Majeure 35. Amérique Latine

Laboratoire Amérique Latine

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Le renouveau attendu après l’élection de Barack Obama en Amérique du Nord, ne saurait faire oublier que les premiers vrais craquements de l’ordre néolibéral (1980-2008) sont venus de l’Amérique latine depuis bientôt dix ans. Frémissement au Mexique dès les années 1990, avec le zapatisme qui a compté tellement pour toute la génération Seattle dans la traversée des années d’hiver. Changement total des forces sociales au pouvoir en Bolivie, en Argentine, au Chili, au Brésil, en Uruguay, au Venezuela, au Paraguay et dernièrement en Équateur. Par les urnes, mais chaque fois en large prolongement de mouvements sociaux très variés. Il est important de rappeler que nombre de techniques du néolibéralisme le plus exacerbé furent « essayées » sur l’Amérique Latine (le coup d’État de Pinochet a lieu sept ans avant l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher). Mais il est plus important aujourd’hui de mesurer à quel point le laboratoire sud-américain n’a plus rien à voir avec la référence mythique castriste des années 1960.

Il faut cesser de penser Nord et Sud dans des plans successifs. C’est la thèse centrale d’Aníbal Quijano, Emir Sader, Enrique Dussel, Walter Mignolo de la colonialité du pouvoir( ), c’est-à-dire d’une histoire unifiée de l’Europe et de l’Amérique latine depuis le XVIe siècle. Révolutions, contre-révolutions, changements sociaux, espoirs, idées et structures des marchés sont interdépendants. C’est ce que les historiens de l’esclavage, de la traite et du monde des pirates et des révoltes dans les Amériques ont nommé l’hypothèse de l’unité du monde atlantique( ), non pas simplement l’économie monde mercantiliste (Immanuel Wallerstein). Cela rejoint l’idée de la théorie des réseaux selon laquelle, dans une relation, ce ne sont pas les deux pôles (nodes) qui importent mais le plan d’intersection (edges) qui contribue à conférer aux premiers leur véritable nature. Ainsi entre développement (Nord) et sous-développement (Sud), il n’y a pas d’extériorité mais une relation coloniale. De la même manière, le budget de l’État portugais reposait pour près du tiers de ses recettes sur la traite esclavagiste jusqu’au XVIIIe siècle, la révolution haïtienne de 1791( ). La police était inquiète de voir des Noirs se promener dans les rues de Rio de Janeiro, arborant une sorte de badge qui disait : « Toussaint Louverture, roi des nègres ». Flux de marchandises, flux d’hommes et mouvements de toutes sortes ne sont pas séparables. L’approche dite « universaliste » oublie en général de « boucler » le système et de penser le devenir-Sud du Nord : ainsi le système mercantiliste est incompréhensible sans l’économie de plantation esclavagiste.

Aujourd’hui, rien n’illustre mieux cette relation intime (la mondialisation actuelle ne fait que la mettre à nu) que ce qui s’est passé en Amérique latine depuis dix ans. Rétrospectivement : la violence des dictatures qui n’avaient plus rien à voir avec les pronunciamentos. De façon moins lugubre, l’invention de nouvelles relations entre de nouveaux types de mouvements sociaux, les constitutions et l’État. Ne doit-on pas commencer à penser le devenir-Sud et donc latino-américain du monde du Nord afin d’explorer les alternatives réellement émergentes dans l’Empire ?

Il ne pouvait être question de passer en revue ces expériences si différentes de façon exhaustive. On ne trouvera rien ou presque dans cette majeure sur le Venezuela, l’Équateur, la Colombie, le Paraguay, le Chili ou l’Uruguay. On trouvera en revanche les cas de la Bolivie, du Brésil et de l’Argentine. Qui veut un panorama en langue française de la vie politique de l’ensemble des pays de l’Amérique du Sud trouvera dans le livre de Marc Saint-Upéry une excellente entrée en matière.

L’Amérique latine est peut-être le laboratoire le plus intéressant du monde par la richesse et la variété de des expériences de luttes mais aussi par la relative vitalité de bon nombre de ses gouvernements de « gauche » ou de « centre gauche ». Il faut parler à cet égard d’un univers pluriel des gauches latino-américaines. La comparaison de la situation actuelle des gauches au gouvernement ou non en Amérique latine avec celle des gauches en Europe est édifiante. Le contraste n’est pas celui du blanc au noir, mais il est presque idéal-typique ! Ce point a été abondamment commenté par les politologues.

Plus intéressant peut-être, du point de vue de la vitalité des mouvements et de la façon dont ils se sont formés, on remarquera plusieurs points moins soulignés :
a) Tous les changements de gouvernement en Amérique latine ont été précédés par des luttes, des mouvements et des subjectivités nouvelles, quelle qu’ait été leur nature : classe ouvrière de l’ABC pauliste( ), Indiens de l’Altiplano bolivien descendu à La Paz.
b) Ces mouvements présentent des compositions productives et subjectives assez diverses, mais ils sont tous le résultat des transformations opérées par la vague néolibérale autoritaire des trente dernières années. Ils ne sont ni « archaïques » ni de simples freins à la mondialisation, mais le produit avancé de cette mutation.
c) Ces mouvements expriment en même temps le refus de la colonialité du pouvoir ; ils révèlent le caractère monstrueux de l’utopie néolibérale capitaliste ; ils rappellent que le Wall Street d’avant la crise financière et les barrios et favelas sont un seul et même monde global, productif et vivant. La division de la planète en deux hémisphères séparées (le Nord et le Sud) relève de ce régime séculaire qui vise à réduire à une position subalterne et dominée. Que ce soit dans les faubourgs de Caracas, à La Paz ou dans le territoire de Terra do Sol en Amazonie, la visibilité de la dimension indienne (comme celle du métissage blanc-noir à Cuba, au Brésil) exprime la crise de ce mécanisme de division. Altermodernité qui ne se satisfait ni du récit universel européocentriste ni de la simple résistance subalterne communautaire.
d) Ces expériences se présentent toujours comme des agencements de multiplicités. Espaces de liberté, travail constituant où le travail, la production (le langage classique des classes) s’interpénètrent et s’hybrident avec la culture et la politique (le langage des communautés, des stratifications multiples de couleur, de langue, de « race ») pour la production de moments puissants de pouvoir constituant( ).
e) Dire que cette émergence résout tous les problèmes serait aller un peu vite en besogne. Les relations que les mouvements entretiennent entre eux, leur composition ne va pas de soi. Ce dossier commence à nommer certains de ces problèmes. Il n’entend pas les résoudre et appelle une suite. Les contributions de César Altamira et du groupe Situaciones à partir de l’expérience argentine signalent les « conditions d’impossibilité » auxquelles font face les nouvelles articulations politiques des mouvements apparus ces dernières années, dans leur façon d’émerger et dans leur composition. « La lutte continue, bien que nous devions reconnaître que les niveaux de virulence ont diminué et que l’angle de confrontation s’est modifié. Le processus latino-américain donne des signaux peu encourageants : harcèlement du processus bolivien ; tarissement des grandes avancées au Brésil grandes avancées, Lula rencontrant d’évidentes difficultés à approfondir sa relation avec les mouvements ; Chavez contraint de naviguer entre des plans sociaux au caractère indubitablement innovateur et une bureaucratisation croissante du processus, soutenue chaque fois davantage par la figure charismatique de son chef. Les marges d’espoir dynamisant se réduisent. » (César Altamira).

La situation bolivienne qui sert de point de départ à la réflexion d’Aníbal Quijano, d’Íñigo Errejón Galván et d’Oscar Vega Camacho montre que l’optimisme niais n’est pas de mise. Les mouvements porteurs d’un changement extraordinaire en Bolivie rencontrent dans leur expression institutionnelle et décisionnelle des difficultés très fortes. Le pouvoir constituant affronte les structures administratives des vieux États-nations que l’Europe a léguées sans la démocratie et qui font preuve d’une inertie stupéfiante, quand il ne fait pas face aux agissements violents et meurtriers des élites postcoloniales.

Néanmoins, le caractère hybride, composite, monstrueux des mouvements enraye les vieilles recettes du traitement contre-révolutionnaire de la lutte de classes (comme ce fut le cas au Nicaragua dans les années 1980). « La multiplicité, structurée en pratiques d’autoreprésentation et de démocratie communautaire, converge autour de la défense du commun, sans pour autant céder son autonomie. C’est précisément cette ‘organicité’ qui rend inefficace la répression brutale. L’État fait face à un réseau social plus vieux et plus profond que lui, d’une plus grande extension géographique et d’une plus grande implantation sociale » (Íñigo Errejón Galván).

Les articles réunis dans ce dossier essaient aussi de tenir compte de la diversité des gauches au pouvoir, de leurs programmes et politiques de distribution de revenu et de droits sociaux aux subalternes, du biopouvoir postcolonial. Quand on examine l’expérience brésilienne, c’est évidemment à la politique de redistribution des revenus qu’il faut s’intéresser. La bolsa familia qui distribue un revenu d’existence aux 35 millions de Brésiliens les plus pauvres (avec pour seule contrepartie la scolarisation effective de leurs enfants) a eu un effet quasiment immédiat : dans le pays le plus inégalitaire du monde (seule la Chine peut rivaliser avec lui), le coefficient de Gini (qui mesure l’inégalité) s’est amélioré. Le plan logement des pauvres a été mis en route( ). D’autre part, la politique d’affirmative action en faveur de l’accès des Noirs à l’enseignement supérieur a suscité un débat et obtenu des résultats( ) qu’on devrait méditer en France où l’on se gargarise trop vite de l’expérience lilliputienne de Sciences Po avec quelques lycées de banlieue.
– L’expérience bolivienne soulève la question de la mise en œuvre de la nouvelle constitution face à une administration qui joue sur l’inertie et face à la menace réelle de sécession des provinces de l’Est « riches », notamment à Santa Cruz.
– Le cas argentin, avec le retour d’un néopéronisme, illustre une véritable expropriation ou neutralisation du potentiel inventif des mouvements.
– Un autre point intéressant qui traverse le pays évoqués dans ce dossier est la modulation de la guerre civile. La guerre civile, non pas comme le grand épouvantail, le chaos annoncé et le repoussoir absolu, mais comme une réalité quotidienne dans les métropoles brésiliennes ou dans une ville comme Caracas. En Bolivie, la guerre civile est tout autre : elle apparaît dans le « match nul » des forces électorales comme un chantage qui jusqu’ici a fait long feu.

L’Amazonie nous offre enfin l’illustration d’une hybridation prodigieuse des questions écologiques, énergétiques, indiennes, territoriales, de la remise en question de la souveraineté nationale. La grande réserve indienne du territoire du Roraima (Terra do Sol) subit la pression des coupeurs de bois, des fazendeiros qui veulent transformer la forêt en pâturages et qui se cachent derrière les sans-terre ou les petits prospecteurs en les poussant contre les Indiens. Derrière : les grand acteurs comme l’armée, longtemps instaurée tutrice des Amérindiens, et la Petrobras, compagnie nationale des hydrocarbures qui veut prospecter et exploiter les réserves pétrolières. Autant de conflits où il n’est pas facile de démêler la contradiction principale et les contradictions secondaires et qui mettent aux prises des fractions du Parti des travailleurs et du gouvernement de Lula.

L’Amérique latine suscite des espoirs qui nous éloignent de la déprime désenchantée du Nord (particulièrement de l’Europe et du Japon). Elle n’est pas un dîner de gala. Dans les rapports compliqués et changeants qui mettent aux prises les mouvements avec les États et définissent la durée et la vigueur des processus constituants, il faut désormais ajouter les retours de flamme de la crise financière mondiale et l’unité qui se fait au Sud pour trouver les moyens de ne pas payer la crise.

Deux processus expriment pour ainsi dire des « lignes de fuite » positives par rapport aux impasses que ne dissimulent pas Altamira, Quijano, Errejón et Vega Camacho.

L’intégration du continent, tout d’abord : son auto-constitution en tant que pôle dans la crise de l’Empire (et donc de l’hégémonie américaine et du consensus de Washington) semble avancer à grands pas. Certes, la rivalité Venezuela/Brésil( ) d’un côté, et la concurrence permanente entre tous le petits États-nations andins (on a eu la crise Colombie/Équateur) montrent que le processus devra surmonter bien des obstacles. Mais on peut lire désormais une tendance irrésistible vers une intégration économique, financière et diplomatique de la région Il faut remarquer le rôle majeur joué par le Brésil dans l’évitement de la guerre civile en Bolivie et l’avertissement sévère qu’il a lancé contre toute tentative de déstabilisation réactionnaire sur le modèle des années 1970, comme le souligne Aníbal Quijano. La donne a bel et bien changé. Les États-Unis ne sont plus à même d’appuyer vraiment de telles tentatives. C’est une donnée extraordinaire qui montre le caractère propice (le kairos) d’une initiative constituante et révolutionnaire dans la région, à condition de comprendre par révolution une mutation décisive des rapports de forces, et des forces radicalement démocratiques. Il en va de même pour ce qui est de la « question cubaine », laquelle pourrait bien se résoudre indépendamment des vieux espoirs « contra » des États-Unis de profiter de la succession de Fidel Castro pour reprendre pied dans leur arrière-cour cubaine.

L’autre ligne de fuite inventive est celle du déplacement des cadres d’interprétation traditionnels de la multiplicité bigarrée d’Amérique latine, de sa singularité historique et des horizons. Si l’intégration européenne avait marqué la fin du siècle précédent avec l’émergence d’une culture et d’une politique postnationales (malheureusement bloquées par une réaction confédéraliste libérale eurosceptique), il se pourrait bien que le laboratoire sud-américain rouvre la perspective post-nationale et constituante de nouvelles formes de société, de production, d’expression démocratique de la multiplicité. Bref, un dépassement des errances et des pièges de l’histoire de la souveraineté étatique et populaire (le legs européen) comme de la domination yankee.

Ainsi, l’altermondialisme qui s’était essoufflé en Europe après Gênes s’est trouvé puissamment relayé dans le continent sud-américain. L’approfondissement de cet altermondialisme n’est pas simplement une question contemporaine pour l’Amérique latine. C’est une très vieille histoire. L’article de Giuseppe Cocco, qui revisite le débat au Brésil sur le rapport à la modernité montre que, du Manifeste anthropophage d’Oswald de Andrade dans les années 1930 au perspectivisme de l’anthropologue Viveiros de Castro à propos de l’Amazonie, il y a la voie d’une remise en cause radicale de l’européocentrisme que cherchent les théories de la colonialité du pouvoir dans le versant hispanique du continent.

La provocation cannibale nous dit que le devenir-Brésil du monde est l’autre face du devenir-monde du Brésil.

Sur l’Altiplano, la dynamique du métissage, de la bigarrure constituante ouvre un autre sentier que la reconstruction fictive de l’harmonie de la démocratie sans couleurs, sans tribus, celle des élites coloniales républicaines. Un autre chemin également que les projets identitaires indigénistes (les armées coloniales, puis celles des États issus de la décolonisation ont en général été fertiles en projets de ce genre). La revendication de l’indianité dans la politique et dans la société n’est pas tournée vers le passé, ni vers un territoire corporatiste( ), elle est tournée vers la constitution d’une véritable démocratie. Elle est un territoire du futur à construire, la frontière révolutionnaire de la politique. Au lieu de se lamenter sur l’utilisation bestiale des lumpen cocaleros par les élites des provinces orientales de la Bolivie qui veulent bloquer le pouvoir constituant, au lieu de faire la fine bouche sur l’interminable agonie de Fidel Castro, sur les limites évidentes du bonapartisme de Chavez, admirons plutôt ce que l’indianité bigarrée des Indiens de La Paz a ouvert dans la nouvelle constitution.