L’apparition d’une éthique formulée d’une voix différente (Gilligan), et exprimée la plupart du temps par une voix féminine, pose de façon nouvelle la question du rôle des émotions dans la vie ordinaire. L’expansion des services à la personne donne à la gestion des émotions une dimension économique. Le care enjoint de faire pour les autres ce qu’ils n’ont pas ou plus la capacité de faire et que l’intime conviction, mais aussi la recherche de revenu, commande de faire.
Dans cette conception ordinaire de l’éthique, la morale ne se fonde pas sur des principes universels mais part d’expériences morales et de sentiments rattachés au quotidien qui ne relèvent pas seulement de l’action qui convient mais du sentiment juste. L’intérêt de l’éthique du care, est de subvertir des hiérarchies bien installées, intellectuelles et sociales, et de montrer que les sentiments moraux des femmes et des subalternes en général sont une ressource morale ignorée. Les éthiques du care ont suggéré une attention nouvelle à des détails inexplorés de la vie ou à des éléments mettant en évidence le lien entre notre manque d’attention à des réalités négligées et le manque de théorisation (ou, de façon plus directe, le rejet par la théorisation) de ces réalités sociales « invisibilisées » (P. Molinier), qui mêlent l’émotif aux autres relations.
Le concept de « capitalisme émotionnel » proposé par Arlie Hochschild est un apport puissant pour l’analyse sociologique et politique de nos sociétés dites développées ou de consommation (voir ici P. Pharo). Le capitalisme ne produit pas seulement des biens et des services, mais des émotions et des formes de relations où l’affectivité s’intrique avec le mercantile. Il en résulte des empêchements et des transformations des relations de care produites par les « débordements de la pensée mercantile » dans la sphère intime. Les émotions, selon Arlie Hochschild, ne procèdent pas d’un innéisme biologique ou d’une construction psychosexuelle, les émotions sont façonnées socialement au sein de relations et répondent à des règles de sentiments, à moins qu’elles ne les transgressent.
Les façons d’exprimer le souci des autres, de leur bien-être dans les relations entre les proches se transforment sous l’effet de l’emprise culturelle du marché et d’une segmentation croissante des activités dites de services aux personnes. L’exemple des promeneurs de chiens, de plus en plus nombreux en secteur urbain, est de ce point de vue paradigmatique. Nous voulons des chiens pour profiter de leur tendresse et de leur chaleur, mais nous n’avons pas le temps de nous en occuper, de pourvoir à leurs besoins de mouvements, de grand air et de compagnie. Aussi nous payons des gens pour en prendre soin à notre place. Il en résulte que la relation que nous entretenons avec nos chiens à la fois se distend (ils sont moins proches de nous) et se concentre sur des jours ou des moments qui correspondent à notre bon plaisir. L’existence de ces animaux est ainsi régie en fonction de nos agendas, de nos désirs et de notre disponibilité ; ils sont maintenus « à notre service ».
On peut remplacer « chien » par « enfant », comme le montre Arlie Hochschild à propos notamment de la sous-traitance à des animateurs professionnels des fêtes d’anniversaires, tandis que les consommateurs des pays riches peuvent aussi prépayer une gestation et un bébé tout fait à des femmes des pays pauvres. Nous utilisons l’expression « prépayé » parce que c’est ainsi qu’on appelle en Colombie les jeunes femmes (prepagos) qui, par exemple, financent leurs études en prévendant leurs services sexuels (on peut les appeler à toute heure sur un téléphone portable). Toutes ces pratiques sont en réalité banales ou banalisées dans nos sociétés et c’est seulement le fait de les énoncer ou de les rédiger par écrit qui leur donne cette apparence d’inquiétante étrangeté, « l’inquiétante étrangeté de l’ordinaire » (S. Laugier). Nous consommons des émotions et nos émotions sont consommées.
Le capitalisme émotionnel, dit Arlie Hochschild, nous entraîne dans une culture du détachement qui fait passer l’évanescence des relations et des affects pour le résultat d’un calcul rationnel de gains et de pertes. La culture du marché constitue un défi pour le développement d’une société du care, et pour la capacité de chacun à résister à la marchandisation, non par des formes d’individualisme associées à la séduction marchande, mais par la protection de l’individualité et l’attention véritable à autrui.
Au-delà de ce point de vue, ou pour l’argumenter, il est important de se demander quels types de relations nouvelles se nouent entre les gens qui délivrent du travail émotionnel et ceux qui en reçoivent, dans quelle mesure cela altère leur authenticité, en modifie les règles de sentiments, quel rôle joue l’argent dans ce type de relation, comment protéger le care de sa marchandisation : ce sont les questions abordées par la sociologie des émotions (Patricia Paperman). L’éthique du care nous permet une attention aux conditions de la circulation du care, entre création de citoyenneté par les liens de care (Tronto) et capitalisme des émotions (Hochschild). Le care permet ainsi d’affronter les limites éthiques et conceptuelles de la valorisation des affects. Il montre comment le souci des autres est inséparable du souci de soi.