Considérations aléatoires sur le matérialisme aléatoireLe « matérialisme aléatoire » ne constitue pas simplement la philosophie de ce que, dans une perspective un peu trop linéaire, on pourrait appeler le « quatrième Althusser ». Même si, dans la dernière décennie de sa vie, Althusser tente bien de construire comme une « philosophie nouvelle », conçue comme une alternative au « matérialisme dialectique », il faut plutôt y voir, derrière les arguments passés, si fermes et si tranchants, des différents Althusser, quelque chose comme une couche pratique discrète, consciente ou inconsciente, dans laquelle ils auraient trouvé leur véritable point d’ancrage. Dans cette philosophie du « commencement à partir de rien », il est d’abord question de ce qui a toujours été pour lui à la fois la question la plus nécessaire et la plus impensable : celle de la subjectivation politique.
“Aleatory materialism” does not merely constitute that which, in an overly linear perspective, one would call the “fourth Althusser”. Even if, in the last decade of his life, Althusser did indeed attempt to construct a “new philosophy”, seen as an alternative to “dialectical materialism”, one should rather perceive, behind the past arguments, so assertive and sharp, advanced by the previous Althusser, something like a discreet practical layer, self-conscious or not, wherein such arguments would have found their true point of anchorage. What is at stake in this philosophy “starting from nothing” is what has always been the most necessary and the most unthinkable question, that of political subjectivation.
Le « dernier Althusser », celui des années 1980, est un philosophe étonnant. Résistant à la dissolution du marxisme et à sa propre dissolution sociale, consécutive au meurtre de sa femme, il tente, par intermittence mais avec insistance, d’élaborer une philosophie en rupture profonde avec le passé. Et pour enregistrer cette rupture, il lui donne un nom nouveau : « matérialisme de la rencontre », « matérialisme aléatoire ». L’ensemble des manuscrits conservés dans ses archives est suffisamment consistant pour que l’on puisse en parler comme d’une philosophie. Pourtant elle s’interdit consciemment (comme chez Nietzsche ?) de se constituer en philosophie et s’assigne un lieu : celui d’une (nouvelle) pratique dans le sous-sol ténébreux de la construction majestueuse de la philosophie. Qui plus est, elle n’est pas vraiment nouvelle. Elle est même, en un sens, antérieure à la Philosophie, qui se serait constituée contre elle avec Platon comme savoir prédateur au service de l’ordre établi. Reléguée dans les souterrains de la Philosophie, elle n’en continuerait pas moins d’exister comme « philosophie à l’état pratique », toujours menacée d’être transformée en son contraire par la moindre velléité de se constituer en système. Nous sommes ainsi confrontés au paradoxe d’une démarche qui, pour éviter la dissolution, doit aller jusqu’au bout de la dissolution, d’une philosophie qui, pour remonter à la surface, doit descendre dans les limbes – prétendant se situer hors scène (hors du Kampfplatz, de la lutte des tendances) non par le silence, mais par un discours éminemment philosophique.
Mais peut on alors vraiment parler d’un « dernier Althusser » ? Si, au terme d’un processus plus ou moins linéaire (le premier, le deuxième, le xème Althusser), fût-il profondément auto-destructeur, on voyait finalement apparaître une philosophie permettant de justifier, ou du moins d’expliquer, le tout de l’itinéraire, cela contredirait ce que cette même philosophie répète comme un leitmotiv : « le matérialiste ne se raconte jamais d’histoire ». En outre, si la « pratique », conçue comme une étrange philosophie à venir, existe déjà dans le passé comme « courant souterrain », ne convient-il pas de l’affecter à Althusser lui-même ? Derrière ses arguments passés, si fermes et si tranchants, n’y aurait il pas quelque chose comme une couche pratique discrète, consciente ou inconsciente, dans laquelle ils auraient trouvé leur véritable point d’ancrage ?
Aléatoire ou dialectique ? « Ça dépend »
Qu’est-ce que l’aléatoire dans le « matérialisme aléatoire » ? La réponse la plus simple et la plus précise est : le non dialectique. Selon le dernier livre d’Althusser publié de son vivant au Mexique (1988)([[Version française : Sur la philosophie, Paris, Gallimard, 1994.), le matérialisme aléatoire est une proposition alternative au matérialisme dialectique qui, « apologétique » par nature, déduit directement la politique de ses supposées « lois », la politique étant ainsi l’« application » de la vérité. « Aléatoire et non dialectique », c’est ce qui définit en dernière analyse la nouveauté de ce matérialisme. Dans le matérialisme aléatoire, proclame Althusser, la « détermination en dernière instance » est celle du « ça dépend » ; « tout peut être déterminant, c’est-à-dire que tout peut dominer » : voilà ce que veut dire « primat de la matérialité ». Si la dialectique, identifiant son ordre d’exposition et l’ordre du monde, décide de l’action politique à partir de cette identité qu’est la Vérité, comment le matérialisme aléatoire veut-il être politique, lui qui semble dire que rien ne détermine ce que l’on doit faire dans la politique ? Selon L’Unique Tradition matérialiste([[In L’Avenir dure longtemps, nouvelle édition Le Livre de poche, Stock/Imec 1994, p. 467-507.), la philosophie « n’agit qu’à distance des objets réels ». Telle le Prince de Machiavel gouvernant le peuple par le transfert d’une distance prise à l’égard de ses propres passions (celui d’un vide intérieur à lui-même), elle doit transférer au monde réel le « vide d’une distance prise » en elle-même, pour ouvrir un espace vide d’obstacle pour l’action politique. Dans la terminologie spinozienne adoptée par Althusser (« l’objet de la philosophie est pour Spinoza le vide »), impliquant un parallélisme des vides subjectif et objectif, l’aléatoire du monde doit correspondre à celui de la mens, et la philosophie doit être aléatoire pour pouvoir produire un effet dans son extérieur, dans le monde. Pour s’opposer politico-philosophiquement à la dialectique, le matérialisme aléatoire affirme ainsi l’aléa du monde par son ordre d’exposition aléatoire : c’est la philosophie elle-même qui, au nom de l’identité immédiate de la forme et du contenu, exige un délire textuel, bien présent dans plusieurs textes concernant le matérialisme aléatoire. En tant que philosophe, le dernier Althusser était assurément cohérent.
Il devient alors nécessaire de s’étonner devant les schémas qui, insérés dans ces manuscrits, donnent à ce matérialisme une forme visuelle.([[Voir dans ce numéro, p. XXX, les schémas contenus dans « Du matérialisme aléatoire ».)
Même accompagné de quelques « interstices » et « marges », le « cercle des cercles » comme figure du monde renvoie immédiatement au premier travail philosophique d’Althusser, son mémoire sur Hegel de 1947([[Du contenu dans la pensée de G.W.F. Hegel, in Écrits philosophiques et politiques, T. I, Stock/Imec 1994.) ; mais, initialement chargée de positivité, il s’agit justement d’une image à laquelle résistait de toutes ses forces l’Althusser de la « maturité », celui de Pour Marx et de Lire Le Capital. En 1963, il écrit ainsi : « Cercle de cercles, la conscience n’a qu’un centre, qui seul la détermine : il lui faudrait des cercles ayant un autre centre qu’elle, des cercles décentrés, pour qu’elle fût affectée en son centre par leur efficace, bref que son essence fût surdéterminée par eux. Mais ce n’est pas le cas ».([[« Contradiction et surdétermination », Pour Marx, Maspero, 1965, p. 101.) C’est pourtant bien cet unique centre des cercles, celui du vide, jamais décentré, que mettent en lumière ces schémas de 1986 – et bien des textes portant sur le « matérialisme aléatoire ». Le travail de jeunesse avait comme par avance bouclé le processus (« la fin est le commencement et le commencement est la fin, le contenu est un cercle ») en donnant à son commencement la puissance productive de l’être vide. À la lumière de ce télescopage du premier et du dernier Althusser, le « ça dépend » du matérialisme aléatoire peut et doit aussi s’appliquer à l’aléatoire lui-même. « Aléatoire ou dialectique ? Ça dépend » : comment comprendre autrement la présence occasionnelle de Hegel dans la liste des philosophes de la « tradition matérialiste aléatoire explicite » ?
Procès sans sujet ou commencement ?
Mais l’indiscernabilité, on s’en doute, n’affecte pas uniquement l’aurore et le crépuscule : elle concerne tout autant l’œuvre de la maturité. Dans l’Althusser de Pour Marx et de Lire Le Capital, dont les textes sont écrits entre 1961 et 1965, on repère bel et bien un élément où hasard et nécessité, aléatoire et dialectique se font indistincts. Pensons au concept de « conjoncture », où l’exception éclaire et constitue la règle même ; à la « surdétermination » où « l’heure de la détermination en dernière instance ne sonne jamais », où la détermination, éternellement différée, se renverse finalement en indétermination effective ; ou encore à la « nécessité de la contingence » qui préside à la naissance de Marx, à sa rupture avec Feuerbach. Cet élément, toujours le même, y compris quand il n’est pas nommé, doit être appelé par son nom : il s’agit du « commencement », celui du surgissement de « quelque chose de radicalement nouveau », « à partir de rien ». Loin de se limiter aux préoccupations du jeune et du vieil homme, il est inscrit, pas toujours visible, au cœur de la « causalité structurale », notion centrale de l’Althusser « althussérien ». Car la « causalité structurale », distinguée de la causalité « linéaire » et de la causalité « expressive », doit d’abord être comprise à partir du problème dont elle est censée être la solution. Qu’il s’agisse du thème de la « rencontre » présidant, dans Lire Le Capital, au surgissement du mode de production capitaliste, ou d’une longue lettre sur la notion de « genèse » adressée en 1966 à René Diatkine, son psychanalyste([[« Lettre à D… (n° 2), in Écrits sur la psychanalyse, Paris, Stock/Imec, 1993.), le « structural » désigne tout autre chose que ce que pourrait laisser supposer la référence explicitement « spinoziste » (un certain Spinoza) de l’Althusser des années 1960. Pour aller vite: le « structural » ne désignant peut-être que le « rien » qui précède le surgissement d’une structure, la « causalité structurale », celle de la « cause absente », est aussi, avant tout, l’une des façons trouvées par Althusser pour donner de la présence à ce qui est pour lui le problème par excellence : celui du « commencement ».
Nous connaissons l’objection : avec la catégorie de « procès sans sujet ni fin(s) », élaborée en 1968 et sur laquelle il ne reviendra jamais, même dans ses textes tardifs, Althusser n’aurait-il pas une fois pour toutes réglé ses comptes avec ce (faux) « problème » ? Rejetant toute idée d’Origine, traquant l’identité supposée de l’Origine et de la Fin non seulement chez Hegel, mais aussi « dans le système de base des catégories philosophiques classiques », Althusser n’aurait il pas définitivement établi que le procès n’est autre que ce qui a toujours déjà commencé ? Si le commencement est (le) rien, alors il n’y a pas d’Origine, et par conséquent – expression récurrente du dernier Althusser – « le philosophe matérialiste prend le train en marche sans savoir d’où il vient ni où il va » : le train de la philosophie, de la politique et de l’histoire. De fait, il y a bien un Althusser (le plus visible) qui vise à supprimer jusqu’au problème du commencement : celui qui, par exemple, pourchassant la croyance encore hégélienne de Marx qu’ « en toute science le commencement est ardu », en vient à conseiller aux lecteurs du Capital de … « laisser délibérément de côté, dans une première lecture » son commencement (la section I du Livre I). L’objection nous semble donc recevable. Mais à condition d’ajouter immédiatement que, parfaitement unilatérale, elle est en même temps tout à fait irrecevable. Car, dans le texte même où en est élaboré en 1968 le concept, l’un des plus énigmatiques de tous ceux publiés par Althusser([[« Sur le rapport de Marx à Hegel », in Lénine et la philosophie, Petite collection Maspero, 1972. Sur ce texte, cf. F. Matheron, « La récurrence du vide chez Louis Althusser », in Futur Antérieur, n° spécial « Lire Athusser aujourd’hui », 1997, p. 30-32. http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=1140
), le « procès sans sujet ni fin » est justement considéré comme ce qui reste positivement… de la Logique de Hegel – qui n’est autre que sa théorie… du commencement. « Il n’y a pas », sans doute « chez Hegel, d’origine, ni (ce qui n’en est jamais que le phénomène) de commencement », mais cette affirmation n’empêche nullement Althusser d’écrire quelques lignes plus bas que « cette exigence implacable (affirmer et, dans le même moment, nier l’origine), Hegel l’a assumée de manière consciente dans sa théorie du commencement de la Logique : l’Être est immédiatement nonÊtre. Le commencement de la Logique est la théorie de la nature non originaire de l’origine ». Cette « nature non originaire de l’originaire », qui est bien, pour la Logique, son commencement, peut on, quoi qu’en dise ici Althusser, l’appeler autrement que « commencement pur » ? Dans sa version proprement inaugurale, immédiatement recouverte par la systématisation althussérienne, le procès sans sujet ni fin(s), toujours déjà commencé, se présente comme le problème même du « commencement à partir de rien » : le procès n’existe que dans le commencement pur.
Le commencement comme hallucination
Faut il voir dans ces analyses la version marxo-althussérienne de l’« Es gibt » heideggerien ? Pourquoi pas ? Les nombreux inédits conservés dans ses archives, mais aussi un texte comme Lénine et la philosophie, lu en 1968 devant la Société française de philosophie, nous montrent qu’à sa façon Althusser était aussi un philosophe de l’ « ontologie pure », en lutte contre la « métaphysique occidentale ». Mais ils nous font également découvrir autre chose : cette « question du commencement », Althusser l’a vécue comme problème subjectif ; bien plus, il a transformé ce rapport à soi parfois délirant en question politico-philosophique. Le Machiavel d’Althusser, « courant souterrain » pour le coup, celui du questionnement constant du philosophe sur la « pratique politique », peut être lu dans ce contexte. C’est une lettre à Franca Madonia du 29 septembre 1962, parlant de son cours récent sur Machiavel([[Une édition de ce cours, avec d’autres cours d’Althusser, est en cours de préparation aux éditions du Seuil.), qui nous en apporte le premier et le plus éclairant témoignage : « Le délire de ce cours n’était rien d’autre que mon propre délire ; en particulier je me souviens du thème central que j’y ai développé, à savoir que… le problème central de Machiavel au point de vue théorique pouvait se résumer dans la question du commencement à partir de rien d’un Nouvel État absolument indispensable et nécessaire. Je n’invente rien je ne fabrique pas cette pensée, Franca, mais en développant ce problème théorique et ses implications (en particulier la théorie de la fortune et de la « virtù ») j’avais le sentiment hallucinatoire (d’une force irrésistible) de ne rien développer d’autre que mon propre délire ». L’importance philosophique de ces Lettres à Franca, de ce « livre »([[Lettres à Franca, Stock/Imec, 1998.) tout entier, vient de ce qu’elles font apparaître au grand jour une constante qui ne saute pas nécessairement aux yeux dans les textes publiés du vivant d’Althusser : « je suis incapable de rien comprendre en théorie qui n’ait pas de rapport direct avec moi » (21 mai 1963) ; « il n’y a pas deux types de rapport avec le réel (rationnel – et affectif ) mais un seul, [… le rapport avec les objets théoriques est aussi commandé par le rapport avec soi. » (23 octobre 1962). L’État italien de Machiavel est directement traduit comme l’état psychologique de « moi » : « c’est justement objectif parce que c’est subjectif » (26 avril 1963).
La coïncidence est hallucinatoire, pour l’auteur comme pour ses lecteurs. C’est pourtant en raison de sa nature subjective que le « commencement à partir de rien » ne tourne pas à vide comme la question métaphysique de l’origine du monde, ou même la « théorie » du surgissement historique d’un mode de production, et que la constitution du sujet s’affirme en tant que problème nouveau. Le Je, comment cela commence-t-il ? ; mon nouvel état (qui pour Althusser signifie la sortie de la dépression cyclique), comment cela se réalise-t-il ? Mais sa dimension résolument métaphysique empêche d’autre part le combat psychique de demeurer en moi, il requiert l’abstraction. Le « délire » de Machiavel identifié par Althusser désigne un point nodal qui sépare et qui lie – qui articule, au sens plein du terme, les deux ordres du « commencement » : de même qu’il n’y a pas de théorie d’un objet qui ne soit subjective, il n’y a pas non plus de subjectivité qui ne travaille, en pratique, sur le monde objectif-objectal.
On objectera sans doute que tout cela, un fois débarrassé de ses scories « délirantes », nous fait irrésistiblement penser à la célèbre théorie althussérienne de l’idéologie. « Interpellant l’individu en sujet » ([[« Idéologie et appareils idéologiques d’État », La Pensée, juin 1970, aujourd’hui repris dans Solitude de Machiavel, Puf, 1998.), l’idéologie n’assure-t-elle pas justement, la « constitution du sujet » ? Bien plus, puisqu’il n’y a aucun sujet avant l’interpellation, cette constitution ne se fait-elle pas, elle aussi, « à partir de rien » ? Il nous faut cette fois répondre par la négative, purement et simplement. Car la subjectivation par l’idéologie est précisément là pour rendre inutile et impossible la question même du « commencement à partir de rien » sur et par moi. Le sujet idéologique, pour qui l’« être sujet » va de soi, est toujours de l’ordre de l’évidence, n’éprouve pas la moindre raison de se constituer à nouveau. Disons le autrement : par rapport à la subjectivation idéologique, le « commencement à partir de rien » ne peut se pratiquer que comme contre-effectuation ; et lorsqu’il y a de l’idéologique (c’est-à-dire toujours), le problème posé par ce commencement est d’opérer d’un même geste la séparation et la constitution. Problème dont le Machiavel du cours de 1962 semble bien esquisser la solution, si « délirante » soit elle en apparence.
Machiavel, nous dit Althusser, a échoué : il n’a pu « fonder » sa théorie, construire son « objet théorique ». Sa « théorie de l’action » ne peut se manifester que comme « impossible synthèse », « contradiction insoluble » ; mais c’est précisément ce qui exprime dans la théorie, sous la forme de l’impossibilité, la nécessité d’un « événement réel » : celle de l’avènement d’un Nouvel État. Ce qui est « réel » et « absolument nécessaire », n’advient que comme impossible : tel est le délire de Machiavel-Althusser. Si Machiavel avait « fondé » une autre anthropologie que la théorie classique pour installer l’objet de la « science politique », il aurait raté le « commencement à partir de rien » ; une autre anthropologie et un autre objet seraient autant de choses déjà constituées à partir d’un « fond » quelconque, mais ne seraient jamais la contre-effectuation elle-même. Mais en quel sens l’« échec » peut-il être une solution ? La réponse n’est pas donné dans le cours de 1962, vécu sur le seul mode de l’hallucination.
Le commencement comme « prise » : subjectivation politique
La « théorie sans objet », cette marque de l’impuissance théorique de Machiavel, fera son grand retour, positivement cette fois, dans les définitions successives de la philosophie élaborées par Althusser à partir de 1966, dans sa période « autocritique », celle de la repolitisation de la philosophie. La plus tonitruante, mais la moins productive, est celle de la philosophie comme « lutte de classes dans la théorie », mais elle est indissociable de la façon dont Althusser en vient à distinguer radicalement sciences et philosophie. Toute science, nous dit il, a un objet, mais elle est sans sujet (elle vaut pour tout sujet possible). La philosophie, tendanciellement identifiée à la politique, est quant à elle « sans objet » spécifique ; et elle est en outre, assez logiquement, « vide d’une distance prise ». C’est ici que l’intuition machiavélienne se dote d’un cadre intellectuel singulier. Le théorique se divise en deux : les sciences obtiennent (ou du moins visent) des solutions ; le « commencement à partir de rien », lui, indissociablement politique et philosophique, toujours à la fois subjectif et objectif, est quelque chose qui « prend » – ou qui ne prend pas.
L’autocritique d’Althusser, sa « politisation », est toute entière animée par un souci de « prise de position » – contre le « théoricisme » de la période précédente. Mais pourquoi cette absence antérieure de la politique dans la philosophie ? « Dans ce silence fait sur la question de la pratique politique de la lutte des classes, il y a en effet un vide, fait sur mesures pour que l’idéologie spontanée du positivisme s’y installe »([[« Note critique et autocritique pour les lecteurs de Pour Marx et Lire Le Capital », Archives Imec.). « Si mon silence sur la pratique politique < allait de soi >, c’est qu’au fond je considérais que la question de la < pratique politique > allait de soi. Que peut bien signifier, à la regarder de près, cette expression ? Que la question de la < pratique politique > aille de soi ne peut < vouloir dire > qu’une seule chose : la pratique politique de la lutte des classes révolutionnaires ne pose pas, au regard de la théorie marxiste, de < problème > particulier, spécifique ».([[Projet de préface aux traductions étrangères de Pour Marx, Archives Imec.) Ce que découvre Althusser, ce n’est pas simplement qu’il s’agit désormais de prendre politiquement position en philosophie, c’est surtout que la « prise », en elle-même, et donc la pratique politique, à laquelle elle s’identifie, constitue un problème, dès lors qu’elle ne relève pas simplement du choix d’un sujet constitué – individuel ou collectif, ou de l’application pratique d’une Science. Le même que celui du surgissement de la structure évoqué dans sa lettre à Diatkine de 1966, le même que celui de la « prise de l’inconscient » dans une note qui lui est contemporaine : « On note en effet dans l’expérience clinique que toute formation idéologique ne convient pas à la
Mais la prise est aussi ce qui lie, ce qui établit et maintient le contact. Ce qui nous conduit à une autre particularité de la « pratique » althussérienne. Vers le milieu des années 70, Althusser essaye de rédiger un livre, dans une logique entièrement « marxiste », sur la « pratique » comme telle : « Nous appellerons donc pratique un processus social mettant des agents en contact actif avec le réel, et produisant des résultats d’utilité sociale ». Rien d’énigmatique dans cette définition, qui fleure bon la « langue de bois ». Mais on ne peut en rester à cette impression lorsqu’on découvre dans une lettre à Franca du 21 février 1964 ce que pouvait aussi représenter pour Althusser ce « contact actif avec le réel », celui qui rend tout simplement possible la pratique philosophique, et donc la pratique politique : « tout se passe aussi ainsi : comme si [… il y avait eu aussi cette sorte d’expérience directe, extraordinaire, de contact comme à vif avec certaines réalités insoutenables normalement, je veux dire insoutenables au contact quotidien que les gens ont avec la vie : [… / Chose assez étrange, quand j’y pense. J’ai vraiment vécu plusieurs mois avec une extraordinaire capacité de contact à vif avec des réalités profondes, les sentant les voyant les lisant dans les êtres et la réalité comme à livre ouvert. Souvent repensé à cette chose extraordinaire, – en pensant à la situation de ces quelques rares dont je vénère le nom, Spinoza, Marx, Nietzsche, Freud, et qui ont dû, nécessairement, avoir ce contact pour pouvoir écrire ce qu’ils ont laissé : autrement je ne vois pas comment ils eussent pu soulever cette couche énorme cette pierre tombale qui recouvre le réel… pour avoir avec lui ce contact direct qui brûle encore en eux pour l’éternité ». Si telle est la réalité à contacter, si tel est le contact qui permet la pratique philosophique, et donc la pratique politique, la « prise » comme subjectivation ne produira pas la moindre identité personnelle, fût-elle inconsciente, mais la mise en ensemble des personnes et des choses contactées dans le moi lisant un « livre ouvert », et donc la disparition – on pourrait même dire la « déprise » – du moi dans l’immédiateté du rien d’une distance avec le monde : raison pour laquelle, poussant le paradoxe à son extrémité, Althusser qualifie cette pratique de processus social.
Pour commencer à partir de rien, il faut donc que prenne forme l’« avec » contenu dans la « prise », par une déviation d’avec le « contact quotidien ». Ce qui suppose précisément un savoir du comment. « Comment » qui ne saurait en aucune façon être abandonné à une fantomatique « pratique », capable de résoudre par sa propre vertu un problème insoluble pour la théorie. Car si tel était le cas, nous n’aurions jamais à faire qu’à une variation sur le thème de la « décision volontariste sans fond » et de la philosophie qui le pose, la « philosophie de la praxis » qui, affirmant la solution factuelle d’un problème, n’est en réalité qu’une « idéologie spontanée du positivisme », pour reprendre les mots d’Althusser.
La réalité de la maladie n’a pas permis à Althusser d’attendre sereinement une solution factuelle venue de l’extérieur ; elle l’a au contraire amené à écrire : L’Avenir dure longtemps – expression que l’on trouvait déjà sous sa plume dans une lettre, finalement non envoyée, à Pierre Macherey du 29 septembre 1964. Mais il ne s’agit pas simplement de la contingence de la maladie. C’est qu’en fait le « commencement à partir de rien », cette nécessité, doit demeurer impossible : telle est la grande leçon de Machiavel et nous([[Machiavel et nous, in Écrits philosophiques et politiques, T.II, Stock/Imec 1995.), pour l’essentiel rédigé entre 1971 et 1976, où est abordé de front le problème du comment. « Le Prince étant défini uniquement, exclusivement, par la fonction qu’il doit accomplir, c’est-à-dire par le vide historique qu’il doit remplir, est une forme vide, un pur possible-impossible aléatoire » (p. 70). « L’écart qui donne lieu à utopie n’est donc pas l’écart entre l’étroitesse du contenu politique et social actuel et l’universelle illusion nécessaire de l’idéologie morale, mais l’écart entre une tâche politique nécessaire, et ses conditions de réalisation à la fois possibles et pensables mais en même temps impossibles et impensables car aléatoires » (p. 100). La positivité absolue de Machiavel – ce qui conduit parfois Althusser à en faire non seulement un philosophe, mais le philosophe par excellence – vient de ce qu’il est parvenu à construire un « dispositif théorique » capable de poser dans la conjoncture, c’est-à-dire sous une forme non générale mais singulière, cet impensable, impossible et pourtant nécessaire : « un dispositif théorique qui rompt avec les habitudes de la rhétorique classique, où l’universel règne sur le singulier » (p. 58). À inventer, donc, une singularisation du « commencement à partir de rien ». Ni indiquer la solution, ni en démontrer, en termes généraux, l’impossibilité, mais faire surgir l’impossible lui-même dans la conjoncture qui est un « cas concret et singulier », telle est la tâche de ce « dispositif ». Concrètement, dans le cas de Machiavel, il s’est agi de faire jouer les trois thèses classiques de la « philosophie de l’histoire » (objectivité immuable, changement perpétuel, cyclicité, qui évoquent irrésistiblement la triade dialectique) pour en tirer une quatrième qui, à proprement parler, n’est plus une « thèse » mais une « position » particulière : celle d’un « État qui dure ». Et, par cette disjonction même entre « thèse » et « position », de faire « bouger » tout l’espace théorique dont on était parti. « Cette nouvelle négation est [… très particulière, et c’est pourquoi je ne je lui ai pas donné la forme d’une quatrième thèse, mais j’ai parlé de position de Machiavel. Dans cette position, il y a un écart significatif, un vide, un saut dans le vide théorique, une anticipation. Un moment vient où Machiavel ne peut plus < jouer > d’une théorie classique sur et contre l’autre, pour s’ouvrir un espace à lui : il doit sauter dans le vide » (p.88). Et c’est ainsi que « prend » ce qu’en une formule inoubliable Althusser nomme « étrange vacillement de la théorie ». L’espace théorique, entendons celui de la philosophie, qui n’est pas celui de la « pure théorie, supposé qu’elle existe », n’existe que comme espace soumis à la pratique politique. Mais l’espace « pratique » n’est jamais donnée d’avance en dehors de la théorie, il est ouvert, posé et donc créé par une « pratique théorique » particulière. « Pratique théorique », ce qui reste d’Althusser quand on a tout oublié.
Le « délire » du dernier Althusser, avec le « ça dépend » qui en est l’expression conceptuelle, attesteraient donc ce que le philosophe tente de « faire bouger » par la « pratique théorique » du matérialisme aléatoire : la subjectivité matérialiste. Elle doit bouger pour que le philosophe en tire lui-même un quatrième Althusser, rompant avec les trois précédents, si vraiment il y en eut trois. En synthétisant ses passés dans le « cercle des cercles », il aurait procédé comme le Machiavel de Machiavel et nous -pour aboutir à l’« impossible synthèse » du cours de 1962. S’il en était bien ainsi, le dernier Althusser nous aurait assurément donné une position philosophique nouvelle : on n’atteint pas la subjectivité après être devenu sujet, après avoir réussi à commencer à partir de rien ; pour être sujet il faut au contraire d’abord déplacer sa subjectivité. Par son dispositif théorique, Machiavel a bien changé d’espace pour poser le Prince, son sujet. On hésite à en dire autant de l’Althusser du non-lieu des années 1980. Mais y eut-il d’ailleurs un « dernier Althusser ». Un, deux, trois, quatre, dix mille Althusser ? Ça dépend.