Le mouvement social algérien a encore, ce 18ème vendredi du 21 juin 2019, défié de façon magistrale le pouvoir de fait, celui de la hiérarchie militaire, en imposant dans l’espace public, son unité dans la diversité sociale et régionale. C’est une belle victoire, celle du refus catégorique de s’inscrire dans le discours clivant et manipulateur de Gaïd Salah, chef d’état major de l’armée nationale populaire, menaçant verbalement les manifestants qui tenteraient de brandir le drapeau Amazigh, de la région de la Kabylie. Face à la détermination des algériens depuis quatre mois, le responsable de l’armée a encore tenté de diviser les algériens, exigeant d’eux, de porter uniquement le drapeau national. Le chef des militaires qui s’est approprié totalement le pouvoir depuis le 2 avril 2019, date de la destitution de Abdelaziz Bouteflika, s’exprimant en tenue militaire devant ses subordonnées, ne semble plus serein dans ses interventions. Il affirme des contre-vérités sur la dernière constitution de 2016. Elle aurait été, selon ses dires « plébiscitée par le peuple », un mensonge inconcevable, quand on sait que son élaboration a été uniquement le fait de l’ancien président de la République, Abdelaziz Bouteflika. Il a corrompu la majorité des députés qui l’ont mécaniquement avalisée. Il tente de diviser pour régner, en voulant enfermer les algériens dans un nationalisme primaire et dogmatique. Il refuse de considérer la profondeur historique et anthropologique de la région de la Kabylie, lui déniant toute reconnaissance identitaire pouvant légitimement s’exprimer par le port du drapeau Amazigh au cours des manifestations dans l’espace public.
Il opère enfin dans la diversion en tenant un discours radical sur la corruption en Algérie qui touchera toute personne quels que soient son rang et sa responsabilité dans la hiérarchie politique. Les arrestations spectacles et populistes de deux anciens premiers ministres, de ministres, des oligarques et des cadres supérieurs, semblent « nourrir » sa propension à renforcer son pouvoir dans un système politique qui se reproduit pourtant à l’identique. Loin d’avoir changé réellement de cap, au sens d’une justice autonome, celle-ci fonctionne encore aux ordres, même si le chef de clan n’est plus le même. Le responsable d’état major semble oublier que les manifestants souhaitent en premier lieu mettre fin à un ordre politique producteur de critères totalement arbitraires et injustes, faisant la part belle à une clientèle asservie et dépendante d’un pouvoir autocratique. Ils ne cessent de crier haut et fort leur préférence pour un Etat civil et non militaire, une « Algérie libre et démocratique » qui redonne du sens au droit. Ce que refuse précisément le responsable militaire qui se braque sur le « respect » de la constitution bafouée avec arrogance par le pouvoir, exigeant que l’élection présidentielle ait lieu le plus rapidement possible, dans une logique de « dialogue » imposée par la hiérarchie militaire sous les ordres de Gaïd Salah. Celui-ci veut clairement signifier : « je refuse toute période de transition exigée par les acteurs du mouvement social. Le « dialogue » que je veux vous dicter est celui qui doit porter uniquement sur les modalités d’organisation des élections présidentielles ».
La réponse du mouvement social : « Non au régionalisme, frères, frères ».
Les manifestants au niveau national, n’ont pas plié aux ordres du responsable militaire. Ils ont porté, pour certains d’entre eux, fièrement le drapeau Amazigh dans l’espace public, même si la préconisation circulant dans les réseaux sociaux, a été de refuser la provocation, en maintenant la ligne de conduite focalisée sur le pacifisme des manifestations. Il était loisible d’observer que la peur n’est plus de mise face à la puissance collective des manifestants. Pourtant, la répression à Alger était prégnante. Les policiers n’ont pas hésité à user de la répression pour enlever brutalement le drapeau Amazigh et embarquer certains manifestants au commissariat de police. La Ligue des droits de l’Homme d’Alger n’hésite pas à indiquer : « A Alger, la police confisque violemment le drapeau amazigh des manifestants pacifiques. Une provocation de plus, au moment où le peuple algérien a merveilleusement retrouvé son unité nationale dans la cohabitation et la diversité, le système tente par ces pratiques de le diviser au risque d’attenter à sa cohésion et à la stabilité du pays ». Le pouvoir réel s’obstine à mobiliser la violence et les arrestations arbitraires des manifestants, alors qu’aucun texte juridique n’interdit le port d’un emblème. Ce sont pourtant quatorze jeunes manifestants qui seront traduits le dimanche 23 juin 2019 devant le tribunal, pour « outrage à corps constitués ». L’arbitraire et le refus politique de reconnaitre les libertés en Algérie, sont loin d’avoir disparus en Algérie.
Malgré la répression, force est d’observer que le responsable militaire Gaïd Salah est de façon régulière discrédité par les manifestants, et plus fortement, ce vendredi 21 juin 2019. En tout état de cause, ses derniers discours ont indéniablement renforcé le mouvement social. Ses acteurs ont pris de façon unanime leurs distances critiques à l’égard de la hiérarchie militaire qui n’a pas réussi, durant trois mois, après la démission forcée de Abdelaziz Bouteflika, à convaincre les manifestants, en s’arc-boutant à des positions politiques antinomiques à celles du mouvement social. (Refus de changer le président intérimaire et le premier ministre avec son gouvernement, une opposition systématique à toute période de transition démocratique). Il est important d’écouter les slogans brandis dans toute l’Algérie, pour noter que le statu quo imposé par le pouvoir militaire est frontalement refusé par les manifestants. Leur refus de tout régionalisme en Algérie est mis en exergue de belle manière : « Non au régionalisme, frères, frères ». Pour les manifestants, l’unité dans la diversité, constitue l’âme du mouvement social. Il suffit d’observer attentivement ces manifestants, jeunes, vieux et femmes plurielles, dont certaines habillées de la robe kabyle, se donnant corps et âme pour crier leur fraternité et leur solidarité face au pouvoir autiste. Ce slogan traduit la force collective et puissante qui se dégage du mouvement social. « Kabyles et Arabes sont frères. Gaïd Salah est avec les traitres ». Ou encore : « Gaïd Salah, dégage ! ». La confiance semble être rompue définitivement avec le responsable de la hiérarchie militaire : « Gaïd Salah, tête de la discorde » ou encore : « Bientôt, Gaïd Salah, à la prison d’El-Harrach ». L’histoire a été profondément falsifiée depuis plus 57 ans. Il est important de restituer cette pancarte brandie par Un manifestant au cours de la marche du vendredi 21 juin 2019 à Alger : « C’est le peuple qui a libéré l’armée du gang. N’était le 22 février 2019, nous serions maintenant sous le 5ème mandat. Sans le peuple, les généraux seraient en train de faire le salut militaire au cadre de Bouteflika » (cité par Benfodil, EL Watan,22 juin 2019).
Le refus catégorique de l’indignité politique
Les acteurs du mouvement social démontrent clairement leur refus catégorique de s’inscrire de nouveau dans le statu quo qui représenterait un retour à l’indignité politique. Comment peut-on être sceptique quand le mouvement social émerge et se renforce à contre-courant du statu quo centré sur la stagnation collective imposée par le pouvoir ? Il a au contraire réussi le pari de donner de la pertinence à la notion d’espérance. A observer les débats contradictoires qu’il a permis entre les algériens socialement diversifiés, le questionnement pluriel retrouve sa vigueur politique et intellectuelle dans la sphère publique et privée, dévoilant ainsi des discussions plus libres dans les familles. Il a permis la production de nouvelles significations politiques centrées sur les impératifs de liberté et de démocratie. C’est la première fois dans l’histoire de l’Algérie, que la population dans sa majorité, appréhende frontalement, avec dignité, le pouvoir d’ordre à l’origine de son enfermement politique et de ses humiliations. Prenons le temps d’écouter les jeunes remettre en question avec humour les « vérités » des tenants du pouvoir, centrées sur la « stabilité » qui sous-entend l’ordre, le paternalisme et les dogmes. Dans leurs mots rythmés avec le mouvement de leur corps et de l’objet-actant représenté par les différents drapeaux portés par les manifestants (national, Amazigh, palestinien et même soudanais), la réappropriation collective de la Nation devient, pour eux, une force que rien se semble pouvoir arrêter : « ce pays nous appartient. Nous vous demandons de partir». Peut-être faut-il se départir d’un pragmatisme douteux qui occulte trop rapidement tout ce qu’il a été entrepris par le mouvement social, pour se braquer uniquement sur les tactiques politiques à engager. Pourtant, la question du « comment faire » est indissociable du décryptage des actions collectives menées depuis le 22 février 2019 avant tout par les jeunes qu’il importe de ne pas laisser sur la touche. Ils ont été les premiers à rejeter symboliquement toute les catégories qui ont profondément dominé le jeu politique en Algérie pendant plus de 57 ans : le populisme, les manipulations, les injustices, la force et les humiliations.
Sur le même sujet
Articles les plus consultés
- Litanie pour la survie
- Il faut défendre les invulnérables. Lecture critique de ce qu’on s’est laissé dire, à gauche, sur la pandémie de covid
- Le partage du sensible
- Des écoles d’art et design en lutte Contribution à une (re)politisation du champ de l’art
- Le suicide de Deleuze : son dernier acte de liberté»