A chaud 53

L’assujettissement universitaire

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Songe d’une nuit d’été

La nuit de la Saint-Jean 2013, quelques elfes verts proposèrent aux sénateurs de toutes couleurs de supprimer la procédure de qualification nationale par le CNU pour les recrutements et promotions des enseignants-chercheurs. Absents pour la plupart (seuls une vingtaine de sénateurs étaient dans la salle), rêvasseurs, ensommeillés, distraits ou impatients de rejoindre la Fête de la Musique, une majorité d’élus acceptèrent l’amendement des elfes verts. Dès le lendemain, la nouvelle se répandit dans le royaume de France avec la vitesse d’un feu de brousse. Les mails crépitent sur les smartphones, iPad et PC de toute la faune universitaire : on a touché à nos institutions ! En quelques heures, la résistance s’organise. Les appels aux armes se multiplient. Une pétition est mise en place : « Les signataires sont scandalisés par le vote au Sénat d’un amendement visant à supprimer la qualification par le CNU aux fonctions de Maître de Conférences et de Professeur des Universités. Outrés par la faiblesse des arguments avancés, que la CP-CNU a déjà réfutés pendant les Assises de l’ESR, et par l’absence de débats, ils tiennent à affirmer leur attachement à cette procédure, unique étape nationale préalable au concours de recrutement sur des postes de la fonction publique d’État, garants des libertés académiques au sein du Service Public de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche. » Scandale, attachement, service public, libertés ! Attaque frontale contre les syndicats ! Les taureaux universitaires voient rouge et montent sur leurs grands chevaux pour écraser la folie irresponsable des elfes verts. La pétition réunit 16 000 signatures en 48 heures, tandis que des dizaines de communiqués d’organisations syndicales et d’instances scientifiques inondent les boîtes mail. Les elfes sont audacieux mais pas téméraires : ils retirent leur amendement. Après un bref moment de folie écologiste, la loi de la jungle a donc repris son cours naturel – paisible et somnolent. Le CNU est sauf ! Merci aux veilleurs de nuit ! Bravo aux Résistants ! Vive la République !

Explication de texte
Le « CNU », c’est le Conseil National des Universités : ses 1 800 membres sont élus pour deux tiers par leurs pairs et se répartissent en « 11 groupes, eux-mêmes divisés en 52 sections, dont chacune correspond à une discipline ». La « CP-CNU », c’est la « Commission Permanente du CNU » qui veille à la bonne marche de cette institution. La « qualification », c’est la procédure (inconnue de la plupart des autres pays) qui contraint le ou la titulaire de doctorat à soumettre son dossier au CNU avant de pouvoir être éligible pour postuler sur un poste universitaire en France, que ce soit au titre de Maître de Conférences (juste après l’obtention du doctorat) ou comme Professeur des Universités (après l’obtention d’une Habilitation à diriger des recherches). Les sections du CNU évaluent ces dossiers et ne valident que certains d’entre eux, qui sont alors « qualifiés » pour se présenter à des recrutements.

Arguments

Aux dires des défenseurs du CNU, cet amendement adopté « dans des conditions ubuesques » s’inscrit dans un programme néolibéral de casse du statut national des enseignants-chercheurs et dans une logique de développement des recrutements locaux. Le CNU a le mérite d’être composé de membres élus majoritairement par leurs pairs et « joue un rôle indispensable de filtre qui évite aux comités de sélection des universités d’être encombrés de milliers de candidatures qui alourdiraient encore leurs tâches ». En s’attaquant à la procédure de qualification, l’amendement honni « signerait la disparition du CNU ». Heureusement, les universitaires sauront défendre leurs droits ancestraux, leur indépendance légendaire et leurs libertés inaliénables : si la mesure n’est pas promptement renversée, « l’université sera dans la rue avant la fin de cette semaine et les écologistes auront perdu la moitié des soutiens politiques qu’ils peuvent encore compter dans l’enseignement supérieur et la recherche ».

Distance

Un zoologue (qualifié ou non) observant d’un peu loin la faune universitaire hexagonale aurait de quoi s’étonner devant des réactions qui paraissent relever du réflexe pavlovien (Touche pas à mes institutions !). Le CNU est sans doute plus « démocratique » que d’autres instances d’évaluation, mais il n’en impose pas moins sur l’université française une chape de plomb hyper-disciplinaire qui écrase dans l’œuf bon nombre de programmes de recherche transdisciplinaires. Pour être qualifié par le CNU, il faut recevoir le sceau d’orthodoxie délivré par des spécialistes dûment disciplinés de « langue et littérature française » (section 9), de « philosophie » (section 17), d’« ethnologie, préhistoire et anthropologie biologique » (section 20), de « sciences de la communication et de l’information » (section 71), d’« épistémologie, histoire des sciences et des techniques » (section 72). Le zoologue se demandera si un tel préformatage au sein de catégories rigides, bancales et largement obsolètes – à peine moins « ubuesques » que l’amendement des elfes verts – n’a pas une responsabilité terrible dans la sclérose disciplinaire qui étouffe et paralyse le monde universitaire hexagonal. Il s’étonnera de voir les bipèdes doctorés ou habilités (tous dûment qualifiés) se battre pour défendre les gardiens de la grande prison disciplinaire qui leur sert de triste zoo.

La furie de l’évaluation

Les mêmes bipèdes ont un peu rechigné, mais se sont finalement pliés très docilement aux procédures tatillonnes, quantitatives et strictement disciplinaires de l’AERES, l’Agence d’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur qui, entre 2007 et 2012, a mis des bonnes et des mauvaises notes à environ 3 000 unités de recherches et autant de cursus, mobilisant 5 900 experts, un budget de 17 millions d’euros et 170 salariés. Certains d’entre eux y ont sans doute participé activement. Si les « délires bureaucratiques » de l’AERES ont fini par la discréditer, la ministre semble avoir fait consensus en décembre 2012 en proposant, non de la supprimer, mais de la « remplacer par une autre agence nationale entièrement redéfinie ». Le mode de nomination des membres de l’AERES ou du CNU varie certes de façon significative (élection par le bas vs. nomination par le haut), mais la finalité et les logiques sont les mêmes : imposer une couche d’évaluation bureaucratique et disciplinaire « nationale » (« républicaine ») parce qu’on ne fait pas confiance aux agents locaux (aux collègues choisissant leur futur collègue, leurs objets et leurs méthodes de recherches). Les bipèdes universitaires hexagonaux semblent tirer de l’évaluation une jouissance propre (sans quoi pourquoi en multiplieraient-ils autant les occasions ?) : mettre des notes individualisées aux étudiants (sans remettre en cause leurs effets délétères), multiplier les jurys de fin d’année (sans reconnaître leur absurdité), mettre des qualifications ou des notes aux collègues pour sécuriser leur disciplinarité (sans en percevoir leurs effets mutilants). Est‑ce pour cela que notre bêtise universitaire choisit de se battre ?

L’étouffement bureaucratique

En nous faisant monter aux barricades sous la bannière des syndicats et au nom de la résistance contre le néolibéralisme, le jacobinisme pavlovien qui anime tant d’universitaires fait le jeu de logiques qui paralysent notre travail et notre réflexion sous des couches de plus en plus nombreuses, lourdes et rigides de procédures bureaucratiques. La volonté de prévenir le népotisme mandarinal et les magouilles locales est certes noble. Mais le prix de ses effets réels est disproportionné à ses intentions affichées. D’une part, comme le reconnaît tout le monde, le CNU limite peut-être marginalement mais n’empêche nullement les aberrations : on connaît de nombreux exemples où il a refusé la qualification (parfois dans des conditions elles aussi « scandaleuses ») à des chercheurs parfaitement compétents. Surtout, il fait partie de ces machines bureaucratiques qui étouffent la vie universitaire bien davantage qu’elles ne l’assainissent. Dès lors qu’on ne se laisse pas obséder par la phobie du localisme et par la vénération de l’Étatisme républicain, CNU, AERES, loi LRU, réforme des commissions de recrutement, LOLF apparaissent ensemble comme relevant de la même inflation que Béatrice Hibou a judicieusement qualifiée de Bureaucratie néolibérale. Imposées alternativement par l’État, par des agences prétendument indépendantes ou par des machines d’évaluation émanant directement des logiques compétitives du marché capitaliste, des procédures de plus en plus invasives consomment de plus en plus de notre temps à remplir les cases de formulaires pré-formatés (parfaitement disciplinés et disciplinants), imposés au nom de « la démocratie, la performance, la maîtrise des dépenses et la gestion au bénéfice de tous ».

Un formulaire sur deux

Si les universitaires (enseignants et étudiants) ont tous – d’ores et déjà – à se plaindre d’un « scandale », c’est celui du temps en augmentation constante qu’ils doivent perdre du fait la multiplication des évaluations, qualifications, rapports, justifications et autres notes qu’ils doivent s’infliger les uns aux autres. Les quelques aberrations de recrutements biaisés par des potentats locaux – que ni le CNU, ni l’AERES, ni les nouvelles réglementations abracadabrantes de composition des commissions de recrutement ne parviennent à empêcher – sont d’une importance épsilonesque en comparaison de la perte de temps de recherche imposés par ces multiples couches de procédures bureaucratiques. Nous avons certes besoin de réglementations et d’institutions pour que la faune universitaire tempère les violences oppressives de la loi de la jungle. Mais une évaluation quinquennale suffit largement à ce que chaque enseignant-chercheur rende les comptes qu’il doit à la collectivité sur l’utilisation de l’argent public. Les néolibéraux, ivres de privatisation, veulent éliminer un fonctionnaire sur deux. Répondons-leur en proposant d’éliminer un formulaire sur deux : renvoyons aux laboratoires de recherche et aux salles de classe les membres du CNU, les experts de l’AERES, les innombrables couches d’évaluateurs, de qualificateurs, d’inspecteurs, de délégués et de vice-ministres qui nous accablent de formulaires étouffant tout travail intellectuel effectif (au nom de la promotion de l’excellence et de l’innovation).

Sécuritarisme

La défense pavlovienne du CNU – ainsi que des autres institutions jacobines dont la lourdeur homogénéisante étouffe la vie intellectuelle sans parvenir à assurer l’idéal d’égalité dont elles se revendiquent – participe du sécuritarisme qui est la face cachée du néolibéralisme. Remettre en cause le statut privilégié et délétère des grandes écoles ou des concours (dont les résultats effectifs sont de plus en plus socialement iniques) irait bien plus loin dans le nécessaire combat égalitariste que se battre contre telle mesure ponctuelle de fausses réformes – qui empirent marginalement un dispositif d’éducation supérieure et de recherche dont il faut rediscuter la structuration et les finalités générales. Voilà plusieurs décennies que les universitaires montent aux barricades sur des points de détails – qui n’en sont jamais vraiment, bien entendu, puisque le diable s’y cache toujours, mais qui mobilisent les énergies loin de questions bien plus importantes. Pendant que les universitaires français affirment leur « attachement » au CNU, les MOOCS (Massive Open Online Courses) commencent déjà à déferler sur la planète éducative globale, en promettant de la reconfigurer dramatiquement – pour le meilleur ou pour le pire, selon qu’on y réfléchira ou qu’on la subira – dans une parfaite indifférence hexagonale. Oui, l’autonomie collective consiste à se donner ses propres lois (et ses qualifications) entre pairs. Mais lorsque le management sécuritaire (fût-il étatique) de « la démocratie, de la performance, de la maîtrise des dépenses et de la gestion au bénéfice de tous » consomme le plus clair de notre temps, au point de nous empêcher de faire notre travail, de questionner nos cadres disciplinaires et de réfléchir à ce que nous faisons – alors affirmer son « attachement » à de telles procédures, c’est se glorifier de son assujettissement.
Crise et assujettissement
Les elfes verts méritent peut-être davantage que du mépris et du ressentiment de la part de la faune universitaire. En cette nuit de la Saint-Jean, ils ont jeté une allumette qui pourrait nous aider à faire un grand feu de joie de la montagne de tristes formulaires qui nous accablent (ceux de l’AERES et du CNU et de la LOLF et de leurs innombrables consœurs). Ils esquissent surtout un renversement : aucune forme de socialité – sauf celle de la prison et du zoo – ne peut se passer d’une avance de confiance entre les membres d’une collectivité. Le sécuritarisme et le bureaucratisme jacobin fonctionnent au présupposé de criminalité : on soumet tout le monde à des procédures chronophages pour s’assurer que personne ne sorte du rang parce qu’on soupçonne chacun d’être un truand. Renversons la logique en donnant de l’air à la socialité universitaire : faisons une avance de confiance aux étudiants, aux enseignants et aux chercheurs (quitte à sanctionner après coup ceux qui auront contrevenu aux principes de probité). Au lieu de renforcer les machines qui nous assujettissent, renversons les logiques qui nous oppriment. On entend souvent dire que c’est « la crise » (toujours « actuelle », donc permanente) qui est la cause de notre soumission. Mais n’est-ce pas bien plutôt notre soumission actuelle qui est la cause profonde de la crise persistante ? Que « l’université sorte dans la rue avant la fin de cette semaine » – mais pas pour défendre le CNU !