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Formuler notre surexposition Entretien

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En nous faisant reconnaître notre moment historique comme relevant de la « surexposition » – entendue à la fois au sens des vaines images qui nous aveuglent de leur excès de brillance et au sens des corps exposés sans protection aux risques de radiations hostiles – Frédéric Neyrat nous invite à « supporter le vide du monde », à chercher dans le « laisser-être » un rempart aux dérives de la production, et à inventer une « ontopolitique de sujets atopiques ».

By helping us recognize our historical moment as one of « over-exposure » – understood both in the sense of the vain images that blind us with their excess brilliance, and in the sense of bodies exposed without protection to the risk of hostile radiation – Frédéric Neyrat invites us to « bear the world’s emptiness » and to look to « letting-be » for a rampart against overflowing production. It’s time to invent an « ontopolitics of atopic subjects ».

Frédéric Neyrat a publié trois livres en rafale au cours des trois dernières années : Fantasme de la communauté absolue (L’Harmattan, 2002), L’Image hors-l’image (Lignes & Manifeste, 2003), et finalement Surexposés (Lignes & Manifeste, 2004), sur lequel portera cet entretien. S’appuyant, au fil des chapitres, sur des dialogues avec les concepts de Deleuze, Negri, Nancy, Castells, Virilio, Beck ou Sloterdijk, une écriture travaillée révèle les contours de notre paysage politique contemporain. Le surdimensionnement du sous-titre – « Le Monde, le Capital, la Terre » – donne en fait la juste mesure de notre époque, dont Frédéric Neyrat relève le défi : penser ensemble la politique à l’âge du spectacle globalisé (le Monde), la dynamique acéphale d’un système économique emporté dans son propre tourbillonnement (le Capital), et la finitude qu’assignent à ce tourbillonnement spectaculaire les réalités de l’écologie (la Terre). En nous faisant reconnaître notre moment historique comme relevant de la « surexposition » – entendue à la fois au sens des vaines images qui nous aveuglent de leur excès de brillance et au sens des corps exposés sans protection aux risques de radiations hostiles – cette réflexion nous invite à « supporter le vide du monde », à chercher dans le « laisser-être » un rempart aux dérives de la production, et à inventer une « ontopolitique de sujets atopiques ».

Multitudes : Ton travail d’écriture produit des effets de fulgurance dont le lecteur peut se sentir parfois aussi aveuglé qu’éclairé. As-tu fait le pari conscient d’une écriture surexposée ?

Frédéric Neyrat : Aujourd’hui, l’un des problèmes fondamentaux est effectivement de parvenir à voir. « On est passé de la possibilité de voir à l’impossibilité de ne pas voir », dit à peu près Gary Hill, c’est de l’aveuglement par excès de lumière, par accumulation d’images. Mais quand on ne croit plus du tout aux modalités classiques, « humanistes » du discernement, quand on a le sentiment que la prolifération des images ne tarit pas la source de l’Invisible mais s’y alimente, qu’est-ce qu’il faut faire ? Quand l’antidote est une composante du mal, quand l’opposition au « spectacle » alimente la source du « spectacle », ne reste sans doute que la pratique de l’« intoxication volontaire », pour reprendre cette formule de Sloterdijk. Ce qui me semble valable aussi bien dans le domaine de l’art que dans celui de la politique.
Il faut manger les images, toutes les images, et de l’intérieur ou par-dessus favoriser des plans d’invisibilité, des opérations de décapage. Et ne plus faire la fine bouche, ça rend anorexique. Je ne supporte plus les pensées « axiomatiques » qui décident a priori « voici les bonnes images » et « voilà les mauvaises », voici ce qu’est le cinéma et voilà ce qu’il ne doit pas être, ou, dans un autre registre, voici la bonne scène du politique et voilà une émeute, l’émeute rejetée par l’État comme par les théories politiques de l’« émancipation ». Ce qui est caduc par exemple, c’est d’opposer les « films d’Auteur » à Hollywood, parce que tous les Auteurs rêvent de donner figure au monde comme Hollywood le fait, tous les auteurs rêvent d’arrêter enfin de rêver. Nous vivons aujourd’hui une guerre mondiale pour le contrôle de l’anticipation figurative du monde, on est dans la mêlée. Ce qui compte, mais dans un second temps, c’est de favoriser les images vivifiantes qui sortiront de la mêlée. Toute une série de divisions n’ont aujourd’hui plus cours, entre les images qui émancipent et celles qui lient, entre les images créatrices et les images qui reproduisent. Ce que certains intellectuels ne pardonnent pas à Gus Van Sant, pour ne prendre que cet exemple, c’est d’opérer ces jonctions : produire = reproduire = créer.
Le problème n’est pas de voir l’invisible, la belle affaire, le bel oubli du monde, c’est de voir le visible, et c’est le plus difficile, c’est ce que se tue à dire Wittgenstein, penseur optique par excellence, c’est ce qu’affirme Artaud en définitive : il n’y a pas l’occulte, il y a l’occulté. On parle aujourd’hui des « risques » à venir sans voir l’existence matérielle, la présence des dommages, on parle des images qui manquent sans voir les images qui sont, et que nous avons pourtant créées, elles ne sont pas tombées du ciel, elles ne sont pas simplement sorties de la tête des capitalo-publicitaires, qui ne sont pas, jusqu’à preuve du contraire, des extra-terrestres. On ne changera pas le monde, on ne changera pas la politique sans changer de vision. Ce changement implique une extension du domaine optique, puis par-dessus de nouvelles sculptures, et des dynamitages localisés si nécessaires.

Multitudes : Tu affirmes au début du livre que « le monde ne peut pas faire corps » (p. 17). Tu écris par ailleurs que le problème posé par Empire n’est pas d’une « opposition à construire », mais d’une « organisation à créer » (p. 83). Souscris-tu toi-même à ce projet ? Quelle différence y a-t-il alors entre « faire corps » et « organiser » ?

Frédéric Neyrat : Qu’on le veuille ou non, on est pris dans le vocabulaire et les images du corps, et l’on pense ainsi la mise-en-commun, les relations et les interrelations à la lumière des corps et des organes. On ne peut certes pas s’excepter de cette logique qui fait que nos mots sont originellement accrochés au corps, mais bon, on peut penser, je crois, plus profondément. Au niveau de la peau donc, pour reprendre la phrase de Simone Weil…
Que pense vraiment l’« auto-organisation » lorsqu’elle est intelligente et qu’elle ne sert pas la Volonté de Contrôle de nos sociétés post-démocratiques, que pense vraiment Varela dans Autonomie et connaissance, ce livre à mon sens fondamental ? À vrai dire autre chose que le corps : en quoi la boucle constituée par une main se dessinant elle-même, la main très moderne d’Escher, montre-t-elle un corps ? Ce qu’elle montre, c’est un processus ontologique fondamental qui traverse le vivant et le non-vivant, le machinique également. Si l’on regarde bien cette autre gravure d’Escher que commente Varela, la Galerie de tableaux, on verra en son milieu un vide, l’espace de jeu nécessaire pour que les choses, le regard, le monde puissent tourner. Un de mes objectifs est de penser cette auto-constitution ontologique et ce vide. Alors, par rapport à tout cela, je dirais que les termes de corps et d’organisation rendent opaques les phénomènes. Quand je dis « le monde ne peut pas faire corps », c’est un peu comme un geste de salubrité optique, c’est pour faire de la place, pour faire apparaître l’être et le vide.
Mais il ne suffit pas de combattre l’Un-qui-subsume, on ne peut pas se satisfaire de la soustraction éthique, ou mystique, que permet la localisation de l’Un-en-moins auquel s’oppose l’Un-qui-susbsume, la Totalité-organique-unifiée. Le but n’est pas simplement de « traverser le fantasme » de la Belle Unité, il s’agit désormais de faire circuler cet Un-en-moins dans tout ce qui existe. Si tu me dis qu’il y a de l’interrelation et de l’interconnexion, donc de l’organisation, donc de l’incorporation, je te dis oui, mais regarde ce que cela donne par exemple chez Pierre Lévy, qui parle toutes les lignes de « connexion » : sa noosphère, c’est pourtant bien la Grande Déconnectée, protégée contre le mouvement de la vie ! L’interconnexion est une pensée plate si elle ne commence pas par penser l’inter, l’entre-deux. Le corps risque de boucher l’antre. Alors, regardons sur les limites pour voir ce qui se passe, car c’est là, nulle part ailleurs et de toujours, que les choses se passent et que l’être se forme.
Je crois enfin que le concept de « sphère » dégagé par Sloterdijk peut permettre de penser les choses autrement, car un corps, ce n’est qu’un genre particulier de sphère. On peut toujours dire que la maison est la projection du corps maternel, mais avec ça, on ne va pas aller très loin, on risque de ne rien comprendre au domos et à l’oikos. Plus profondément, ce qui justifie l’écologie politique, c’est bien le fait avéré que la Terre n’est pas Gaïa. Si tel était le cas, il n’y aurait pas de problème, mais on sait désormais que la Terre n’est pas une déesse, enfin on peut le savoir en faisant un petit effort… Je crois que dire « il faut faire corps », c’est répondre par avance, et trop vite, à des problèmes qui pour le coup ne pourront jamais être pris dans leur singularité. C’est tout ce que je dis en ce moment : attendez, n’allez pas trop vite, ralentissons le mouvement, qu’est-ce qui s’est passé le siècle dernier, depuis l’époque moderne, depuis le miracle grec, depuis le paléolithique ? Anti-capitalisme ? D’accord, mais n’est-il pas nécessaire de favoriser aussi les tirs à longue portée ? À moins de penser que tout a commencé, un jour, dans une manufacture à Manchester…

Multitudes : Tu évoques à de nombreuses reprises des phénomènes de « bouclages » : les cercles vicieux dans lesquels la société du spectacle se referme sur une « boucle imaginale » (p. 116) qui la fait courir après sa queue (production-publicité-production) – avec cette belle formule selon laquelle « les images sont un lieu de reterritorialisation du Capital » (p. 132). Cet imaginaire réapparaît dans ta discussion de Sloterdijk et de sa sphérologie (p. 259) : la bulle protectrice dont notre monde nous fait ressentir le besoin participe aussi d’un certain bouclage. Comment distinguer entre le circularisme qui nous enferme et le bouclage d’une bulle qui nous protège ?

Frédéric Neyrat : Un cercle, ce n’est pas une boucle. Un cercle est rond et homogène, uniforme, symétrique, il ne connaît ni coupure, ni séparation, rien ne distingue en lui ce qui fuit de ce qui revient. Un cercle se veut atemporel. La boucle au contraire est profondément hétérogène, elle connaît la différence entre le mouvement du départ et le mouvement du retour, elle est profondément asymétrique. À la différence du cercle, la boucle connaît un point qui lui est à la fois intérieur et extérieur, et qui est le point de bouclage, qui peut de même se changer en point de débouclage. Ce point est la marque d’une émergence, ou la trace d’un événement, d’une « brisure de symétrie » si l’on veut. On y accède par un saut. Toutes les pensées innovantes s’inscrivent dans un cercle et cherchent le point interne / externe à ce cercle à partir duquel inventer une résolution. Regarde Marx et son « Hic Rhodus, hic salta », au moment de déterminer la fonction de la force de travail, Badiou lorsqu’il saute vers l’Infini dans L’Être et l’événement, Bergson dans L’Évolution créatrice quand il s’agit de montrer comment l’on sort du « cercle vicieux » de l’intelligence, la Caverne de Platon qui nous conduit d’une déliaison inaugurale jusqu’à l’obligation d’un retour pédagogique, Heidegger et la circularité du « Principe de raison », etc. Il y a donc bien de bonnes et de mauvaises circulations, de bonnes et de mauvaises communications, et là encore il ne s’agit pas d’opposer, mais de voir la différence. Ce qui doit être combattu, c’est la production des cercles autistiques, des courts-circuits qui se fondent sur la forclusion du point de bouclage, visent l’homéostasie, fantasment l’équilibre et tentent par tous les moyens de le réaliser, on trouve cela dans une certaine cybernétique, mais pas dans toutes. Le capitalisme tend vers ce type de circularité par la négation du donné, de la « finitude », concept qui n’a rien à voir avec la question des limites mais tout avec la dé-théologisation de l’homme. Ce qu’a bien vu Heidegger, c’est que la finitude est notre seule puissance, et qu’elle est précisément autre qu’une création à partir de rien. Si nous produisons, c’est parce que nous sommes des êtres finis, devant « imaginer » ce donné que nous n’avons pas créé hors du temps, ça c’est normal, c’est notre condition d’êtres « finis ». Mais on comprend mal cette condition, et nous tombons dans l’insomnie de la production, dans un mauvais cercle : on croit que la finitude est un manque qu’on pourrait combler, grave erreur, on se fait prendre au piège de notre propre puissance…
Pour ce qui est de la question de l’écologie politique que le précédent numéro de Multitudes a exploré, j’avais parlé des 4×4 comme « bulles autistiques », produisant ce contre quoi ils sont censés lutter : le changement climatique, et des gamins écrasés dans les villes… Un 4×4, c’est la croyance au Sans-boucle, l’adoration du cercle, donc le déni du bouclage. « Souviens-toi que tu es bouclé » est l’adage de notre temps, avec la charge inquiétante que cela comporte, j’entends bien, mais aussi avec le souvenir qu’au même endroit se situe le point de déliaison, et donc la marque d’une contingence, d’un événement. Toujours la même question, que j’ai mise en exergue de Surexposés : « comment s’en sortir sans sortir ? » nous demande Ghérasim Luca. Nous voilà perplexes : est-ce un cercle, est-ce une boucle ? Difficile, voire impossible de savoir à l’avance s’il faut promouvoir la régulation ou la « shismogenèse » d’un système, la liaison ou la déliaison. C’est une question de cas.

Multitudes : La catégorie du « laisser-être » paraît jouer un rôle central dans ta pensée, au point d’articulation entre écologie, économie et ontologie. Tu affirmes qu’un choix majeur s‘offre aujourd’hui à nous entre « production ou laisser-être ». Peux-tu en définir les enjeux, en spécifiant par exemple en quoi ce « laisser-être » se distingue du « laisser-faire » ?

Frédéric Neyrat : Je dirais aujourd’hui que le problème, ce n’est pas la production, mais le forçage, soit un certain genre de production. Le forçage, c’est faire comme si l’être n’était rien, trois fois rien et moins que rien. C’est d’abord faire comme si la matière était amorphe, comme si les hommes étaient flexibles, comme si les animaux étaient des séquences génétiques brevetables susceptibles de garnir une assiette. Et c’est ensuite transformer ce « comme-si » en cauchemar climatisé. Le laisser-faire, c’est le oui-da, la bénédiction donnée à ce processus, c’est laisser en l’état un certain type dominant du faire qui conduit à l’agroalimentaire, au Centralisme Bureaucratique Nucléarisé français, à la précarisation de l’existence, etc. En ce sens, il s’oppose au laisser-être qui implique non pas le rejet de la production, mais un autre rapport, un rapport de composition, de coopération, de mise en relation. Le non-agir, le wu-wei taoïste en est très proche, si l’on se souvient que le non-agir ne signifie nullement laisser-faire, mais implique des pratiques bien précises qui consistent dans le fait de ne pas commencer par imposer la force, une volonté anthropocentrique. Le laisser-être est un terme guerrier quand le déni d’existence fait loi. Mais on a du mal à entendre ce terme car on croit que cela relève de la passivité, or c’est bien une politique du laisser-être qu’il faut aujourd’hui inventer, puisqu’on ne laisse pas être. D’une certaine manière, pour reprendre ce que dit Vandana Shiva, il ne suffit pas d’affirmer que la biodiversité est préservée comme telle dans le simple rapport des hommes à la terre, et que sa destruction vient de la « bio-piraterie », encore faut-il, comme elle le fait, inventer les « droits de propriété intellectuelle collective », en sachant que le commun qui pourrait en émerger ne sera plus le même que celui qu’elle indique comme relevant de la tradition déniée par les multinationales. Le laisser-être peut devenir politique en créant de nouvelles formes de co-opération aujourd’hui empêchées.
En définitive, le laisser-être ne s’oppose pas au constructivisme, il montre seulement les méfaits de son caractère épuisant, ce que je nomme l’insomnie de la production. Regarde par exemple l’article de Rosi Braidotti dans le numéro 12 de Multitudes : à partir de la question « que peut un corps ? », il interroge les limites et les dangers du transformisme propre au tout-est-contexte, tout-se-performe, les limites non pas morales mais physiques du corps, avec un sens très élargi donné à ce terme. Le problème biopolitique ne se limite plus aujourd’hui à la question : « comment augmenter mes puissances d’être ? ». Car il implique son préalable, ou plutôt le préalable lui-même : les conditions de vie sont devenues politiques. Le personnel est politique, mais aussi l’estomac, et l’air que je respire. La question biopolitique est aujourd’hui : « comment éviter l’appauvrissement des puissances d’être, comment éviter de rendre impossible cette possibilité ? ». Il est intenable de penser le possible sans l’impossible, la construction sans l’inconstructible, la production sans le laisser-être.
Ce qui est laissé au regard critique, et à la critique du regard, c’est de montrer comment le capitalisme télé-technique change la valeur du possible et de l’impossible : d’un côté, il dénie les existences, leur fait une vie impossible, c’est la pratique de l’injustice sur fond de nihilisme (l’être n’est rien) ; de l’autre, il actualise des possibles sur la frange du virtuel. Tout cela, bien entendu, s’entretient, forme un circuit. Mais le circuit peut se couper, les multitudes peuvent passer du virtuel dans la rue, et faire entrer la rue sur le Web. Coupure, débouclage, invention, au point même où quelque chose tend à l’effacement, au raccord létal, au lien créateur de manque, etc. Je pense ici, par exemple, aux Yomangos ancrés dans la réalité des images et du capital qui opèrent le vol en vue d’une redistribution, aux Vacuum Cleaners, aux « aractivites » en général, aux Yes Men : c’est d’eux que viennent les nouvelles façons de penser et de faire de la politique.

Multitudes : À propos, justement, de cette politique « à faire », tu écris « que le changement sera global ou ne sera pas, que le réformisme est caduc parce que les problèmes auxquels nous avons affaire aujourd’hui sont au-delà de toute réponse réformiste. » (p.262) Est-il aujourd’hui toujours opportun d’opposer réformisme et révolution ?

Frédéric Neyrat : Mes formules sur le « réformisme » étaient en effet bien faibles, mais pourquoi ? Parce que je n’avais pas encore fait le raccord entre réforme et révolution, et c’est précisément ce raccord qui s’est aujourd’hui effectué. Cite-moi une réforme véritable qui aujourd’hui ne serait pas révolutionnaire ! À moins bien évidemment que la « réforme » ne soit que le nom donné au laisser-faire, à l’accélération et à la facilitation du laisser-faire qui donne blanc-seing au forçage, avec le Medef en France comme Comité de pilotage. On voit bien qu’une réforme véritable qui modifierait le rapport d’appartenance à l’Europe de tout individu qui y réside serait révolutionnaire : elle nous ferait passer du statut de Citoyenneté à celui de Résidence, elle modifierait totalement le rapport que nous entretenons avec l’espace territorial. Et, autre exemple, Bruno Latour avait raison de dire que l’inscription dans la constitution française du « principe de précaution » était révolutionnaire, quoique passée inaperçue… Donc, d’accord, n’opposons plus révolution et réformisme. Ce qui est caduc, c’est l’idée qu’on puisse réformer sans, de fait, tout changer.
Dans cette situation, devons-nous désigner des « ennemis » politiques ? Si la question est : faudra-t-il voter contre Sarkozy ? la réponse est oui, et c’est réglé, cela ne pose, au sens deleuzien, aucun « problème ». Si ennemi veut dire ça, d’accord, mais on passe à côté de ce qu’il y a à penser. La question que je pose est la suivante : une fois pris acte de la rondeur de la terre, de l’immanence productive, de la tendance à l’extension globale des « risques » analysée par Beck, que signifie la catégorie d’ennemi ? Il me semble qu’aujourd’hui, l’ennemi est forcé de prendre la figure de l’adversaire. Et vouloir créer de force de l’ennemi, je crois que cela correspond chez certains à la nostalgie des Camps, ou à l’envie de recréer de force une division en termes de classes. L’ennemi de classe, c’est une figure narcotique, même s’il m’arrive moi aussi de prendre des somnifères, et de me simplifier la vision du monde en voulant le diviser en deux. Cela me frappe en écoutant les lycéens qui manifestent contre le CPE., on n’a pas deux positions mais une multiplicité de positions, une composition de oui et de non, et un durcissement, une opposition ponctuelle, localisée, un NON dur quand il le faut, mais qui n’est que la pointe d’un iceberg de différences. La précarisation des formes de vie n’est pas réservée à un groupe particulier, mais s’exacerbe jusqu’à l’intolérable pour certains groupes, ce qui est différent.
C’est pour cela que je parle de « tort mondial » dans ce livre, non pas pour créer un Tort Unique, mais pour montrer que les conditions des formes de vie sont atteintes, que cette atteinte est globale et différentielle. C’est cela, à mon sens, que devrait avoir en vue l’écologie politique. Il faut un salaire social garanti, et il faut aussi garantir les conditions biopolitiques de l’existence, l’un ne peut aller sans l’autre.

Entretien réalisé par Yves Citton