Par son travail photographique, Bruno Serralongue éprouve un certain malaise dans la représentation en opérant une réappropriation de « l’information », des conditions de production et de diffusion des images. Ce « malaise » ouvre ainsi la scène d’un écart, contrariant les logiques structurant la sensibilité commune pour affirmer un autre rapport. Fixer ce malaise, cet écart et ce rapport, revient ainsi à penser la tension entre l’art et la politique.
Through his photographic work, Bruno Serralongue carries a certain discomfort in representation through a reappropriation of « information », of the conditions of production and publication of images. This discomfort opens the stage to a displacement that goes against the grain of the logic that structures common sensitivity, thus asserting other forms of relation. Identifying this discomfort, this displacement and this relation leads to re-think the tension between art and politics.
« Ne dis pas que tu ne le peux pas. Tu sais voir, tu sais parler, tu sais montrer, tu peux te souvenir. Que faut-il de plus ? une attention absolue pour voir et revoir, dire et redire. Ne cherche pas à me tromper et à te tromper. Est-ce bien cela que tu as vu ? Qu’en penses tu ? »[[Jacques Rancière, Le Maître ignorant, Fayard, 1987.
Jacques Rancière
Entre les cérémonies de l’enterrement officiel d’Ernesto Guevara à Cuba, une réunion dans le sud-est mexicain sous l’égide du sous-commandant Marcos, des manifestations d’un collectif de sans-papiers place du Châtelet à Paris, des feux d’artifice, un concert de Johnny Hallyday à Las Vegas, l’exposition Universelle de Hanovre, des vues de fêtes traditionnelles et d’animations touristiques un été dans un même département français ou encore la grève de salariés indiens d’un chantier maritime, les photographies de Bruno Serralongue semblent suspendre et fixer le lieu flottant d’un malentendu. Ce malentendu se creuse d’abord là où, dans ce qu’il photographie – cet ensemble de spectacles, de manifestations culturelles, médiatico-politiques ou festives – il y a quelque chose qui ne tourne pas rond, comme si au fond il s’agissait de photographier autre chose, autre chose entre ce que l’on voit et que l’on nous donne à voir. Et ce malentendu se précise ensuite dès lors qu’il s’agit pour lui de loger précisément dans le nœud d’un double écart, quelque part entre le compagnonnage d’une situation, d’une réunion ou d’une lutte qu’induit le gardiennage d’une poétique et d’une politique de la photographie.
La méthode de Bruno Serralongue se résume assez simplement. Il éprouve les conditions concrètes de production et de diffusion de « l’information », un répertoire formel, symbolique et imaginaire, en dédoublant les fonctions de l’enquête et de la photographie de presse, comme cadre structurant sa démarche, justifiant et déterminant un déplacement et une série de photographies. Pour le dire autrement, il s’agit pour lui de répondre ou de se fixer une commande, d’en être l’opérateur pour se confronter et vivre une situation selon un rapport d’intériorité/extériorité, l’intériorité d’un compagnonnage, l’extériorité d’un point de vue délié. Aussi, ce qui émerge de cette tension et de cette posture subjective, c’est d’abord le lieu d’une dispute concernant l’ordre des discours et d’une visibilité, une querelle qui se donne sous la forme d’un dédoublement ou d’un redoublement de « l’information » pour se réapproprier un point de vue : investir une situation, fixer la grammaire d’un langage et d’une relation au sensible commun. Dès lors, l’activité de Bruno Serralongue n’est pas « politique » en ceci qu’elle documente à l’occasion un conflit, une grève ou une manifestation, elle le devient là où s’engage la puissance d’une subjectivité qui décide d’aller voir ce qui se passe ici ou là pour éprouver le réel d’une situation et des expériences, et qui décide de proposer dans un « pas de côté » une autre scène, une autre configuration du visible. Décider d’aller voir, entendre, rencontrer, comprendre, et décider de ce que l’on veut voir dans une situation plutôt que de consentir aux normes de la représentation structurant les subjectivités, c’est l’espace, la temporalité et le protocole subjectifs qu’ouvre Bruno Serralongue, le champ spécifique de son intervention. Ce qui en ressort, c’est donc une chose très simple. Un individu affirme et vérifie une capacité à voir et à penser dans la déliaison d’une pratique artistique redoublant et contrariant un système de signification, et ce geste sera finalement l’injonction politique de sa démarche : il appartient à chacun de se réapproprier et d’assumer son rapport polémique au sensible commun, de fixer et risquer ce que peut son corps, une certaine manière de voir, de faire, d’entendre et de penser.
Ceci dit, revenons à ce que nous pointions, la consistance de ce « malentendu » et la « querelle » qui en émerge. Prenons à titre d’exemple une image emblématique dans une série (le sommet mondial sur l’information)[[Cf. Bruno Serralongue, Spillovers, Cneai / Galerie Air de Paris, 2004, livre documentant cette série tirée de la première phase du sommet mondial sur l’information (SMSI) qui s’est déroulé à Genève du 10 au 12 décembre 2003. où Serralongue photographie tour à tour le centre de documentation, le cyber café dans la halle centrale, les déplacements d’individus dans une vue transversale d’escaliers, ici et là l’activité des salles de conférences, entrecoupée, au dehors, par l’agitation d’une manifestation organisée contre le sommet… L’image qui nous intéresse est la vue d’ensemble d’une salle du point d’un spectateur quelconque, plutôt mal placé, au fond ou à mi-distance : dès le premier plan, flou, on distingue l’anonymat de gens de dos, des chaises ici ou là clairsemées, puis le point se resserre sur les chaises et les spectateurs des premiers rangs jusqu’à la table de conférence où débattent des personnalités dont l’appareil fixe les mouvements, le dédoublement d’un bras ou celui d’une tête, le tout sur un fond noir d’où émerge outre un tableau blanc, une plante d’apparat. On distingue de même le dispositif de la salle, en haut l’appareillage des projecteurs éclairant le devant de la scène en faisant ressortir la blancheur de la table de l’obscurité ambiante, deux écrans géants qui permettent de voir le conférencier parler, la caméra et son opérateur où l’on discerne dans le retour, l’image diffusée sur les écrans. En somme, il n’y a rien de très intéressant dans cette photographie, si ce n’est qu’on voit, plutôt mal, dans une vue d’ensemble tout ce qu’il se passe : l’activité surexposée des conférenciers, le dispositif de la salle, entre l’éclairage et la circulation du relais médiatique des écrans, le technicien et sa caméra, l’anonymat des spectateurs de dos, des chaises, une plante, tout cela entre le flou du premier plan, le tremblement des mouvements et le contraste de précision figeant le reste de la salle. Bref, rien d’intéressant, si ce n’est que Serralongue met en scène un point de vue dans lequel se dénude la dramaturgie des dispositifs, les ricochets du relais médiatique des écrans, abîme de « l’information », et si ce n’est qu’on voit tout en quelque sorte « à égalité » selon le protocole d’une certaine distance, entre un fond noir, des gens de dos, des chaises et une plante… Cette photographie, où l’on voit si bien ce qui se passe, d’autant que la chambre photographique en inscrit la durée, et si mal ce qu’on est habitué à voir, fixe donc le lieu d’un écart, et ce qui le rend possible, ce sera à la fois le principe et la véritable passion abstraite de Bruno Serralongue, photographier la distance désaccordée d’un regard.
Car voilà, ce qui émerge de ses photographies est quelque chose comme un espace fuyant, ou plus précisément, un espace défaillant dans la représentation, un point de vue délié autorisant une « neutralité » à partir de laquelle chacun peut s’introduire, mais aussi quelque chose comme une scène aveugle se disposant également dans les écarts du montage d’une série, toujours donc dans l’intervalle entre un « voir ce qui se passe » et un « mal voir ce que l’on nous donne à voir ». La déliaison d’un point de vue, le flottement d’une scène aveugle, cette espace défaillant est d’abord convoqué dans la querelle caractérisant l’endroit exact où il place son objectif, négociant avec ou transgressant selon les circonstances le cadre juridique, policier ou normatif autorisant et déterminant habituellement la prise de vue. Il est ensuite convoqué par la traversée des usages de la photographie qu’il dédouble et redouble en logeant entre la photo souvenir, touristique et surtout les prescriptions de l’usage journalistique, dans une topique émancipée. Or tout cela est d’abord instruit par le principe qui est au centre de sa démarche : la procédure de la commande et d’un opérateur l’exécutant. Elle assure d’une part la guise d’un abri par rapport à la situation inclinant une relation d’intériorité/extériorité, mais plus fondamentalement, elle exhibe les conditions de possibilité même de « la photographie », sa légalité ou si l’on préfère l’instance impersonnelle en excès qui la rend possible, fixant une fonctionnalité et un usage. Engager ces conditions de possibilité dans la photographie, se fixer dans un espace intervallaire pour dégager un point de vue, se disposer dans l’interstice des discours et des usages pour fixer la singularité d’une dramaturgie désaccordée : ce sont là les traits invariants d’une méthode saturant ses œuvres, s’expérimentant et se réajustant à chaque fois en fonction des circonstances et de la situation. C’est là en somme que Bruno Serralongue déploie le lieu fuyant d’une scène aveugle, saturant les images entre l’excès de ce qui les détermine et le vide d’une relation, le rapport d’un non-rapport.
Un point de vue, en somme, qui vient coïncider avec le protocole d’une distance, ce sera la formule emblématisant l’art de Bruno Serralongue, creusant un écart entre ce que l’on voit et ce que l’on nous donne à voir. Et c’est ce « entre » qui précisément nous aura intéressé, l’inscription d’une relation intervallaire à la situation, la déliaison d’un point de vue figeant un lieu aveugle dans la représentation, quelque part entre l’exhibition des dispositifs scénarisant le visible et la situation, la trivialité de présences anonymes, celle des gens qui y circulent, et l’exposition des procédures déterminant sa traversée disjonctive des conditions et des usages de la photographie. Le point de vue de Bruno Serralongue loge dans ces intervalles et, au fond, s’il fallait définir le malentendu structurant sa démarche, on dira qu’il ne photographie rien d’autre que le creuset d’une exacte distance.