Publier les gravures et Isotypes (International System of Typographic Picture Education) de l’artiste allemand Gerd Arntz (1900-1988) dans la rubrique Icônes de Multitudes permet de les exposer dans un contexte singulier tout en conservant la cohérence de fond d’une œuvre pensée pour être reproductible et diffusée sur des supports comme celui de la revue. Icônes aborde l’art contemporain à travers des propositions visuelles qui se fondent autant que possible sur le format de l’édition et ce cadre spécifique de la revue ouvre de potentielles interprétations alternatives aux récits historiques, qui ont forgé la fortune critique de l’œuvre d’Arntz et qui l’ont rendue à juste titre indissociable de l’histoire de la communication visuelle, du projet politique, sociologique et encyclopédique d’Otto Neurath ou encore de l’histoire des « Progressistes de Cologne ».
Sans entrer dans les débats aujourd’hui quelque peu datés sur la trans-, pluri- ou interdisciplinarité ou encore sur la distinction entre high et low culture, il est cependant difficile de ne pas s’arrêter un instant sur la catégorisation lisible depuis le titre de la publication de référence sur l’œuvre d’Arntz, Gerd Arntz : Graphic Designer qui pointe que la réception et l’influence de ce travail sont principalement circonscrits au champ du graphisme. Donc, ce n’est pas tant le dialogue potentiel entre graphisme et art contemporain qui a motivé notre choix que la qualité révolutionnaire – que ce soit d’un point de vue formel ou conceptuel – de la pratique artistique d’Arntz. Les études consacrées à Arntz se trouvent principalement disséminées depuis les années 1930 dans des ouvrages centrés sur les recherches et les accomplissements du penseur autrichien Otto Neurath. La mise en ligne d’une grande partie de l’archive Gerd Arntz en 2008 a indubitablement entraîné un regain d’intérêt pour un travail dont la réception en France n’avait eu que peu d’échos jusqu’à la récente traduction en français des textes inédits de Marie Neurath et Robin Kinross publiés dans Le Transformateur, ainsi que certaines recherches universitaires, dont celles d’Anastasia Simoniello sur Les Progressistes de Cologne.
Les œuvres d’Arntz ici présentées invitent de manière indirecte à s’interroger sur les récurrentes citations et références aux avant-gardes du xxe siècle qui pétrissent inlassablement l’art contemporain. Diverses stratégies d’appropriation font régulièrement resurgir les éléments géométriques ou expressionnistes d’une abstraction devenue générique : monochromes, compositions picturales inspirées du suprématisme, du néo-plasticisme ou du constructivisme, esthétique épurée et matériaux bruts qui ne sont pas sans évoquer l’Arte Povera ou le minimalisme américain. Dans cette rotation historique, la peinture figurative et les tendances réalistes à résonance sociale, dont par exemple celles d’Arntz, des Progressistes de Cologne ou de Fernand Léger, sont beaucoup plus rares bien qu’elles puissent constituer d’autres points d’ancrage résolument nostalgiques et que leurs influences demeurent, de fait, nombreuses dans la sphère élargie de la culture visuelle. Si, dans le domaine des statistiques et des représentations diagrammatiques de la société, l’abstraction l’a largement emporté sur les modèles populaires et éducatifs comme ceux inventés à partir des années 1930 par Otto Neurath et Gerd Arntz au Gesellschafts- und Wirtschaftsmuseum (GeWiMu – musée de la Société et de l’Économie à Vienne), le graphisme, les arts décoratifs, la communication et le branding se sont eux pour des raisons d’avantage esthétiques et plastiques emparés des pictogrammes façon Gerd Arntz et les ont recyclés entre autres comme motifs de papier peint ou logos. Pour ce qui est de l’influence du pictogramme dans le domaine de l’art contemporain, le critique français Michel Gauthier en a livré une étude de cas extrêmement pertinente. Ce n’est pas le projet politique et encyclopédique de Neurath et Arntz que les artistes ont retenu comme fond théorique de l’usage du pictogramme. En effet, il est davantage utilisé comme un détournement ou un parasitage de données communicationnelles à des fins de parodie ou d’appropriation de stratégies commerciales, d’une esthétique corporate ou de panneaux signalétiques. Comme l’explique Gauthier au sujet des œuvres de Julian Opie (et cela pourrait s’étendre aux autres artistes) : « Le pictogramme contemporain […] a bien l’art conceptuel dans son arbre généalogique ». C’est sans compter que ces « signaux ultrasignifiants » que sont les pictogrammes, lorsqu’ils sont rejoués dans des œuvres, deviennent les signaux-témoins d’un monde devenu image de lui-même ; et c’est précisément cette dimension réflexive sur la représentation du réel qui n’était peut-être pas absente des dessins de Arntz mais qui n’était pas revendiquée comme tel par l’auteur des Isotypes.
L’œuvre d’Arntz peut également être envisagée aujourd’hui également au détour d’un autre jeu de redistribution de références – si possible marginales ou quelque peu oubliées aux confins de certaines disciplines – qui irrigue les pratiques artistiques contemporaines. C’est de façon quasi symptomatique de ce phénomène que l’œuvre d’Arntz a ainsi récemment (res)surgi dans le champ de l’art contemporain grâce à l’artiste allemand Wolfgang Tillmans qui a exposé une sélection de gravures et d’Isotypes du fonds Arntz à Between Bridges, artist run space situé au rez-de-chaussée de son atelier dans l’Eastend Londonien. Dans l’élan de ce mouvement centrifuge par lequel de nombreux artistes opèrent pour informer leur pratique, le programme annexe de Tillmans lui permet indirectement de mettre en dialogue sa propre pratique en exposant celles d’autres artistes dont il estime qu’elles n’ont pas encore reçu la visibilité qu’elles méritaient. Ces disséminations et autres activités parallèles témoignent d’une position et d’une définition de l’artiste toujours mouvante et qui s’intègre ou se superpose à celle du curator, du chercheur ou encore de l’amateur. Le terreau de références et d’informations subsidiaires qui se constitue ainsi aux abords des œuvres contemporaines témoigne d’une volonté de résistance ou de repositionnement à l’opposé du centre invitant sans cesse la communauté d’intérêt dont ils font partie à déplacer leur regard vers des chemins de traverse.
C’est donc via les circonvolutions d’un processus artistique comme celui par exemple de Tillmans que l’œuvre de Arntz est de nouveau entré en interférence avec le champ de l’art contemporain. La genèse de l’œuvre de ce dernier propose de surcroît des pistes de réflexions sur les formes d’un art dit « politiquement engagé » (concevant notamment l’œuvre en amont avec ses propres modes de diffusion et de réception).
À partir des années vingt, Arnzt publie ses œuvres dans différents magazines contestataires ou d’avant-garde allemands mais c’est lors du séjour de Neurath à Düsseldorf, à l’occasion de l’exposition « GeSoLei » (Gesundheitspflege, soziale Fürsorge und Leibesübungen – système de santé, protection sociale et exercice physique) de 1926 que ce dernier découvre les gravures noires et blanches d’Arntz. Leur force plastique et leur style pictographique retiennent l’attention de Neurath comme potentiel technique et esthétique adéquat à l’élaboration de ces symboles qui allaient devenir les Isotypes. En 1928, Arntz est un graveur sur bois accompli, auteur de plusieurs séries ayant pour sujet la lutte des classes (dont les plus célèbres sont aujourd’hui Mitropa et le portfolio de 12 gravures Douze Maisons de Notre Temps (1927) – qui ont donné lieu aux Visages de Notre Temps d’August Sander). Il est alors invité par Neurath à rejoindre l’équipe du GeWiMu en tant que directeur du département graphique afin de donner forme aux aspirations universalistes de la « Méthode de Vienne », qui permet de retranscrire visuellement, pour des expositions ou des publications, des données chiffrées reflétant des mutations technologiques et socio-économiques liées au monde moderne. Neurath ne souhaite pas établir une méthode dogmatique. Au contraire, il entend développer des symboles adaptables plutôt que de traduire de façon systématique des chiffres en symboles : il questionne ainsi l’organisation et donc le sens des données abstraites que sont les traditionnels diagrammes illustrant les statistiques.
L’invention de l’Isotype, outil visuel et véritable mode de pensée, donne ensuite naissance à un lexique basique de symboles qui systématise le schématisme des représentations et rationalise leurs combinaisons et leurs mises en relation. Les tableaux se lisent de haut en bas et de gauche à droite ; l’un des principes fondamentaux préexistant à l’arrivée d’Arntz consiste à répéter les symboles considérés comme des unités plutôt qu’à les agrandir. Arntz impose une nouvelle technique de création de l’Isotype : la gravure sur linoléum, plus adaptée à la standardisation et à la modularité. « Elle permet un emploi plus fréquent des symboles fractionnés de moitié, comme valeur numérique, ainsi qu’une généralisation des signes secondaires de qualification. Auparavant représentés à côté des symboles, afin d’en préciser les qualités, ils sont désormais imprimés en leur centre. Ainsi, l’usine devient un abattoir en y adjoignant une tête de vache et l’ouvrier devient agriculteur par l’ajout d’une faucille. Leur lisibilité et leur force visuelle, accrues par un emploi rationnel de la couleur, ont également été le fruit d’une profonde transformation formelle. […] Arntz appliqua son style pictographique si particulier qu’il devint caractéristique de sa méthode [tout en évitant l’apparition de différences individuelles perturbatrices dans l’image globale]. Sous son influence, les symboles se sont simplifiés […] (tout en gagnant une humanité qui leur manquait jusqu’alors). Les membres se sont assouplis et la gestuelle captée dans son essence s’est faite plus expressive. Si certains signes sont directement issus des créations d’Arntz – comme le chômeur, représenté les mains dans les poches, que l’on retrouve dès 1927 dans sa gravure intitulée Wohnhaus –, les symboles sociaux, politiques et économiques ont atteint une neutralité absente de ses créations artistiques. »
Cette distance entre l’auteur et les critères formels de son œuvre est somme toute inhérente au graphisme ou aux œuvres commanditées, mais elle rejoint à bien des égards la quête d’objectivité qu’entretiennent les artistes via des règles ou des protocoles stricts qu’ils inventent plus qu’on ne les leur impose, et qui demeurent donc éminemment subjectifs. Le mythe de l’œuvre comme système cohérent qui s’auto-générerait grâce à sa logique interne a irrigué tout le xxe siècle et persiste également, alimentant dilemmes et paradoxes du programmatique et de l’aléatoire. Et c’est suivant ce curseur que l’œuvre d’Arntz résonne avec des pratiques artistiques contemporaines, les limites d’un champ donné ou d’un format normé rendant finalement graphistes et artistes libres d’inventer des formes. Concernant l’Isotype, l’impact visuel de chaque symbole varie selon le dessin, qu’il soit au trait, intégralement ou partiellement coloré, sur un fond uni, ou avec ou sans effets visuels à l’arrière-plan pour éventuellement faire ressortir un élément exceptionnel. Arntz a toujours privilégié la simplicité de l’image et donc la frontalité ou la bidimensionnalité caractéristique de l’approche picturale des avant-gardes. La profondeur n’est jamais représentée par une illusion de perspective mais par projections parallèles.
Le refuge que forme l’ensemble de ces règles pour déjouer toute mise en avant de la subjectivité retentit également avec le format imposé par la feuille A4 dont Robin Kinross souligne la concomitance avec l’œuvre d’Arntz et les expérimentations typographiques de Jan Tschichold au début des années vingt. Cette logique circulaire de contrainte et d’affranchissement de la forme répond d’une certaine manière à celle qui consiste à rendre le visiteur ou spectateur actif et à le laisser à même de juger, tout en concédant aujourd’hui que ces symboles, isolés ou multiples, oscillent indéfiniment entre universalisme de la pensée et langage visuellement autoritaire.