A chaud 42, automne 2010

Middlesex : bouchers et débouchés de la philosophie

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Au nom des lois de l’offre et de la demande, un des départements de philosophie les plus actifs et les plus prestigieux du monde anglophone est fermé – comme n’importe quelle entreprise. Même pas pour être délocalisé en Chine, pour produire le même produit à plus bas coût, mais parce que, pour ces « biens » que sont la recherche et l’enseignement de philosophie, il n’y a pas de débouchés. Pas (assez) d’étudiants, pas (assez) de financements, de revenus, de sponsors, d’apports publicitaires.

Les responsables administratifs de l’Université de Middlesex, sur une base purement gestionnaire et non idéologique, affirment-ils, ont donc mis la philosophie sur le billot de la rigueur budgétaire. Le fait que les philosophes de Middlesex restaient parmi les rares à pratiquer une philosophie « continentale » (nourrie de dialogues avec Marx, Nietzsche, Adorno, Benjamin, Deleuze, Foucault, Rancière ou Badiou) plutôt qu’une philosophie « analytique » (visant à une logique formelle a-politique) ne fait rien à l’affaire, répètent les responsables de cette décision. Leur travail est un simple travail de bouchers de la coupe budgétaire, sans parti-pris, ni sentiment – ni (surtout) d’évaluation de la qualité ou de la valeur intrinsèque de ce dont ils coupent la tête.

En solidarité avec les enseignants et étudiants du Centre de Recherche pour la Philosophie Européenne Moderne de Middlesex, Multitudes dénonce cet acte de boucherie intellectuelle opéré au nom de la sacro-sainte logique comptable des débouchés. La philosophie, comme l’art, répond à un besoin fondamental de signification animant tout sujet humain. Ce besoin fondamental requiert que nos sociétés ne l’étouffent pas en contraignant chacun à s’aligner sur les diktats d’arguments étroitement financiers.

Il ne s’agit même pas de réclamer pour la philosophie (ou l’art) un statut purement « désintéressé », miraculeusement abstrait des bas calculs économiques. Il s’agit de comprendre que nos calculs actuels sont trop étroits, aveuglants et suicidaires, et que c’est l’économie même de notre vie intellectuelle qui requiert des enseignements et des recherches en philosophie du type de ceux qui se déroulaient à Middlesex. De telles coupes budgétaires (dont on nous promet une recrudescence à venir), dans leur obsession comptable des débouchés, condamnent nos sociétés – sans réelle nécessité – à obturer leur horizon intellectuel, politique, artistique. Au nom des débouchés, les bouchers budgétaires produisent une société de têtes bouchées.

L’épisode de Middlesex, dont on a bien moins parlé en France que dans le monde anglo-saxon, donne toutefois autant de raisons d’espérer que de craindre. Certes, la philosophie, comme les sciences sociales, les Humanités et toutes les (in)disciplines à vocations critique, sera sans doute soumise – en France comme ailleurs – à des pressions politiques croissantes, dissimulées sous une fausse neutralité budgétaire. Mais le mouvement de solidarité et de protestation transnationale qui s’est déployé à l’occasion de la boucherie intellectuelle de Middlesex a porté un double fruit. D’une part, le Centre de Recherche pour la Philosophie Européenne Moderne a été accueilli par la Kingston University de Londres. C’est finalement bien d’une relocalisation qu’il s’agit, quoique pas exactement dans une région périphérique à bas coûts…

Mobiliser les réseaux, publiciser une cause, organiser des solidarités transnationales s’avère donc porter des résultats dès le court terme. D’autre part, et c’est peut-être plus important encore, cette mobilisation transnationale a permis l’ébauche d’un agencement européen original, associant des centres de recherche anglais (Kingston), français (Paris 8) et allemand (IKKM, Weimar), et décloisonnant par là-même des institutions qui restent souvent étroitement nationales.

C’est donc non seulement pour dénoncer les pratiques administratives illustrées par Middlesex, mais surtout pour encourager la répétition de telles mobilisations transnationales que nous publions ci-dessous la traduction d’une lettre de protestation signée par les membres du département des Romance Studies de l’Université de Cornell (aux USA). Ce document, ainsi que les résultats qu’il a contribué à produire, mérite d’inspirer nos réactions à venir : si l’horizon se bouche sous les pressions croissantes des fausses nécessités budgétaires, c’est à nous de le déboucher par des mouvements de solidarités politiques.

Cornell, le premier mai 2010

Chers Professeurs Driscoll, Ahmad, House and Esche,

Nous, soussignés, enseignants, étudiants et directeur du Département d’Etudes Romanes de l’Université de Cornell, avons appris avec indignation que l’administration centrale de l’Université de Middlesex a décidé brutalement de fermer – de « phase out » (éteindre) en langage du business – tous ses enseignements, de Licence, de Master et de Doctorat, en Philosophie.

Quoique nous ne songeons nullement à nous mêler des décisions prises par d’autres universités, qu’elles soient académiques, économiques, idéologiques ou autres, nous tenons toutefois à signaler les effets désastreux qu’aura, et qu’a déjà eus, votre décision en ce qui concerne le prestige et le statut de l’Université de Middlesex, ainsi qu’en ce qui concerne l’avenir des Humanités en général, en Angleterre et bien au-delà – et nous vous exhortons à revenir sur une telle décision.

Le message consternant que vous envoyez au monde démontre un manque total de considération même envers les standards établis par votre propre pays pour mesurer l’excellence de la recherche (RAE). Non seulement la Philosophie est le programme le mieux placé de votre université dans les palmarès d’évaluation, mais le Centre de Recherche pour la Philosophie Européenne Moderne est reconnu comme l’un des plus prestigieux programmes dans son genre, avec des enseignants qui bénéficient tous de la plus haute réputation parmi leurs pairs. De fait, nous-mêmes à Cornell, avons plus d’une fois essayé de vous « voler » quelques-uns de ces enseignants pour les faire venir chez nous ! Nous avons peine à imaginer pour quelles raisons quelque université que ce soit pourrait choisir de mettre fin à un programme aussi brillant – un programme qui, par ailleurs, paraît très proche de satisfaire vos propres attentes financières en termes de sa contribution à l’administration centrale.

Nous avons lu la déclaration de votre administration affirmant que la Philosophie n’apportait aucune « contribution mesurable » à l’Université de Middlesex. En réalité, nombre d’entre nous n’avaient jamais entendu parler de votre université jusqu’à ce que le Centre de Recherche pour la Philosophie Européenne Moderne n’engage des chercheurs aussi remarquables que les professeurs Éric Alliez ou Peter Hallward. Ce centre, grâce à des membres comme les professeurs Peter Osborne et Stella Stanford, est aussi connu pour être la force d’entraînement sur laquelle repose la revue Radical Philosophy, qui est l’un des périodiques en langue anglaise les plus communément lus et les plus prestigieux dans le domaine de la philosophie européenne (ou « continentale »).

À l’Université de Cornell aussi, la crise économique a eu des conséquences douloureuses et négatives, et de nombreux groupes de travail se sont constitués, avec participation des enseignants, pour faire face aux décisions budgétaires liées à la crise. Nous ne pouvons toutefois pas imaginer comment quelque administrateur que ce soit pourrait songer à fermer notre programme le plus prestigieux, d’autant plus s’il paraissait être en relativement bonne santé financière. Dès lors, quoique nous ne soyons pas assez naïfs pour rejeter toute idée de coupe budgétaire, nous ne pouvons pas rester silencieux face à une telle décision, même lorsqu’elle émane de l’administration centrale d’une université étrangère.

Nous sommes convaincus que, dans des décisions de ce type, c’est non seulement l’avenir de la Philosophie comme discipline académique qui est en jeu, mais celui de l’ensemble du travail intellectuel et critique. Une institution capable de donner la priorité à des motifs économiques ou idéologiques par-dessus toute considération académique ou intellectuelle ne mérite par d’être appelée une « université ».

Pour toutes ces raisons, nous vous enjoignons de revenir sur la décision qu’a prise votre administration centrale. Ce changement de cap sera bien moins embarrassant que le fait de rester sourd à l’appel international lancé en faveur du maintien de la Philosophie à Middlesex.