Comme un ensemble

Subvertir « le projet » : modes d association et de réalisation de l être-à-plusieurs

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« La passion de créer fonde le projet de réalisation, la passion d’aimer fonde
le projet de communication, la passion de jouer fonde le projet de participation. Dissociés, ces trois projets renforcent l’unité répressive du pouvoir. »

Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (1967)

De même que Jean-François Lyotard nous invitait à oublier le grand projet pur, idéal et utopique des Modernes[1], doit-on également se méfier aujourd’hui de la notion même de projet, telle qu’elle apparaît dans la « méthodologie de projet », objectivée et incorporée idéologiquement dans certains milieux professionnalisés (entreprises, institutions ou associations) – notion issue du management d’entreprise et qui continue d’essaimer au sein des associations[2] ? Sans aller aussi loin, il faut sans doute recontextualiser cette notion à l’aide d’une lecture plus fine des composantes de l’agir ensemble ? En somme, en revenir au sens étymologique du latin pro-jectum : « jeter quelque chose vers l’avant », en l’occurrence une pensée et des idées à réaliser. Attacher la réflexion sur le projet à une écosophie élargie fait sens pour tracer des lignes de fuite, à condition de savoir quelle(s) « sagesse(s) » qualifier et mobiliser pour administrer la « maison comme-une ».

Le fait qu’« un projet ne se développe jamais dans le droit fil des objectifs qu’il s’est fixé lors de son lancement »[3] est depuis longtemps entériné par les cours de première année d’Écoles de commerce, les manuels de management et aujourd’hui les formations et fiches pratiques méthodologiques qui nourrissent tout un pan de la vie associative. Dynamiques, itérations et transformations composent l’ordinaire de nombreux « porteurs de projet ». La définition managériale serait apparue au cours des années 1950 lors de l’élaboration de nouvelles techniques de gestion, continuellement affinées par la suite. L’ossature du modèle se résume ainsi : 3QO2CP (« Quoi ? qui ? quand ? où ? comment ? combien ? pourquoi ? ») ; objectifs, finalités et moyens. Depuis cette période, le projet a progressivement pris le sens du triptyque articulé projection-réalisation-objet. Cette synecdoque discursive et la méthodologie qui l’accompagne sont relativement stables. Elle induit un effet de standardisation qui appauvrit les singularités pouvant émerger de la multitude.

Des Écoles de commerce aux associations, en passant par les institutions, la méthodologie de projet issue du management s’est imposée sans qu’elle soit réellement interrogée, même par les « militants »[4]. C’est un codage technique normatif – un langage aride a priori neutre mais comportant un indéniable biais idéologique – qui nécessite médiateurs et traducteurs, tels par exemple un apprentissage dans l’enseignement supérieur accompagné d’expérimentations pratiques, ou un accompagnement à la gestion de projet dans le secteur associatif. Les masters professionnels d’écoles et d’universités proposent des cours génériques de méthodologie dans différents secteurs qui se croisent parfois (culture, travail social, marketing, solidarité internationale, développement local, durable, etc.), et alimentent de plus en plus un salariat associatif croissant. La non-maitrise des termes-clés de ce langage d’adjonction entre porteurs de projet et institutions porte des effets d’exclusion. Elle permet de trier rapidement les requêtes de financements à retenir, souvent lues en diagonale, parmi les dizaines voire les centaines de dossiers qui peuvent échouer sur le bureau d’un cadre administratif avant une date limite de commission[5]. Par exemple, la standardisation récente via un formulaire CERFA unique de demandes de subventions à tous les échelons territoriaux participe d’une tentative d’imposition au sommet d’une « monoforme » afin de sélectionner les projets[6].

Même si Frédéric Graber a raison de relever, d’un point de vue général, que « les projets contemporains sont porteurs d’un certain idéal de dés-institutionnalisation, ce qui en fait les formes idéales d’organisation d’un monde plat, sans relations hiérarchiques, sans frontières de cultures et de savoirs professionnels, sans réglementation, s’appuyant sur la seule capacité des individus à mobiliser de nouvelles ressources »[7], c’est l’exact inverse que certains dispositifs institutionnels produisent actuellement. Au nom même de cette mise à plat, comme l’illustre la circulaire du 18 janvier 2010 liée à la question des subventions aux associations, qui invite les pouvoirs publics à multiplier les appels d’offres.

Les résistances et les alternatives sont toutefois nombreuses. Quel que soit le projet, et même dans un environnement concurrentiel et de non partage coopératif réglé par un inéquitable accès aux ressources, il existe une gradation de l’institutionnalisation des associations et de leur domestication par le langage protocolaire. Nonobstant les limites décrites, les types de rebellions ou de subversions qui permettent de réaliser des projets sont pléthores. Identifions trois « états » à partir desquels nous pouvons observer des infractions au standard.

Le premier concerne les petites associations de fait ou déclarées[8] qui choisissent ou subissent la marginalité – pour les unes par refus de discuter avec l’Institution (selon l’éthique du Do It Yourself), pour les autres parce qu’elles ne maîtrisent pas la méthodologie de projet. Le deuxième représente les entités « demi-habiles », qui dialoguent occasionnellement avec l’Institution, mais ne contrôlent pas tous ses codes. La (re)négociation permanente du financement des projets entraîne des situations de fragilité et de précarité. Les (micro-)résistances s’observent sur le terrain au travers des gestes quotidiens qui échappent à la contractualisation. Enfin, le troisième état caractérise les structures instituées qui maîtrisent parfaitement le langage et peuvent aussi négocier de gré à gré en s’appuyant sur des réseaux de connivences, interpersonnels et politiques.

La multiplicité des régimes d’association et de leurs (més)usages de la méthodologie de projet excède largement les positions décrites ci-dessus. Cependant, dans tous les cas, jonctions et disjonctions discursives entre des formes plurielles d’être-à-plusieurs et le langage codifié adopté par les institutions altèrent et hybrident la réalisation des projets, mais ne l’empêche pas systématiquement. Parfois même, moins les acteurs sont institués et form(at)és, plus ils sont spontanément susceptibles de contourner, détourner, subvertir ou ignorer les cadres normatifs établis, afin de s’accomplir, créer et être « dissensuels »[9]. Cette capacité d’innovation explique pourquoi les étais du capitalisme actuel intègrent aisément certaines créations interstitielles, marginales et alternatives.

Au sein d’un mouvement associatif polymorphe, peut-être ne faut-il pas se satisfaire d’une importation appauvrie des techniques contemporaines de management d’entreprise, telle que la méthodologie de projet ? Des voies sont à frayer et des chemins à emprunter par le biais de corpus théoriques et pratiques déjà existants et opérationnels, actuellement laissés à l’écart – horizontaux, radicalement démocratiques, multidimensionnels, indisciplinés, égalitaires[10]. D’une part, relire Joseph Jacotot, Célestin Freynet, Rudolph Steiner, Charles Fourrier, Paolo Freire, etc. peut alimenter des multitudes de manières de penser-à-plusieurs ses propres accessoires méthodologiques. D’autre part, observer l’usage de procédures ascendantes appliquées peut servir de moteur pour certains. La diffusion des systèmes participatifs de garantie (SPG) ou des méthodes de la permaculture, provenant de milieux proches de la deep ecology, de la décroissance ou de l’agriculture vivrière communautaire, en est un exemple probant[11].

Adossée à ce bref inventaire, la notion de « réalisation » semble trans-porter une connotation existentielle certaine, qui se situe au-delà du virtuel et du potentiel. Elle ne se substitue cependant pas à l’agencement complexe et indissociable sujet(s)/projection-réalisation-objet. L’observation retracée ici d’une variété de modes d’association, orientée vers l’esquisse d’une recomposition du concept de projet alimentée par son étymologie pré-managériale, permet de répondre humblement à la question (rhétorique) posée par Charles Baudelaire dans un poème du Spleen de Paris : « Et à quoi bon exécuter des projets, puisque le projet est en lui-même une jouissance suffisante ? » Peut-être parce que se projeter sans jamais se réaliser ne suffit pas à croquer pleinement les joies de l’être-à-plusieurs…