Majeure 43. Devenirs Métropole

Migrant(e)s dans les villes chinoises

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de l’épreuve à la résistance

Depuis 1979, des fragmentations sont apparues de plus en plus marquées entre villes et campagnes chinoises, notamment du fait du hukou[1] qui constitue un principe de différenciation politique, sociale et économique. Avec des écarts économiques de plus en plus marqués entre les villes et les campagnes, un processus de polarisation sociale[2] s’est développé très rapidement durant les dix dernières années dans une société en transition où les formes d’affiliations sociales passent par l’inscription dans une économie de marché, où est mise à distance économiquement et socialement une partie de la population, notamment les migrants. Restructurations économiques, stratification sociale, nouvelles mobilités produisent des situations de tension dans la ville chinoise. Les processus migratoires participent activement à la production de nouvelles frontières spatiales, morales et symboliques. Le nombre des migrants, d’origine rurale ou urbaine, était estimé – selon les statistiques du gouvernement − entre 120 et 200 millions en 2007 soit environ 10% de la population chinoise. La population des migrants est de plus en plus jeune[3], de plus en plus masculine, plus qualifiée scolairement que les populations des lieux d’origine, c’est-à-dire au minimum scolarisés jusqu’au collège. Les migrants chinois vivent des épreuves d’urbanités dans les villes chinoises productrices de grammaires du mépris comportant des discriminations, ségrégations, stigmatisations qui font naître des mobilisation collectives et des émeutes urbaines toujours plus nombreuses.

Nouvelles frontières intérieures
et épreuves migratoires dans la ville chinoise

Si de 1949 à 1979 la ville chinoise était clairement structurée autour de l’ancienne unité de travail (la danwei) qui constituait une protection pour les employés des entreprises d’État, elle s’est reconstruite différemment sur un mode inégalitaire, traversée par des tensions, des mises à épreuve et des ségrégations. En effet à partir de 1989, avec le déclin des structures de contrôle socialiste/maoïste, la disparition progressive des grands combinats et des danwei, les réformes du logement favorisent l’accès à la propriété et des stratégies de mobilités spatiales, professionnelles et résidentielles se développent. L’accès à la propriété privée immobilière est apparu comme un phénomène récent en Chine. Des styles de vie citadins s’affirment, notamment des classes moyennes, qui vont s’engager dans un processus de gentrification et habiter des résidences fermées sur le modèle des gated communities. À côté des classes moyennes, de « nouveaux urbains », disposant d’un capital social moyen, viennent s’installer dans les grandes villes. Enfin les migrants arrivent de plus en plus nombreux dans les mégalopoles chinoises, confrontés à des mises à l’épreuve matérielles, sociales, urbaines et morales. Une nouvelle division socio-spatiale et socio-économique, une diversification hiérarchisée de mobilités professionnelles et résidentielles produisent des inégalités multipliées et des distances sociales toujours plus grandes et génératrices de tensions et de conflits.

Aujourd’hui, dans les villes chinoises, quatre catégories de citadins peuvent être distingués : les migrants dits « illégaux », les migrant ruraux, les migrants urbains et la population citadine dite « officielle ». Les processus de ségrégation qui sépare la population urbaine de la population rurale se reflètent dans la construction des discriminations à l’égard des migrants. En effet, dans certaines provinces, les gouvernements locaux tentent de contrôler les arrivées massives d’ouvriers-paysans ; ils définissent des seuils pour l’embauche de migrants venus d’autres provinces en exigeant que chaque ville respecte les quotas fixés. Chaque employeur doit faire une demande à la mairie quant au nombre de migrants qu’il compte embaucher. Mais ces demandes ne sont pas vraiment vérifiées par les autorités locales qui savent que les entreprises n’appliquent pas toujours la politique discriminatoire envers les migrants. En effet, les employeurs préfèreront embaucher des migrants plus productifs qu’ils paieront moins[4]. Ces politiques discriminatoires jouent un rôle majeur dans la régulation et la segmentation des marchés du travail urbains et sont renforcées par le fait que la plupart des paysans-ouvriers ne possèdent pas de hukou citadin qui impliquent des protections en matière d’accidents, de santé et de retraite. À leur arrivé dans les grandes villes chinoises, les migrants sont l’objet de stigmatisation par les populations d’accueil, ils sont qualifiés et traités d’étrangers. Ils ont accès à des statuts et à des salaires inférieurs aux citadins et sont moins bien considérés. Les autorités urbaines participent activement à la construction des discriminations des migrants en les présentant comme un groupe social homogène constitué de « pauvres » et « d’errants », c’est-à-dire d’individus a-historiques qui ne peuvent pas être considérés comme acteurs de la société chinoise[5]. Ils sont assimilés à des classes dangereuses, suspectés d’être menaçants pour l’ordre public, vécus par les autres citadins comme des concurrents dans l’accès aux biens publics comme l’eau, l’électricité, les transports, l’alimentation[6].

La ville discontinue et inégalitaire chinoise s’organise à partir de hiérarchies d’accessibilités à des situations de logement et de travail. Les migrants disposant d’un répertoire de rôles peu étendu ont difficilement accès à des statuts pourvoyeurs de reconnaissance sociale. Ceux disposant d’un répertoire de rôles plus étendu, circulent d’un lieu à un autre, d’un espace à un autre, d’une ville à une autre, et ont plus de chances d’accéder à des situations d’emploi qualifiantes en développant une plurimobilité spatiale et une pluriactivité économique forte. Le mode de vie des migrants dans la ville chinoise oscille entre des intégrations et des ségrégations non linéaires et réversibles. Dans la ségrégation, ils ont un ou plusieurs segments de leur réseau qui demeurent distincts là où les intégrés développent des réseaux qui recouvrent plusieurs domaines sans qu’il y ait concentration notable de relations sur l’un d’eux[7]. Le mode de la ségrégation ne signifie pas une mobilité réduite du fait de l’importance des réseaux d’appartenance aux villages et des réseaux familiaux qui orientent les plurimobilités spatiales vers des lieux de destination précis sur le continent chinois.

Villages urbains et « petite production »

Les migrants qualifiés d’« illégaux » et les migrant ruraux sont pour partie présents dans des zones qui sont qualifiés de « villages urbains ». La population flottante qui entre dans ces villages urbains peut avoir été l’objet d’expropriations de ses terres, ou bien venir chercher un travail temporaire, créer une petite entreprise… Le « village urbain », forme urbaine propre à la ville chinoise, apparaît dans un processus d’urbanisation où les villages se retrouvent intégrés sous formes « d’enclaves urbaines » dans des mégalopoles comme Canton, Shenzhen… Les paysans perdent la terre mais aussi les protections liées à leurs inscriptions en milieu rural, les « villages urbains » gardent une autonomie en matière de gouvernance locale et des modes d’organisation économique. Ce phénomène rend compte des paradoxes inhérents à la complexification de la société urbaine chinoise. Dans ces « villages urbains » cohabitent d’anciens paysans devenus propriétaires fonciers urbains et de nouveaux migrants faiblement qualifiés à la recherche de logements bon marché. Les villages urbains apparaissent dans des villes chinoises comme formes urbaines spécifiques et lieux de résistance discrète des migrants à la pauvreté[8].

Les villages urbains peuvent être définis comme des communautés de vie formée de réseaux, de relations sociales basées sur les liens claniques qui permettent l’accumulation de richesses et de capitaux. Ici, les sociabilités urbaines s’appuient largement sur des réseaux traditionnels de relations et notamment de parenté. Solidarités de voisinage et solidarités claniques relèvent de processus sociétaux très différents. En effet, les clans ont toujours instauré une ritualisation de la vie quotidienne même si l’État chinois en 1949 avait supprimé le système clanique suspecté de servir les intérêts des classes dominantes[9] et cette forme de socialisation spécifique constitue un élément structurel de la société chinoise d’hier et d’aujourd’hui. Les membres de ces clans avaient un sentiment d’appartenance fort à un groupe donné et partageaient une conscience commune qui leur a permis de maintenir de manière d’abord discrète puis plus visible ce système d’organisation. En effet, après les réformes, la gouvernance des villages est devenue plus autonome et progressivement ces structures traditionnelles ont réémergé mais sous une forme moins ritualisée et plus informelle mais très active dans les processus de socialisation. Les régimes d’urbanité chinoise sont complexes et construits aussi avec des récurrences de formes d’organisation traditionnelle de la société chinoise, notamment claniques.

Les modes d’organisation claniques dans les villages urbains favorisent une « petite production urbaine » dans des interstices qui sont nés de la persistance d’institutions socialistes et du retrait progressif de l’État[10]. Les migrants produisent de petites activités économiques comme la vente à la sauvette, le ramassage des ordures ou la livraison de l’eau potable à domicile[11], tiennent de petites échoppes, peuvent aussi devenir des vendeurs ambulants, créer des micro-entreprises, voire développer des « petits métiers urbains ». Dans les villages urbains naissent des cultures de l’aléatoire[12] à partir de la diversité des expériences individuelles construites dans les situations de précarité et des compétences collectives élaborées dans la gestion de situations d’incertitude. Elles s’organisent autour de capacités à bricoler, à récupérer, à troquer un service contre un autre service, ou un bien contre un autre. Les cultures de l’aléatoire rendent compte de stratégies de survie et du travail de gestion d’identités fragilisées où ce qui compte c’est de « faire face » aux situations d’incertitude et d’urgence[13]. Elles se définissent à partir d’inversions discrètes de ce nouvel ordre capitaliste chinois subverti par les individus qui le métaphorisent, le font fonctionner sur un autre régime à partir de capacités de productivité symbolique. Les villages urbains contiennent des pratiques sociales « majeures » et « mineures » qui révèlent les migrants à la fois dominés mais capables d’inventions, d’« arts de faire avec » ou de tactiques des plus faibles contre les plus forts dans un contexte de globalisation qui tendrait à les effacer ou à les invisibiliser[14]. Au sein des villes chinoises, des macro-économies et des micro-économies ne cessent de s’encastrer et de se désencastrer dans ce capitalisme chinois qui apparaît très englobant. Ces imbrications tantôt continues tantôt discontinues font alors valoir des « segmentarités dures »[15] héritées du système politique socialiste et liées à un État autoritaire, et des segmentarités molles ou encore rhizomatiques qui se forment dans un contexte d’économie de marché. C’est-à-dire que, dans ce processus conjoint de globalisation et de mégalopolisation, les segmentarités rhizomatiques semblent innerver l’économie de marché chinoise.

Ségrégation et disqualification
sur les marchés du travail urbains

Que ce soit dans les villages urbains ou sur les marchés du travail urbains, les migrant vivent aussi en Chine des situations de précarisation et de grande vulnérabilité : selon une grande enquête nationale réalisée en 2001 par l’Institut de sociologie de l’Académie des Sciences Sociales de Chine[16] dans 73 villes de douze provinces, la moitié des migrants considèrent leur travail instable et la plupart d’entre eux d’entre eux ne bénéficient d’aucun système de protection sociale. Avec le déclin des institutions socialistes, nous assistons à un processus de décollectivisation et d’individualisation qui prive certaines catégories de travailleurs, dont les migrants, de droits sociaux, juridiques et économiques. Ils apparaissent comme une catégorie très vulnérable dans l’accès à l’emploi dans un contexte de reconfiguration des marchés du travail locaux et globaux. Li Chunling précise que très peu d’employés ruraux travaillent dans le secteur public[17]. La quasi-totalité a un emploi provisoire, un contrat de courte durée dans des compagnies privées ou sont travailleurs indépendants alors que 70 % des urbains autochtones ont un emploi stable ou de longue durée avec une assurance-maladie de base.

Les migrants les moins qualifiés travaillent dans le secteur industriel (textile, industrie lourde…), la construction, le transport, le nettoyage industriel,… Ils sont aussi présents dans les services comme le tourisme, la restauration, l’hôtellerie… Ils occupent des segments qui peuvent être qualifiés de « niches économiques » et sont l’objet d’une double disqualification sociale : horizontale dans le sens où l’accès à certains métiers leur est fermé, verticale c’est-à-dire liée à une assignation aux emplois peu qualifiants situés au bas de la hiérarchie sociale. Souvent contraints à des mobilités géographiques multiples, les migrants développent une diversité de parcours professionnels de plus en plus différenciés et complexes en fonction de leurs ressources sociales, économiques et symboliques, de leurs réseaux sociaux et familiaux.

Les migrants peuvent aussi devenir des petits entrepreneurs qui mettent en place des agences intermédiaires pour l’emploi, de nouveaux services urbains, des salons de coiffure, des commerces et des restaurants… Parvenus au statut de patrons, ils embauchent des migrants originaires de leurs provinces qu’ils intègrent dans leurs réseaux économiques[18]. Le sentiment d’appartenance à un même village et la chaîne de confiance que celui-ci sous tend assure les conditions de succès de l’activité économique dans le cadre d’activités commerciales ou entrepreunariales[19]. Ces entrepreneurs créent leurs règles, conventions et normes sur des segments de marché urbain qu’ils investissent, développent de nouveaux savoir-faire dans la création de nouvelles filières, déploient une grande capacité à développer des réseaux de coopération économique et sociale qui relient des marchés locaux entre eux à partir de circulations sur le continent chinois.

Victimes de discriminations, d’humiliations et de mépris social, migrants et migrantes viennent former cette nouvelle underclass urbaine dans les villes chinoises. Les positions générationnelles jouent sur leurs capabilities et leurs compétences à lutter pour une reconnaissance publique et sociale : les plus jeunes refusent la relégation sociale et développent des parcours biographiques construits à partir de mobilités professionnelles répétées quand les plus âgés se vivent davantage comme captifs de ces situations

Nannies, « dagongmei »
et prostituées dans la ville chinoise

On peut aussi parler de stratification genrée de l’emploi des migrants qui résulterait du désinvestissement de l’État et de l’avènement d’un marché compétitif défavorable aux migrantes ; il existe alors deux grandes catégories de migrantes : les nannies et les dagongmei (ouvrières)[20]. En effet, les nannies constituent une catégorie importante de travailleuses temporaires dans les villes chinoises. Elles sont très jeunes, le tiers d’entre elles a moins de 25 ans, moins qualifiées, mais refusent le travail à l’usine par le biais généralement de l’aide à domicile qui peut prendre la forme de garde d’enfants, soin aux personnes âgées, ménage…[21]. Les relations professionnelles des nannies avec les femmes des classes moyennes qui les emploient sont souvent construites sur le mode du conflit non ouvert et de la tension du fait qu’elle vivent avec eux, nourries et logées par eux. Elles sont très faiblement rémunérées, peuvent être l’objet de violences physiques et de harcèlement sexuel. Les nombreuses ouvrières des usines, sont quant à elles embauchées dans l’industrie légère et le textile. Très jeunes, flexibles, disposées à travailler dur, elles sont l’objet d’une grande marchandisation par les employeurs qui les considèrent soumises et corvéables à merci (Angeloff, 2010). Les relations professionnelles des ouvrières avec leurs employeurs sont aussi construites sur des rapports forts de domination sociale et sexuelle.

Enfin le nombre de femmes migrantes qui deviennent travailleuses du sexe à leur arrivée en ville ne cesse de croître. En effet, la présence masculine des migrants dans les dortoirs collectifs des entreprises impose la mise en place d’un marché du sexe qui se forme sous l’effet conjugué de globalisation des marchés du travail chinois et de violences à l’égard des femmes migrantes très paupérisées. Ne pouvant supporter les conditions très violentes de travail dans les entreprises chinoises où elles peuvent être employées, ces femmes sont contraintes de se replier sur le marché prostitutionnel où elles obtiennent des ressources financières nécessaires à la survie de leurs familles[22]. Le marché du sexe apparaît de moins en moins stigmatisant dans les villes chinoises du fait que les citadins sont conscients des processus très forts de paupérisation des migrants ; les prostituées intériorisent l’idée de la légitimité de la contrainte du travail du sexe en produisant une identité indicible qui n’est jamais dévoilée à leurs familles dans leurs villages : elles restent des femmes décentes dans leurs villages, des prostituées dans les villes chinoises.

Violences et révoltes
sur les marchés du travail urbains

Les relations professionnelles des migrants peu qualifiés et des employeurs apparaissent le plus souvent comme des rapports de domination économique, sociale et symbolique. Les migrants se plaignent souvent des mauvaises conditions de travail, ont bien le sentiment de faire du « sale boulot », conscients du non-respect des règles de sécurité et des normes d’hygiène. Dans les entreprises chinoises, certains sont payés à la pièce et la durée de travail journalière peut aller jusqu’à quatorze heures. Le non-paiement des heures supplémentaires au tarif en vigueur est monnaie courante. Par ailleurs les salaires des migrants sont inférieurs à ceux des citadins ; par exemple à Pékin, le salaire mensuel des provinciaux est équivalent à la moitié de celui des Pékinois. Dans certains secteurs, notamment la construction, les migrants peuvent être payés à l’année mais l’absence de contrat de travail les prive parfois de tout recours en cas de non versement de leur salaire ou de primes. Par ailleurs, dans certains secteurs comme celui également de la construction, quand les migrants sont payés chaque mois ou chaque saison, ils ne touchent généralement qu’une partie de leur salaire et la totalité à la fin du chantier ou au moment du Nouvel An[23].

Les migrants vivent des situations d’injonction paradoxale, pris entre la nécessité de travailler et la privation de droits, de statuts. Certains sociologues chinois utilisent les notions d’hégémonie et de despotisme, notamment entre les employeurs et les migrants, pour rendre compte d’un contexte de flexibilité toujours accrue qui produit des situations de disqualification sociale à partir de formes de contrôle et de violences très fortes sur les marchés du travail. Dans une enquête de 2009 (Shen Yuan, Guo Yuhua Lu Huilin, Fang Yi, 2009) sur une centaine de travailleurs migrants travaillant à Shenzhen avec des perceuses pneumatiques et ayant contracté un cancer des poumons à cause du manque de protection sanitaire, trois éléments sont donnés pour analyser ces situations de travail « mortel ». Il s’agit de l’absence de certificat de travail donc pas d’indemnité des soins et obligation de payer les frais d’hospitalisation ; une relation de confiance faible des migrants avec les entrepreneurs qui les embauchent par le biais de « guanxis » et les rend corvéables à merci ; les complicités des gouvernements locaux avec les employeurs dans le non-respect des lois sur les conditions de travail.

Confrontés à des épreuves d’injustice urbaine, les migrants vivent des lésions identitaires qui peuvent produire des mobilisations individuelles. L’expérience de l’injustice urbaine dans la ville chinoise contient une grammaire du déshonneur où les individus souvent contraints de passer d’ordres de reconnaissance (celui du village, du pays de migration, du quartier avant restructuration) à un ordre nouveau (celui de la mégalopole), n’accèdent pas, ou difficilement, à de la reconnaissance publique ou sociale. Les migrants vont alors circuler entre des espaces d’inégale légitimité, oscillant entre mépris social et reconnaissance, entre mépris de soi et estime de soi. Les villes chinoises produisent des grammaires du mépris qui génèrent des plaintes, mouvements, émeutes, révoltes pour exiger la redistribution de ces reconnaissances sociales et publiques.

Depuis une soixantaine d’années un espace public de la plainte a émergé avec la construction d’acteurs individuels et collectifs – notamment les migrants – qui rendent publiques les épreuves d’injustices auxquelles ils sont confrontés et formulent des demandes de reconnaissance aux pouvoirs institués. « En 1951, une administration spécifique est mise en place, dite des « Lettres et visites », chargée de recevoir, de classer et d’acheminer vers qui de droit ces témoignages et ces requêtes. Non seulement cette administration s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui, mais elle n’a cessé de s’étendre et de s’institutionnaliser, légitimant l’existence d’un espace d’adresse directe à des pouvoirs politiques et administratifs largement imbriqués. Un lieu de parole a donc été autorisé, qui n’a cessé lui aussi de se redéployer et de se modifier. Contraint par des procédures formelles mais aussi par une idéologie et des pratiques politiques qui délimitent de manière étroite le champ des témoignages valides, ce lieu a été saisi par les acteurs sociaux de façon à la fois massive, intense, et inattendue. Il a suscité en retour des réformes successives de l’administration des Lettres et visites, mais aussi et surtout, il a abouti à l’interpellation morale et politique de ceux qui dirigent et administrent le pays »[24]. Cet espace de la plainte s’est développé autour de cinq problèmes : les expropriations de terres agricoles, ; les démolitions urbaines et les expropriations ou déplacements qui en résultent ; le fonctionnement des institutions judiciaires ; la restructuration des entreprises et le droit du travail ; les problèmes d’environnement. Ces revendications du droit à la justice n’excluent pas des grèves, des arrêts de travail ou l’occupation des terres expropriées.

L’espace de la plainte peut évoluer en espace de mobilisation plus ample et donner lieu à des mouvements sociaux ou des émeutes en milieu urbain. Dès le début des années 1990, des grèves et marches de protestation de travailleurs migrants ont spontanément eu lieu dans le Sud de la Chine. Depuis 2008, les fermetures d’entreprises travaillant pour l’exportation ont été de plus en plus nombreuses à fermer et les travailleurs, pour la plupart des migrants, ont été licenciés. Dans la préfecture de Dongguan, la fermeture de deux grandes usines de jouets avait mis au chômage 7000 travailleurs en 2008. Les migrants ont manifesté et affronté la police, notamment dans les villes des deltas de la rivière des Perles et du Yangtsé comme Shenzhen, Dongguan, Huizhou… Aujourd’hui, des émeutes et mouvements urbains ont lieu dans toutes les provinces de la Chine… Ce sont les migrants de la deuxième génération qui portent les souffrances et les humiliations de la première génération et, très révoltés, développent des compétences à résister et à lutter contre les situations d’oppression et d’injustices.

On voit qu’un processus spécifique de prolétarisation en Chine des travailleurs migrants a produit des révoltes au travail. La vie des travailleurs, souvent originaires des mêmes communautés, logés dans les dortoirs des usines, a favorisé l’organisation d’actions collectives pour la défense de leurs droits et l’expression d’un sentiment fort d’opposition à la présence de capitaux étrangers[25]. Ces travailleurs luttent contre les pouvoirs locaux et le capital mondial. Les migrants produisent de nouvelles cultures prolétaires à partir des liens et solidarités des communautés d’origine qui permettent la formation d’une conscience de classe et produisent des compétences créatives d’action et de lutte sur les lieux de travail.

En conclusion

Les migrations internes en Chine rendent compte de la stratification de la société urbaine où apparaît une nouvelle underclass. Mais on sait aussi que cette même underclass peut faire partie d’une « classe globale émergente »[26] puisque ces mêmes migrants peuvent quitter la Chine pour prendre des routes migratoires et faire partie d’autres underclass dans d’autres grandes villes du monde, tout en maintenant leurs relations avec leurs réseaux sociaux et familiaux. Ces migrants chinois parcourent des espaces transnationaux « sous tension »[27], transgressent les frontières des marchés du travail locaux, accèdent à une diversité de dispositifs économiques polycentriques, hiérarchisés entre eux à partir de degrés de légitimité inégaux. Ces espaces et ces dispositifs situés sur des échelles locales, nationales et internationales nous font passer d’une dynamique centripète qui caractérisait l’État-nation à une dynamique centrifuge liée à une multiplication d’assemblages spécialisés[28]; ils interagissent et se superposent selon des modes d’agencements d’éléments nationaux et globaux à partir de capabilities diverses et variées[29]. La migration chinoise, interne comme externe, participe activement à la reconfiguration des économies locales et globales, à des mises en concurrence et des arrangements entre elles en faisant valoir la constitution de nouvelles hiérarchies et nouvelles dominations dans les assemblages. Et si, dans les grandes villes chinoises et du monde, les migrants chinois peuvent accéder aux classes moyennes, ils peuvent aussi devenir les « oubliés de la globalisation », des « hobos »[30] de la mondialisation, sans voix, sans place, sans reconnaissance « positive », contraints à être eux-mêmes contre et envers des dominations, à être assignés à l’invisibilité, relégués dans des espaces de non-droits.