient originale, et l’œuvre trouve sa valeur par la création d’un contexte.

Avec le numérique, il n’y a pas plus d’original que de copie. « Une photo numérique que je tire, c’est moi qui décide qu’il y a cinq exemplaires que je signe et pas dix, explique l’artiste marocain mounir fatmi. Je leur donne une valeur en disant qu’il n’existe que cinq exemplaires. Mais la qualité, entre ces cinq exemplaires et ceux qui seraient tirés par quelque pirate à partir du même fichier numérique, est strictement la même. C’est très intéressant : maintenant, la copie d’une image est identique à l’original. »

L’image dont parle mounir fatmi n’appartient plus au territoire des biens rivaux, que je perds lorsque je les donne. Comme la connaissance et n’importe quel fichier informatique, elle se transmute en un bien non-rival, partageable à l’infini, du moins dans son essence. Il y a quelque humour à constater qu’en pratique, toute œuvre vidéo se donne, s’installe puis se désinstalle aujourd’hui sous la forme d’un fichier sur une simple clé USB, objet d’une trivialité exemplaire… La valeur d’une œuvre, à l’ère digitale, ne tient plus à son statut exceptionnel, à son caractère d’unicité, à la dimension sacrée que lui accordent les critiques, les collectionneurs, les foires, les biennales et plus largement la société. La valeur de l’œuvre numérique naît de sa capacité d’adhérence sociale, donc de sa puissance nue, dégagée de toute doxa, mais aussi de façon contradictoire de sa force de séduction, de sa communication, voire de ses artéfacts marketing les plus indécents.

Mort lente de l’Art pour l’Art. Et réapparition d’un art qui s’évanouirait dans le quotidien de chacun. La figure de l’artiste romantique en quête d’absolu disparaît doucement, au profit d’un artisan de l’instant, façonnant l’environnement d’une rencontre à venir entre son imaginaire et celui des amateurs. C’est ainsi, par la construction du contexte de l’installation, que l’artiste donne une plus grande valeur à ses propres copies. C’est ainsi qu’il reste, à défaut du seul créateur, l’initiateur, le chef d’orchestre de la composition qu’il offre à la participation autant qu’à l’interprétation de ses publics, qu’ils agissent ou interagissent de visu ou en ligne.

2. Dès lors que la position d’auteur est partagée avec le public, l’œuvre se juge en termes de relation.

« Le nouvel ordre émergeant de l’art est celui de l’interactivité, de la «distribution de la position d’auteur» », écrivait déjà le pionnier de l’art en réseau Roy Ascott en 1990 dans un texte au titre baroque : Y a-t-il de l’amour dans l’étreinte télématique ?. L’amour, bien sûr, ne se monnaie pas. Bien que… Dans la vision de l’orfèvre holiste Roy Ascott, les enfants de la Télénoïa, selon le titre de l’une de ses œuvres prenant le contre-pied de la paranoïa, sont connectés d’un bout à l’autre de la planète Gaia pour construire un conte, une histoire de mots ou d’images. Ce sont tous des auteurs faisant fi des distances, libres interprètes de la partition que l’artiste conçoit comme un grand sorcier du réseau. Ou pour reprendre l’image chère à Yann Moulier Boutang : il est la reine, et ses publics sont les abeilles de la ruche, pollinisant à tout-va sur le net.

Vidéo, photo, collage, net-art, animation, machinima ou installation interactive : aucune pratique profitant de la manne numérique n’échappe à cette nouvelle distribution de la qualité d’auteur. D’abord de façon très prosaïque via la participation du visiteur réel ou virtuel, sans laquelle l’œuvre ne s’active pas. Ensuite parce que le numérique, grâce à la démocratisation de ses outils – les fichiers informatiques remplaçant les bobines de films et l’ordinateur les salles de machines – transforme chaque internaute en créateur a priori, à charge pour les plus inspirés de se muter a posteriori en artiste. Enfin, cette redistribution de la qualité d’auteur à un public hier considéré comme passif est d’autant plus inévitable que la toile offre désormais à tous les créateurs en herbe des milliards de sources à disposition, venant du présent comme de l’histoire des arts. Autant de matières premières à copier, sampler, hybrider et détourner sans contrainte, là où l’artiste d’hier, aspirant à la postérité, ne pouvait guère que « citer » les plasticiens l’ayant précédé au Panthéon de l’art, pour le bonheur d’une élite cultivée.

La valeur disparaît-elle pour autant suite à cette perte d’originalité et de densité, voire à l’effacement de l’Auteur avec un grand A ? Mille fois non. Preuve en est, au-delà même du monde digital, la cote des collages dadaïstes conçus à partir de tout et de rien, des grands « faux » de l’histoire de l’art et des œuvres de tous ces artistes assumant leur plagiat ou plutôt leurs libres imitations d’œuvres, à l’instar des reproductions de Sturtevant dans les années 1960 puis du mouvement appropriationniste qu’elle a inspiré au milieu des années 1970.

La valeur, avec le numérique, naît de la nouvelle communauté des publics avertis ou non, et croît d’autant plus que les œuvres tissent des relations fortes avec leur contexte spatial, culturel, économique et historique. Relations fortes, selon la logique du partage, entre tous les participants d’intensité variable à l’œuvre finale, du concepteur artiste à l’internaute qui se contente d’applaudir. Mais relations fortes, aussi, entre le passé source, le présent activé et le futur anticipé. Autrement dit : un mash-up idiot, aux samples primaires et au montage basique, n’aura guère de considération, là où un détournement explosant l’échantillon d’hier pour mieux donner sens à l’aujourd’hui aura plus de chances de durer. Et donc de grimper en valeur.

3. Il devient impossible de mesurer la vérité d’une œuvre, sa valeur repose donc sur sa justesse.

Inutile d’insister sur cette réalité soulignée par Serge Tisseron et bien d’autres : à l’ère numérique, l’image ne peut plus prétendre à la vérité. Elle est de l’ordre du visuel, transformable à merci, bien plus que du témoignage validé par l’épreuve du tirage photo. La vérité de l’œuvre ne disparaît pas pour autant de l’horizon. Mais elle n’a plus de prétention à la majuscule. Elle ne s’offre plus a priori par quelque statut supérieur, support plus noble qu’un autre ou nom d’artiste considéré à tort ou à raison comme un maître ; elle se mesure a posteriori à l’aune de la subjectivité de chacun. Même le plasticien le plus réputé, croyant être installé à jamais dans l’Olympe aux côtés des dieux de l’Art, joue sa vérité à chaque nouvelle œuvre qu’il crée. Plus rien n’est acquis.

L’œuvre, ni vraie ni fausse, en devient adéquate ou inadaptée au moment et à la personne qui cherche à en vivre la « vérité ». Elle devient juste ou injuste pour soi et les autres. Sa valeur n’est plus universelle, ou en tout cas, elle l’est plus difficilement qu’auparavant. Le nouveau monde numérique, sous ce regard, a quelque chose d’une jungle : les hiérarchies, sans cesse changeantes, s’y jouent en combats singuliers ou collectivement chaotiques. Elles subsistent, se renforcent parfois, mais deviennent relatives sur le temps long. Et dans la jungle, ce ne sont pas toujours les animaux les plus remarquables qui remportent les premiers prix de l’art contemporain. Car la valeur s’y jauge autant en qualité relationnelle et justesse intellectuelle et spirituelle qu’en capacité de buzz, de bavardage et de pression des plus puissantes molécules du réseau sur les plus modestes…

4. L’œuvre ne tient plus sa valeur du musée ou de la galerie, mais des espaces-temps qu’elle réussit à construire.

Toute œuvre numérique existe potentiellement partout et nulle part. Copiable, amie des écrans plus que des toiles plates ou des sculptures de fer ou de marbre, elle vit mal dans les galeries et les musées. Or, classiquement, ces deux instances sont les clés de la valeur de l’art : valeur marchande pour la galerie, valeur historique du côté du musée. La galerie et le musée ne peuvent supporter le principe d’une œuvre sans lieu ni support fixes, de l’ordre du flux plutôt que de l’objet consacré, inventant ses propres codes autonomes au lieu de répondre à ceux de l’Art et de ses critiques patentés, dûment labellisés. Il n’est guère aisé, en effet, de vendre ou de placer à la bonne hauteur de référence une œuvre immatérielle, car fort compliqué de la poser pour toujours dans le salon d’apparat d’un grand bourgeois ou le temps d’une consécration étatique dans le musée sous l’autorité d’un commissaire ou d’un grand fonctionnaire.

Les sites de Jodi, par exemple, apparaissent sur Internet sans autre logique que les désirs et l’inspiration de ce duo hallucinant du net-art depuis près de vingt ans. Un même site web, troué de pièges pour l’internaute, se transforme sans cesse pendant un an, puis ne bouge plus, laissant la place à d’autres avant de reprendre ses folies. Il y a là quelque chose d’éphémère, mais aussi d’anarchique voire d’anarchiste, défiant les règles du marché autant que de l’histoire : l’évolution permanente empêche le jugement, seul à même d’accorder une valeur à l’objet. Car une fois le jugement rendu, la pièce n’est déjà plus la même. Inachevée par essence.

La solution la plus pratique et la plus courante pour adapter l’œuvre à la réalité normative de la galerie, du musée, de la foire ou du festival, est de l’incarner dans une installation « physique » qui, elle, reste figée le temps de l’exposition. Mais une fois ce moment passé, offert à tous ceux dont l’ennuyeux métier ou le brillant passe-temps est d’accorder de la valeur à l’art, l’œuvre numérique a la capacité de se réinventer ailleurs sous de multiples formes et constructions. L’artiste la recrée autrement, selon les inspirations d’un autre espace ou d’une autre époque. Sans parler des publics de créateurs plus ou moins pirates, qui s’emparent de la pièce, site web, vidéo ou installation, pour façonner à leur tour leurs propres œuvres conséquentes, selon le terme joliment trouvé de la licence copyleft, elle-même essentiellement conçue par des artistes comme Antoine Moreau.

Enfin, il y a désormais l’impression 3D, tant prisée par des artistes comme Miguel Chevalier qui peut ainsi vendre ses plantes mutantes à des collectionneurs. En amont, la plupart des plans d’impression 3D sont libres, et se réinventent sur la toile par le jeu de toutes et tous. Mais les œuvres d’art qui les concrétisent sous l’aspect de sculptures tangibles, même si encore très grossières, répondent le plus souvent à des critères de propriété plus classiques. À moins que les artistes ne décident de commercialiser demain le fichier plutôt que la reproduction ? Sur ce terrain en friche, l’histoire reste à écrire.

5. Les arts nés du numérique et des biotechnologies sont les labos in vivo d’autres valeurs que celle du marché de l’art.

L’art numérique n’existe pas, et ce pour une raison très simple : il est dans la nature même de l’artiste contemporain de s’emparer des objets et outils de son présent pour créer. Les artistes utilisant le numérique, comme d’ailleurs les molécules, soupes cellulaires ou brins d’ADN de la biogénétique, sont juste des artistes contemporains. Ce sont des laborantins de l’art, donc forcément aussi de la valeur de l’art.

Nous faisant entrer dans leur laboratoire qui est aussi le nôtre, ils nous obligent à revoir les présupposés de tout jugement, y compris en rapport au temps qui trépasse, censé nous aider à trier le chef-d’œuvre de la bouse. On ne juge pas de la valeur d’un Jodi comme d’un Rembrandt, d’un ORLAN comme d’un Picasso, d’un Eduardo Kac comme d’un Cézanne ou d’un Marion Laval-Jeantet comme d’un Rodin. Les valeurs ad hoc, de l’ordre des relations multiples et de l’expérimentation au cœur de l’aujourd’hui, ne se mesurent guère à l’aune du marché de l’art. Elles sont d’une autre nature que cette valeur financière de l’art qui, grâce à des grands collectionneurs comme François Pinault, Bernard Arnault ou David Geffen, positionne Takashi Murakami, Damien Hirst ou Jeff Koons au top de ce capitalisme se voulant « artiste ».

Veillons juste à ne pas céder au réductionnisme résumant comme partout ailleurs toute valeur à celle du marché. Car le labo de l’art contemporain, avec en son cœur le numérique et le biotechnologique, mais aussi les pouvoirs, notamment religieux, autant que les mickeys de Jeff Koons et les dorures de Damien Hirst, mixe dans son grand chaudron toutes ces valeurs parfois contradictoires. Et c’est là tout son intérêt, qui le place au confluent des paradoxes mais aussi des combats de notre temps.