Mineure 60. Le Caire, cultures indociles

Le Caire, ville rebelle ? Recomposition de l’action urbaine après l’épisode révolutionnaire

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Dans un contexte de retour à l’État fort en Égypte, incarné par la figure du Président Sissi, on assiste à une reprise en main des affaires territoriales par le pouvoir en place, après trois années de grande instabilité politique[1]. Le nouvel homme fort du pays a ainsi inauguré, à l’aide de capitaux en provenance des pays du Golfe, un certain nombre de très grands projets de villes nouvelles et d’infrastructures, dont le nouveau Canal de Suez est la tête de pont. Sitôt après la destitution du Président Frère Musulman Mohamed Morsi en 2013, l’armée a construit et restauré des dizaines de ponts, routes, échangeurs, etc. Élu président quelques mois plus tard, le maréchal Sissi a alors immédiatement promis de faire construire un million de nouveaux logements à destination des plus pauvres. Mais la plus grande surprise demeure le projet ambitieux de la nouvelle capitale administrative et financière située entre Le Caire et Suez, annoncé pendant la conférence économique de Sharm el-Sheikh en mars 2015[2].

 

Mais le rôle que joue aujourd’hui l’État égyptien dans l’aménagement urbain n’est pas nouveau. Au contraire, un certain nombre de schémas de politique territoriale paraissent à plus d’un titre hérités des périodes Nasser et Sadate[3]. Pour résumer, la planification urbaine en Égypte est dominée par une approche « par le haut[4] » – c’est-à-dire uniquement élaborée par l’État central –, par une doctrine dite rationnelle[5] et par la négligence du problème de l’informel[6]. Cette tradition de planification a réduit l’aménagement du territoire égyptien à de la spéculation foncière et à la création de villes nouvelles sécurisées dans les périphéries désertiques des aires urbaines, compromettant, ainsi que le reconnaissait l’actuel ministre du Logement lui-même en 2009, le développement social, économique et spatial des agglomérations[7]. Cette politique du « fait du prince », basée sur des effets d’annonce et des opérations à forte visibilité internationale, a exclu les populations les plus pauvres – constituant pourtant l’essentiel de la pression démographique en ville –, que l’État a laissées s’installer dans des quartiers informels très denses et très peuplés. Ce sont là les racines urbaines de la révolution du 25 janvier 2011, laquelle a largement révélé l’échec des politiques urbaines dans la réalisation de la justice sociale.

La politique de grands projets lancée par Sissi pose cependant plusieurs nouveaux problèmes, en dehors, bien souvent, de l’atermoiement de leur mise en œuvre et livraison. En renouant avec les grandes lignes des politiques néolibérales du régime de Moubarak qui ont échoué à résorber la pauvreté urbaine, elle pourrait encore renforcer les inégalités sociales. Par ailleurs, en prenant de court les acteurs urbains – ceux issus de la société civile mais aussi de l’administration qui prônent une transformation en profondeur du système de planification et de gestion territoriale en Égypte –, cette politique remet en question les quelques avancées observées depuis la révolution de 2011 dans le champ de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire.

 

L’activisme urbain : vulnérabilités d’un phénomène émergeant

Le processus révolutionnaire de 2011 a fourni les conditions nécessaires à l’émergence d’une forme particulière d’activisme ayant pour objet principal le territoire urbain[8]. Parmi ses chevaux de bataille, l’activisme urbain égyptien milite pour l’abandon des instruments de la planification urbaine rationnelle et dénonce les dérives des pratiques gouvernementales et des actions des agences de développement internationales calquées sur celles de l’entreprise privée, telles que celles qui ont donné lieu au schéma directeur Cairo 2050 défendu par Moubarak à la fin de son règne, avec l’appui de UN-Habitat et de l’Agence japonaise de coopération internationale (JICA). Ce jeune mouvement activiste hétéroclite, composé autant de professionnels de l’urbanisme et de l’architecture que de militants considérant la ville comme un motif de contestation, est principalement axé sur la participation de la population aux politiques urbaines et sur la décentralisation des processus de décision. Des combats concrets ont été engagés voire remportés par des organisations militantes qui ont par exemple accompagné les habitants des îles nilotiques du Caire dans leur lutte pour rester sur leur terre, ou encore ceux du quartier Boulaq refusant les expulsions programmées par l’avancée du chantier qatari des Nile Towers sur la corniche. La forte visibilité des activistes urbains dans les grandes villes d’Égypte est due, outre ces luttes concrètes, à l’organisation de conférences, expositions et ateliers d’urbanisme qui s’y sont multipliés entre 2011 et 2013.

 

En 2014, Sissi nomme Ibrahim Mahlab, l’ancien directeur de l’entreprise gouvernementale Arab Contractors et sénateur sous Moubarak, comme Premier ministre, et confie le ministère du Logement à l’ancien directeur de l’agence publique d’aménagement du territoire (GOPP), Moustafa Madbouly. Ce retour des hommes de l’ancien régime aux affaires urbaines (et plus largement à d’autres postes clés de l’exécutif) explique en partie la démotivation de certains activistes aujourd’hui. Plusieurs autres facteurs compliquent encore un peu plus la situation par rapport aux années 2011-2013. Il y a d’abord la répression menée par le gouvernement. Elle ne se traduit pas tant par des arrestations, comme celles dont font l’objet les islamistes ou d’autres opposants politiques, que par un certain nombre de mesures dissuasives, telle que la complexification des procédures d’enregistrement obligatoire des associations par exemple. La plupart des activistes urbains reconnaissent ne pas avoir subi directement la répression tout en admettant, pour certains, avoir fait l’objet de pressions ou de censure : « Tout ce que tu fais est surveillé. On n’a pas envie de défier ce régime », nous a avoué l’un d’eux lors d’un entretien. On ressent ensuite, sans doute comme une conséquence à la répression et à ce climat de peur, un essoufflement des énergies individuelles. Cela s’explique, selon les cas, à la fois par une usure générale – le sentiment que « ces combats n’intéressent plus personne » pour paraphraser l’un de nos interlocuteurs –, par des oppositions ou divergences de vues apparues au sein des activistes eux-mêmes, ou encore par la « récupération » de certaines de leurs initiatives par le pouvoir à des fins sécuritaires, comme le prouve l’extrait de cet entretien mené avec un défenseur du centre-ville du Caire : « Un type du gouvernorat est venu assister à l’inauguration d’une exposition de projets d’aménagement des squares que nous avons montée. Il m’a dit qu’il m’aiderait bientôt à réaliser nos projets. Je l’ai revu un peu plus tard pour lui exprimer mon désaccord avec la façon dont les marchands de rue et les cafetiers avaient été traités[9]. Il m’a rétorqué que le gouvernorat s’inscrivait dans la même logique d’embellissement du centre-ville que lui et qu’il ne comprenait pas ma réaction ». Enfin, une tendance à la mutation des structures associatives en entreprises ou bureaux d’études est à relever. Si pour beaucoup elle résulte de l’attitude gouvernementale de défiance vis-à-vis des ONG, elle éloigne dans le même temps certains groupes de l’action militante. Certains semblent en effet plus préoccupés aujourd’hui par la recherche de contrats juteux tels que peuvent les offrir UN-Habitat, l’Union Européenne, ou autres organisations internationales dans un contexte de relance des activités de coopération internationale[10]. En avril 2014, alors qu’un sous-quartier de Dar al-Salam, en banlieue Sud du Caire, est détruit par l’armée, aucune organisation n’est venue en aide aux habitants dont les maisons ont été rasées, entraînant au passage la mort de plusieurs enfants. On apprendra plus tard que, au même moment, trois des collectifs d’activistes urbains habituellement les plus réactifs avaient accepté l’invitation à participer au World Urban Forum des Nations Unies à Medellin en Colombie. Cet exemple illustre l’état actuel de l’activisme urbain égyptien pris dans des contradictions entre sollicitations internationales, tentations lucratives et complications de l’action locale[11]. Il ne s’agit pas de condamner des dérives mais de montrer au contraire que le déroulement de la transition politique en Égypte n’a pas été favorable, de ce point de vue, à la continuation des actions initiées juste après la révolution de 2011.

 

Le projet Ezbet illustre bien les combats menés avant, pendant et après la révolution de 2011, et les difficultés qui touchent aujourd’hui le milieu associatif et militant dans le champ urbain. Porté par l’ONG Alashanek Ya Balady qui émane de l’université Ain Shams, le projet Ezbet concerne le développement du quartier informel Ezbet Abu Qarn, situé dans le vieux Caire. Initié en 1996, ce projet n’a en réalité pu se réaliser qu’après la révolution de 2011. Manal al-Shahat, fondatrice et coordinatrice, explique que l’effervescence liée à la révolution a remotivé l’ensemble de l’équipe dans un but précis : construire, avec la participation des habitants, un centre communautaire qui fournirait les services éducatifs, médicaux et culturels et qui serait géré par l’ONG. Elle ajoute que le fait d’avoir l’État comme partenaire est la clé du succès d’une telle initiative à long terme –, une leçon tirée des difficultés, bureaucratiques notamment, rencontrées depuis plus de dix ans dans la mise en œuvre du projet. Cependant, ces difficultés ont resurgi après 2013, d’après Manal al-Shahat, concomitamment à ce qu’elle décrit comme la « reprise de la surveillance de la société civile par le pouvoir ». Pourtant soutenu par les habitants du quartier et par le comité populaire[12], et même par les représentants locaux du pouvoir central (à travers le chef de district notamment), le projet rencontre aujourd’hui de nombreux obstacles : nouvelles hostilités de la part de certains habitants, difficultés managériales et problèmes financiers malgré une aide apportée par l’université de Stuttgart (partenaire de l’Université égyptienne Ain Shams). Tous ces obstacles ont entraîné le gel du projet ainsi que le désinvestissement des plus jeunes bénévoles. L’ONG attend désormais le feu vert du ministère du Développement urbain et « des quartiers informels » (voir infra) – qui fait ici figure de barrière bureaucratique supplémentaire plus que de facilitateur – pour lancer la construction.

 

Comment les acteurs publics aux prises avec le terrain ont-ils précisément géré cette phase de transition complexe qui a engendré une situation où la base populaire et militante semble aujourd’hui subir de nouvelles formes de pression d’un État en quête de légitimité ?

 

Des acteurs publics volontaires mais court‑circuités

La transition politique en Égypte n’a pas forcément été synonyme, contrairement à une idée reçue, de gel total des activités au sein des administrations publiques en charge de l’aménagement urbain. Si dans les premiers mois qui ont suivi la révolution du 25 janvier 2011, les acteurs publics ont globalement été atones et attentistes[13], certains d’entre eux se sont remobilisés depuis. Ils conçoivent et transforment les politiques publiques, continuent de croire que ce terme lui-même puisse avoir encore un sens. Ils sont aussi l’oreille potentielle de tous ceux qui, parmi les activistes, les critiques indépendants de la question urbaine, formulent des recommandations réformatrices sans aller jusqu’à les porter eux-mêmes. Ces acteurs sont théoriquement au cœur des débats, mais restent particulièrement discrets. Nous en avons identifié et rencontrés certains, au sein du nouveau ministère du Développement urbain et des « quartiers informels », de l’Agence publique pour l’aménagement du territoire (GOPP) et du ministère du Développement local. Les projets qu’ils portent ont-ils encore un sens dans un contexte d’hyperprésidentialisation des décisions ? Examinons ici plus précisément le cas du nouveau ministère du Développement urbain et celui du GOPP.

 

La cr éation en 2014 d’un ministère du Développement urbain dédié à la réhabilitation des quartiers informels a positivement surpris la communauté des acteurs urbains dans son ensemble. Que ce ministère ait été confié à Leila Iskander, issue du milieu associatif et ayant travaillé pendant de longues années auprès des zabalin (ramasseurs et recycleurs de déchets) fut tout aussi bien accueilli. Le discours et les intentions de la Ministre sont réellement innovants à ce niveau du pouvoir. Elle est notamment la seule à blâmer la corruption et l’incompétence qui sévissent encore au niveau local. C’est précisément à ce niveau, celui des unités locales des gouvernorats (districts, arrondissements), qu’elle souhaite agir. Elle accuse les méga-projets de véhiculer « l’injustice sociale » au moment où le chef de l’État en fait la tonitruante promotion. Elle reproche aux gouverneurs de s’être approprié le foncier « sans rien en faire ». Elle n’hésite pas non plus à critiquer l’attitude exclusive des habitants qui choisissent de s’installer dans les gated communities (villes nouvelles fermées et compounds dans le désert)[14]. Cependant, le manque de moyens dont elle dispose – son ministère fonctionne en réalité comme un secrétariat d’État, sans budget propre – et l’empêchement dont elle fait l’objet à empiéter sur les questions d’habitat – attribution du ministère du Logement –, la contraignent à un rôle subalterne. D’une part, ses plus proches collaborateurs ne sont autres que les membres de l’Informal Settlement Development Found (ISDF), une agence publique créée en 2008, critiquée par le passé pour avoir réduit la question de l’informel aux bidonvilles[15], ces derniers ne représentant en Égypte qu’1 % du territoire urbanisé. Ainsi, la Ministre a fait sienne la typologie de l’ISDF qui classe les quartiers informels en fonction d’un critère de risque, ce qui est en contradiction avec l’approche « par potentialités » qu’elle défend dans ses prises de parole en public[16]. D’autre part, elle revendique une approche intégrée de l’urbanisme et reproche aux politiques actuelles, d’accentuer la gentrification en favorisant l’accession du foncier et des logements aux moins nécessiteux[17]. Cette opposition de principe à la politique nationale, affichée haut et fort, pourrait finir par coûter son poste à la Ministre.

 

Le GOPP, quant à lui, qui a subi de plein fouet les soubresauts politiques entre 2011 et 2013 (démissions, licenciements, atermoiements des projets, etc.[18]), semble avoir retrouvé une certaine forme de stabilité. Son directeur, Assem al Gazar, a une vision systémique des problèmes qu’il envisage d’abord sous un angle économique et social[19] – une approche rarement adoptée par le GOPP auparavant. Surtout, avec l’appui de UN-Habitat, l’institution accueille aujourd’hui un projet très ambitieux : l’instauration d’une « politique urbaine nationale ». Ce travail passe par une révision du corpus législatif. « Après quatre ans de travail, nous avons réussi à avoir l’accord de tous les grands ministères sur l’amendement des lois de construction et de planification », explique Mohamed Nada, coordinateur du projet[20]. Le travail réalisé par ce chef de projet à UN-Habitat, qui se considère lui-même comme un « conseiller du Président du GOPP », « rare institution égyptienne qui a su renforcer son middle management », est colossal. Outre l’amendement des lois, il a également participé à la rédaction des articles de la Constitution de 2014, « repris tels quels à 40-50 % dans la version finale », ce qui lui a valu d’être reçu par le Président Sissi à plusieurs reprises. Cependant, Mohamed Nada rappelle quelles ont été les conditions dans lesquelles il a travaillé. Les changements successifs de gouvernement ne lui ont certes pas facilité la tâche, mais ils lui ont paradoxalement donné plus d’autonomie : « Nous avons organisé beaucoup de réunions en 2012 entre les différents ministères mais la ministre du Plan de l’époque n’était alors pas intéressée par la réforme de la loi sur la planification. Son successeur était intéressé mais ce n’était pas sa priorité. Le ministre du Logement Frère Musulman était très intéressé tout comme le ministre du Développement local […] et l’actuel ministre est tout à fait contre ; ça dépend trop des personnes. On supportait des hauts et des bas tous les six mois mais on avançait quand même ».

 

Cet exemple précis invite à ne pas décréter l’incurie ou l’inertie de l’action publique urbaine dans un contexte de crise. Certains acteurs ont en effet su tirer profit de ce que M. Dobry nomme la « fluidité politique »[21] pour se repositionner sur la scène administrative et faire avancer certains dossiers majeurs, dont personne ne peut cependant dire aujourd’hui s’ils franchiront le plus haut sommet de l’État.

 

Conclusion : le règne de l’autogestion

Le gouvernement de Sissi, en confiant notamment le Premier ministère à l’ex-homme fort du secteur de la construction dans le pays et le ministère du Logement à celui qui a longtemps dirigé l’agence d’aménagement du territoire, a fait la démonstration de sa reprise en main des affaires urbaines. En créant un ministère du Développement urbain et des quartiers informels, ce gouvernement laisse également penser qu’il place la réhabilitation des quartiers précaires au cœur de sa stratégie. Il est trop tôt pour en faire l’évaluation. Cependant, les projets lancés depuis l’élection de Sissi s’en éloignent plutôt. Ils incarnent au contraire la relance des politiques libérales et centralisées de conquête de nouvelles terres initiées par ses prédécesseurs. Force est de constater que la stratégie politique actuelle n’a à ce jour eu aucun effet sur les tissus urbains populaires, au sein desquels s’étoffent donc de plus en plus les réseaux informels de développement socio-économique, ceux-là même que l’État dit vouloir mieux réguler à travers son nouveau ministère.

 

En attendant, les habitants s’organisent comme ils peuvent pour améliorer la vie quotidienne dans ces quartiers, inventant pour ce faire de nouveaux outils d’autogestion. Ahmed Mohammed Nabil, jeune architecte habitant le quartier populaire et central d’Imbaba au Caire, explique que son voisinage a su instaurer un système de collecte des déchets ménagers performant : « Chaque semaine, une famille est responsable de la collecte des déchets, de la surveillance et, en cas de négligence, de contacter le chef de district ». Neema Ibrahim, fondatrice de l’ONG Al Amal al Gad, explique quant à elle comment les habitants de Sakiet Mekki, quartier pauvre du gouvernorat de Giza, ont établi un « conseil des sages » pour gérer les conflits entre habitants. Malgré ces initiatives louables, les habitants des quartiers populaires se plaignent de la dégradation constante de leurs milieux de vie et de l’extrême difficulté pour accéder aux services de base. Rares sont ceux qui ont eu connaissance de projets de développement publics de leur quartier, de leur ville, et encore moins d’une hypothétique nouvelle capitale dans laquelle ils pourraient trouver leur place.

 

La situation égyptienne actuelle offre donc un cas particulier d’illustration de la perpétuation des tensions – qui sont aussi à l’origine de la révolution de 2011 – entre un niveau national porteur d’une vision unificatrice et centralisée, mais contestée, du territoire, et un niveau local qui négocie sa survie au jour le jour. Certes, le processus de transformation sociale et politique en Égypte a favorisé l’ascension d’une nouvelle génération d’experts, de décideurs, de praticiens et d’universitaires enclins à faire face aux défis urbains, mais celle-ci peine visiblement à faire le lien entre les habitants ordinaires et le pouvoir. Ce processus alimente donc l’enthousiasme de ceux qui y sont impliqués et tourmente ceux qui ne le sont pas.

 

Pour finir, on peut se demander si le nouveau pouvoir égyptien parviendra, dans les conditions qui sont celles décrites dans ces pages, à résoudre la crise urbaine profonde que traverse l’Égypte. C’est en tout cas l’objectif annoncé par l’Egypt Urban Forum organisé par UN-Habitat à sa demande en juin 2015 (au moment où nous écrivons), qui a rassemblé sur trois jours la plupart des acteurs concernés. Mais quelle est la capacité d’un tel événement à faire changer les choses, alors que la restauration des pouvoirs locaux n’est toujours pas à l’agenda, qu’aucune politique sérieuse de traitement de l’existant – informel à plus de 50 % dans les grandes villes – n’est encore sortie des institutions compétentes, et que les inégalités sociales ne cessent de s’accentuer, tout comme l’insécurité, résultant notamment de la politique répressive menée contre les islamistes et les opposants ?

 

[1]     Insaf Ben Othmane est architecte/urbaniste, fondatrice du bureau d’études Ecumene Studio, spécialisé dans le développement des quartiers populaires, Le Caire. Roman Stadnicki est géographe, chercheur au Centre d’Études et documentation économiques, juridiques et sociales (MAEDI/CNRS), Le Caire. Les auteurs tiennent à remercier Samuël Poisson pour son aide dans ce travail.

[2]     Ce projet doit se développer sur une surface de plus de 700 km² (équivalente à celle de Singapour), comprenant un Central Business District de 5,6 km². Entièrement financée par le secteur privé, la nouvelle capitale doit accueillir 5 millions d’habitants et prévoit de créer 1,75 millions d’emplois permanents, 663 infrastructures de santé, 700 maternelles et garderies, 21 districts résidentiels et un vaste parc à thème. Pour une revue de presse détaillée de ce projet, voir : http://egrev.hypotheses.org/1216

[3]     Denis E., « Du village au Caire, au village comme au Caire », Égypte/Monde arabe, no4-5, 2001, http://ema.revues.org/883

[4]     Ibrahim K., « Post-Revolutionary Urban Egypt: A New Mode of Practice? », Égypte/Monde arabe, no11, 2014, http://ema.revues.org/3330

[5]     Hamilton N., Kardoush D., Ansari M., Hutchison M., Rafay Jamil R., Al-Sweel F., Vericat J., Saleem Farooqi M., Land, legitimacy and Governance in Revolutionary Cairo, Research paper, Institute for research and Debate on Governance, 2012. Le rationalisme est le fait de considérer l’aménagement de l’espace comme une discipline intellectuelle dont « les objectifs, les moyens et les méthodes seraient susceptibles d’une analyse rationnelle exhaustive, antérieurement à toute réalisation et expression de ces facteurs dans des produits finis » : Middleton R., « Rationalisme », in Merlin P., Choay F. (dir.), Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, PUF, Paris, 1988, 2005.

[6]     Dorman W.-J., The politics of neglect, PhD Thesis, SOAS, Londres, 2007.

[7]     Madbouly M., Revisiting Urban Planning in the Middle East North Africa Region, Regional study prepared for Revisiting Urban Planning: Global Report on Human Settlements, Un-Habitat, 2009, www.unhabitat.org/grhs/2009. Moustafa Madbouly est le ministre du Logement depuis 2014, ancien directeur de l’agence publique d’aménagement du territoire (GOPP) sous Moubarak et défenseur du schéma directeur « Cairo 2050 » ainsi que du projet de nouvelle capitale mentionné en introduction. Ses mandats et prises de position d’aujourd’hui apparaissent donc en totale contradiction avec la critique qu’il formulait en 2009.

[8]     Stadnicki R., « De l’activisme urbain en Égypte : émergence et stratégies depuis la révolution de 2011 », Echogéo, no25, 2013, http://echogeo.revues.org/13491#ftn2

[9]     Début 2015, le gouvernement s’est lancé dans une vaste opération de « nettoyage » du centre du Caire : il en a ravalé certaines façades, exclu les vendeurs de rue, interdit le stationnement et fermé une trentaine de cafés dans le quartier Bursa.

[10]   À ce titre, l’organisation en juin 2015 d’Egypt Urban Forum par UN-Habitat a été l’occasion pour bon nombre d’associations de vendre des prestations de service (expositions, design, etc.) pour un montant non négligeable.

[11]   Pour ne pas être fataliste, mentionnons que le nombre de sites internet et de pages facebook consacrés à la question urbaine (dénonciation des infractions, des abus de pouvoir, préservation du patrimoine et du cadre de vie, etc.) n’a quant à lui pas fléchi depuis 2011.

[12]   Les comités populaires sont apparus après la révolution de 2011 pour assurer la sécurité dans les quartiers. Ensuite, ils ont diversifié leurs activités et ont revêtu, pour certains, un rôle d’intermédiation entre les populations et les autorités, rôle perdu avec la disparition des conseils populaires locaux en 2011, instance locale composée d’élus créée par Moubarak.

[13]   Stadnicki R., « Une révolution urbaine en Égypte ? », in B. Rougier et S. Lacroix (dir.), L’Égypte en Révolutions, PUF, Paris, 2015, p. 271-290.

[14]   Source : entretiens personnels.

[15]   Deboulet A., « Contrer la précarité par la sécurisation foncière et la légalisation », Revue Tiers Monde, no206, 2011, p. 75-93.

[16]   Discours inaugural prononcé lors du colloque Responsive urbanism in informal areas organisé par l’Université du Caire en novembre 2014.

[17]   Idem. Cet argument est également repris par le chercheur Yahia Shawkat : Shawkat Y., « Mubarak’s Promise. Social justice and the National Housing Programme: affordable homes or political gain? », Égypte/Monde Arabe, no11, 2014, http://ema.revues.org/3318

[18]   Stadnicki, 2015, op. cit.

[19]   Source : entretiens personnels.

[20]   Idem.

[21]   Dobry, M., « Logiques de la fluidité politique », in François Chazel (dir.), Action collective et mouvements sociaux, PUF, Paris, 1993.