Icônes 61. Joseph Dadoune

Joseph Yosef Dadoune .رخالا / רחאה

et

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Revenir du désert d’Ofaqim, et se retrouver à errer dans les lieux d’exposition avec une multitude d’interrogations[1]. Faut-il que l’art devienne un terrain de jeu faisant de nous de grands enfants ? Déambuler dans l’espace d’exposition et avoir la sensation étrange d’entrer dans une kermesse, se demandant, tout bas, si l’art doit devenir un divertissement comme un autre ? Ne pas pouvoir se reconnaître dans un mur de magazines d’art, qui pris, les uns avec les autres, finissent par ressembler à un bloc de gravures de mode. Souffrir à l’idée que l’on attende de vous de ressembler à un mannequin, qui porterait, comme un étendard, sa parure de spécialiste de la chose vue, scintillant comme un néon, ou tout de noir vêtu, tel un Dark Vador des pratiques artistiques contemporaines. Le jeu accapare les pratiques artistiques en ce moment. Why not ? Si le jeu en vaut la chandelle, et qu’il n’est pas le lieu d’une infantilisation de celles et ceux qui regardent, mais bien une proposition utopique, un espace de dépassement, et non une mise à mal de l’esprit critique, une érosion partagée de l’état d’alerte dans lequel les pratiques artistiques cherchent à se tenir et à nous tenir. Le divertissement ambiant, illusoire ersatz, souvent confus, semble bien loin de L’idiotie, prônée par Jean-Yves Jouannais, perçue par lui comme cristallisation de la modernité[2]. Le divertir serait plutôt l’espace endormi qui promet, tout à la fois, le succès et l’indolore. Point de gêne dans le divertissement, point de limites interrogées, point de malaise devant la chose vue.

La pratique artistique de Joseph Dadoune, qui entremêle les médiums, performance, vidéo, photographie, dessin, est aux antipodes de cette tentation de participer à une société de l’amusement. Sans doute que le fait d’être devenu citoyen israélien, enfant, d’avoir grandi aux abords d’un désert, côtoyant les populations arabes, bédouines, de vivre en se sentant prisonnier d’une situation politique subie, a imprimé en lui l’art comme une nécessité. Pacifiste, il cherche à chaque instant à croiser sa vie à celle des populations qui subissent la violence, de quelque côté que ce soit des frontières imposées par les États, tout en entretenant une relation intime au Talmud car, ayant suivi un enseignement religieux. Tout cela a conduit Joseph Dadoune à faire de sa pratique artistique l’espace d’une lutte. Interne, certes, mais aussi collective : il est toujours en quête d’altérité, de faire une place à l’autre. En lui. N’a-t-il pas choisi de porter deux fois son nom Joseph Yosef Dadoune. Un redoublement profond. Dans son tendre texte, l’écrivain marocain Abdellah Taï’a l’appelle à juste titre Youssef [3]. Ce qui nous indique que le redoublement est aussi la mise en présence implicite d’un troisième terme.

Dadoune lutte, dans sa pratique artistique surtout. Car il ne construit pas les formes esthétiques à partir d’une identité figée, juive, israélienne, celle d’un seul côté, quoiqu’il l’interroge ; bien au contraire, il introduit l’autre, l’altérité, faisant de la dualité une figure essentielle de son travail. Du coup, Dadoune érode la compacité d’un monde binaire et simplificateur, qui devient subtilement dans son travail le signe d’une oppression. Dans la pratique de l’artiste, il y a toujours deux arbres, deux couleurs, deux côtés. Et ce qui peut se lire d’un point de vue unique entretient en réalité toujours un lien avec un autre côté, impliquant toujours un double aspect de la chose vue. Il n’y a pas de fermeture dans l’esthétique qu’il déroule devant nous, mais bien plus un violent désir d’ouvrir le champ pour tenter de faire apparaître l’invisible.

L’invisible, cela peut être l’effondrement de ces villes qui devaient porter la promesse d’un avenir radieux, comme dans l’installation vidéo, Horizons-fragments. Joseph Dadoune scrute alors l’occulte de la société israélienne, et fait surgir devant nous un champ de ruines, une société à l’abandon, et dont l’État tait l’existence. Les lieux deviennent fantômes, la promesse se fait désespoir. Le vide est porté par l’effondrement des bâtis, et c’est le surgissement d’un temps que l’on n’imaginait pas, fait d’arrêts et de suspensions, qui apparaît sur les écrans, projetant six films dans un même lieu, créant tout à la fois un sentiment d’abattement et une évocation mélancolique. La ruine devient surface sur laquelle celui qui regarde projette un univers interne pouvant tourner à la douce melancolia. En même temps, l’installation est comme la marque d’un désir, celui de ne pas abandonner les lieux à leur disparition, de les inscrire dans le film, de les remettre en scène dans l’espace de l’exposition, elle est une manière de forcer le regard. En cherchant à réaliser leur sauvetage, de l’oubli, de l’indifférence, du déni. L’enjeu est de taille. Il porte ce que l’autre ne veut pas toujours voir.

Au bord du désert, les usines, vestiges pyramidaux d’un projet de société ayant péri, sont le lieu où les êtres errants et invisibles se croisent sans communiquer directement, mais envahissent les mêmes espaces, y déposent des messages, les occupent. Saisissant le réel, Dadoune dévoile ainsi les failles d’une société qui se dit moderne et qui abandonne des tranches entières de populations dans un désespoir économique. Les ruines, que Joseph saisit aussi avec son appareil photographique, portent les graffitis des ouvriers arabes et désœuvrés qui couvrent les murs d’images de leur histoire, de la guerre qui les parcourt. Il y voit aussi les cartons de cible des soldats, abandonnées au sol. Joseph Dadoune ne joue pas, comme dans Horizon fragments II, il cherche les traces et les porte au regard, il enregistre une histoire modeste, parfois microscopique, et la porte devant nous, pour que nous puissions la saisir. La souffrance dans le graffiti, l’intime de la guerre sur les parois, devenus papier et livre d’anonymes, de gens de peu, qui laissent une trace si fragile de leur psyché et que Joseph Yosef Dadoune rend visible, qu’il porte dans sa pratique. Le choix du petit. Celui que la guerre trouble, fait souffrir, qui se sert du dessin comme d’un lieu de décharge. Noires boucles enfiévrées, tourbillon-origine, tanks ennemis, hommes dont le corps est perforé, animaux étranges, tout se colle sur la paroi. La peur, le sexe, le fantasme et la mort. Refaire surgir l’enfance de l’art. La vie qui parcourt les nouvelles grottes des hommes soumis à rude épreuve.

Comment ne pas imaginer que la violence qui ne cesse que par intermittence, qui vous occupe et vous préoccupe, quel que soit « votre camp », celui dans lequel on vous enferme et vous assigne, comment ne pas imaginer que la vie en Israël peut vous faire devenir fou ? Comment ne pas imaginer la portée réelle d’une vie assagie quotidiennement dans l’instrumentalisation politique, construite et activée de part et d’autre du conflit ? Mon sentiment est que Joseph Yosef Dadoune cherche à chaque instant à garder l’autre en lui intact pour pouvoir continuer à croire en un monde commun. Par sa pratique, Joseph Yosef Dadoune réussit le dur pari de maintenir l’autre vivant en lui, tout en ne renonçant pas à une appartenance. Double. Juif et arabe. Dans ce double que l’art seul lui permet d’exprimer, Dadoune réalise sans doute la plus grande transgression : celle de construire une autre image de la réalité, une image niée, refoulée, mais qu’il fait effleurer, affleurer au grand jour, sans qu’elle soit toujours saisie. Une image problématique aussi. En ce sens, cette manière de mettre à jour une non-conformité, il y a comme un écho à toute une tradition, portée par Spinoza, celle qui déploie une pensée, qu’il est possible de nommer marrane, qui devient, chez Dadoune, la transgression de porter un regard autre sur le monde et qui vient déranger tout le monde. Une évocation lucide de ce que l’on ne veut pas voir, mais qui conduit l’artiste à une forme d’exil.

Un exil qui cherche toujours à croiser les imaginaires, à forcer les rencontres, à interroger l’allant de soi, comme lorsque l’incroyable actrice israélienne Ronit Elkabetz entre dans la salle des Sphinx du Louvre, dans le film Sion. C’est un moment où typiquement il y a affrontement. Par cette intrusion, une première au Louvre, Dadoune force le regard à voir : une invisibilité. Ce que le musée et peut-être un certain public refusent de savoir. Sa-voir. L’interdit de la représentation, l’absence du judaïsme des murs et de l’enceinte du musée, l’absence dans le déroulé de la représentation et de la représentation de la représentation. Comment est-il possible que le monde ignore tellement ses courants anciens, que les images ne croisent jamais le judaïsme au Louvre. Encore une fois, il y a dans la pratique de Dadoune cette manière de réintroduire une vérité, une vérité bafouée, qui demande à être rétablie, et qui prend corps dans le corps de Ronit Elkabetz, dans sa danse, faite de volutes noires, de drapés serpentins, danse d’une Salomé qui cache autant qu’elle montre. Fièvre de se donner à voir et de se dérober au regard. Pourtant, il est clair que cette performance incrustée dans le film est dans le même temps un exploit, celui par lequel Dadoune réussit à s’introduire dans l’institution, et qui l’autorise à rendre compte de cet évitement, de ce manque. Le trou dans l’histoire. Noir. Encore comme le drapé majestueux de cette femme, venue d’un pays ocre, d’un désert, recouverte de ses voiles, pour installer sa sinuosité serpentine au cœur du Louvre. Une femme de là-bas. Un musée d’ici. Une image cherchant confrontation et réparation. Conjointement. L’artiste est une fois encore celui qui vient révéler ce qui dysfonctionne dans la société. Renversement par l’image.

C’est pourquoi aussi il est difficile de ne pas tomber en arrêt devant son Kiosque noir, cette construction mobile, noire et blanche, qui rappelle tout à la fois La    Mecque, et l’art minimaliste, et qui, avec ses dessins de palmes constituant le toit, introduit un rapport si intime à la lumière, murs noirs protégeant d’un soleil rasant, blanc éclatant à l’intérieur, à la fois source de félicité et de malheur. Mais la cabane projette plusieurs ombres, vue de l’extérieur, elle est aussi boîte noire, cercueil, temple de vie et de mort. Un objet minimal, travaillé par les lieux d’où il surgit, et devant lequel il est difficile de trancher.

La vérité est que les choses coïncident dans le travail de Joseph Yoseh Dadoune, il n’y a pas une vision unilatérale des choses mais bien une transcendance de la chose vue. Alors que le désert est souvent perçu dans la culture occidentale comme un lieu désolé – impossible, par exemple, d’oublier la comparaison de la politique d’Hannah Arendt à un désert désolé – qui est diffuse et continue à se propager dans une culture occidentale, faite de quatre saisons et de climats, somme toute tempérés. Le désert, en même temps qu’il est le lieu de l’abandon et de la désolation, dans la proposition de Dadoune, se lie à une vision attachée à une expérience précise des lieux, crée une distorsion où le désert redevient un espace de ressources et de ré-oxygénation. Regardez-le projeter ses films dans des grottes, l’image a quelque chose d’incroyable lorsque l’on se tient dans son petit café parisien. L’artiste renverse les clichés, reconstruit une vision autre, venant d’un autre point de vue, d’une forme, certes, associée à la mort, mais à laquelle il rend sa portée vitale. Ce désert n’est pas sans nous rappeler le désert du récit fictionnel d’un autre Joseph, Beuys, qui racontant, dans une interview de 1979, comment après le crash de son Stuka, les Touaregs l’avaient recueilli, évoque alors le désert comme ce lieu d’infini et de néant qui produit le vertige. L’autre point du récit est comment la rencontre avec le désert, pour Beuys, même fictive ou cachant un autre désert, décide de la matière de sa pratique (urine de fennec, sable,    etc.). Pour Joseph Yosef Dadoune, il en ira de même, le désert est le réservoir culturel dans lequel il puise.

Lorsqu’en 2013, il réalise l’installation, An Arab Spring, hommage au Printemps arabe, il le fait en apportant cette complexité, celle de construire une pratique artistique, qui peut, tout en investissant des formes reconnues comme « occidentales » de l’art, introduire aussi un autre monde, celui des Pitta. Le cercle, malévitchien, devient alors matière, substance, volume. Recouvertes de goudrons, ou laissées blanches, les pittas se démultiplient comme les petits pains, accrochées au mur, accompagnées ou non d’un livre sur un autre Printemps arabe, et alors même que Joseph Yosef Dadoune nous fait prendre conscience que le printemps n’existe pas dans d’autres parties du monde, il construit par petites touches acharnées un autre espace artistique, il agrandit le monde de l’art ethnocentré, en y introduisant une altérité. Où, par exemple, le cercle est devenu matière, le noir est devenu ce film qui protège de l’éblouissement, mais garde cette nature de cape mortelle qui entoure et enveloppe les hommes jusqu’à leur dernière demeure. Une simple tombe marquée de trois pierres. Dans l’installation, les livres accrochés aux murs, production d’un Occidental ayant eu un passé de collabo, sont autant d’objets perforant le lissage dominant : critique d’un regard d’Occident, souvent condescendant sur ces espaces et ces gens, mais aussi critique des dangers des révolutions pouvant toujours se refermer sur des formes autoritaires, et en même temps, forme festive, capable de se réjouir qu’il y ait un changement et de l’espoir qu’il puisse susciter : l’abondance, la joie, l’espérance d’un monde qui deviendrait meilleur, mais que le noir isolant, porte et contredit dans le même temps.

Les Border Notes, construits sur la mécanique d’une répétition tendue par l’inquiétude, que Dadoune réalise, tel un automate, dans un sentiment de tension interne, ces dessins de guerrene peuvent cacher cette vision d’une égalité, non pas de camps, ni de combats, il ne s’agit pas d’un renvoi dos à dos, mais bien plus, dans un sentiment enfiévré, de considérer les êtres dans leur nature commune, dans ce qui pourrait les unir et non les diviser, et en s’imposant de réaliser deux dessins par jour, l’un bleu, l’autre vert, durant toute la période de bombardements du 08/07/2014 au 26/08/2014. Là encore, c’est une position mêlant candeur et insolence. Du coup, Dadoune à force de rassembler peut aussi diviser. Pourtant ces peaux de serpent, 358, appuient aussi cette idée de monde divisé et commun, cette idée de communauté, une communauté qui devient de plus en plus tragique, car sans doute, de plus en plus, impossible, mais qu’il ne peut cesser d’appeler, lorsqu’il tatoue (imprime) sur la peau du serpent le mot messie en arabe et en hébreu. Une même peau, un même espoir, une même attente, deux langues, proches et lointaines, qui se répondent. Mais le rapprochement des bords ne parvient pas à cacher le gouffre. Le geste artistique de Joseph Yosef Dadoune se construit dans la grandeur d’une attente, dans l’espoir, le surgissement d’un messie, de celui qui pourra, passant par la petite porte, éclairer et donner au cours de l’histoire une autre direction, provoquant un arrêt qui pourrait nous ramener à un passé porteur d’un avenir. Commun. Impossible. Désiré. L’espace d’exposition devient alors le lieu d’une expérience in-croyable : celle de se trouver face à un artiste contemporain qui porte en lui une vision messianique de l’art. Dans le même temps, la pratique artistique semble aspirer en arrière, c’est-à-dire vers le futur en quête d’une aura perdue, mais que la croyance en le Livre, sa magie, sa fantaisie, encore une fois une idée partagée, va pouvoir faire revivre. Illusion, désir, tragique impossibilité, tout se croise dans la pratique de Joseph Yosef Dadoune et nous conduit au bord d’un abîme vertigineux et troublant.

 

[1]     Le titre peut s’éclairer par le choix de écrire : Joseph Yosef Dadoune. L’autre en arabe et en hébreu.

 

[2]     Jean-Yves Jouannais, L’idiotie : Art, vie, politique-méthode, Beaux-Arts Magazine / Livres, Paris, 2003.

 

[3]     Abdellah Taï’a, « Yossef », in About Sion / À propos de Sion, Yosef Joseph Dadoune, Tel-Aviv, Museum of Art, Petach Tikva, 2008-2009.