Design
et « objet non-standard »
L’expression « non-standard » fait sens dans le champ de la production industrielle. Elle s’oppose au paradigme fondamental de ce mode de production : la standardisation. Au fur et à mesure de son développement, le mode de production industriel s’est caractérisé par une production en série rendant indispensable la standardisation des produits. Parallèlement, l’histoire du design témoigne de l’impact de ce paradigme sur la discipline elle-même. Histoire que l’on peut dessiner à grands traits comme une bifurcation s’opérant à la charnière des xixe et xxe siècles.
Il n’est pas étonnant de voir que l’expression « non-standard » s’est forgée au sein des disciplines du Design et de l’Architecture au cours des dernières décennies. C’est le développement des outils de conception et de fabrication numérique qui a laissé entrevoir la possibilité d’un nouveau mode de production industriel, ne produisant plus le même objet par répétition, mais des objets toujours différents dans un continuum soumis à variation formant de nouvelles séries.
L’utilisation des outils numériques a modifié la conception et la fabrication de l’architecture. Ses manifestations les plus spectaculaires ont été et sont encore fortement médiatisées : stades olympiques, musées extraordinaires, équipements grandioses comme les aéroports. À l’inverse, dans le domaine du design, nous n’observons pas de bouleversement similaire et cette disparité entre les deux disciplines est frappante. Quelles qu’en soient les causes multiples et profondes, nous devons prendre acte du fait que les outils numériques n’ont pas remis en cause la suprématie du mode de production industriel encore organisé suivant le paradigme de la standardisation.
Le développement de l’industrialisation a façonné les sociétés occidentales en favorisant la consommation toujours plus importante de produits standards. Il a engendré la société de consommation dans laquelle les produits standards toujours plus répandus sont consommés par un nombre croissant d’individus. Production de masse pour une consommation de masse dans laquelle l’indifférenciation des produits correspond à l’indifférenciation des consommateurs. Quantité (on parlera alors d’une quantité industrielle) et indifférenciation caractériseraient alors une trajectoire inéluctable prévisible dès les prémisses de la standardisation. En devenant « standard », l’objet manufacturé est devenu une pure marchandise. La standardisation a permis la réalisation de la prédiction de Marx : « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une immense accumulation de marchandises ».
Pour satisfaire au statut de marchandise, l’objet standard doit être utile et porter une valeur d’échange. La standardisation procède par optimisation, l’objet standard se présente comme le meilleur objet possible au regard de l’esthétique, de la technique, des matériaux, des moyens de productions, du temps de travail nécessaire à sa production. Ce processus d’optimisation s’applique aussi à son usage. L’objet remplit une fonction, de la meilleure et unique façon possible. C’est là son utilité. La fonction elle-même est découpée, isolée dans la multiplicité de nos gestes, de nos actions. Il y a donc des objets pour tout. Le rapport entretenu avec ces objets est de commandement. Le bouton-poussoir en constitue l’interface archétypal. Ce n’est pas l’utilisateur qui règle le fonctionnement (ça fonctionne tout seul) ; s’il y a une marge de manœuvre, elle réside dans le choix d’une fonction. Fermé, l’objet ne peut se prêter à l’inventivité ou à la fantaisie de l’usager. Il ne s’entretient pas, ou alors seulement par délégation suivant un protocole contraignant et coûteux. S’il ne marche plus, on ne le répare pas ; c’est plus simple et moins cher de le remplacer, de le jeter.
Design et société de l’information
L’omniprésence du numérique que connaît notre société actuelle résulte d’une évolution commencée au début du xxe siècle – évolution dans laquelle la transformation des modes de production et de consommation s’est accompagnée du développement d’une société de l’information, puis du développement de l’informatique, qui a profondément modifié la société et la place qu’y occupe l’individu.
Les réseaux numériques sont les supports de nouvelles relations entre les hommes. Pour le meilleur, ils permettent un accroissement sans précédent des savoirs humains grâce aux logiciels libres, l’open-source, etc. Partagés et toujours disponibles, ces savoirs abondent, deviennent inépuisables et constituent une force productive susceptible de créer de la richesse. Cet événement constitue un fait nouveau au sein de notre société car seule l’organisation de la société capitaliste industrielle avait su, auparavant, mobiliser forces productives et savoirs scientifiques et techniques.
Le récent développement d’ateliers ouverts aux citoyens et disposant d’un réseau de machines de production commandées par ordinateur, appelé FabLab, est une manifestation de ce mouvement de la société civile. Ces nouveaux lieux, leur avenir, leur organisation, les objets et dispositifs créés interrogent le design car, depuis ses origines, design et modes de production exercent l’un sur l’autre des rapports d’influence.
Par ailleurs, nous pouvons observer des expérimentations industrielles de conception et de production « non standard », d’une part, pour certaines catégories de produits comme le mobilier et, d’autre part, dans la mise en œuvre de nouveaux modes de production artisanale. Ces derniers, appelés « artisanat numérique », proposent une alternative à la production de masse. Ils cherchent à redéfinir les liens entre concepteur, producteur et consommateur.
Peut-on parler « d’objet non-standard » pour ces nouveaux objets issus des Fab-Lab ou de l’artisanat numérique ? Oui, mais sous certaines conditions, car l’abandon de la production sérielle ou le recours à la petite série, l’individualisation des produits sous l’aspect du sur-mesure ne suffisent pas pour les qualifier ainsi. Pour cela, il faut que leur conception et leur fabrication intègrent un principe de variation au sein d’un continuum suivant la définition qu’en a donnée le philosophe Gilles Deleuze dans son livre sur le Baroque et la philosophie de Leibniz, Le pli.
Qu’est-ce qu’un « objet non-standard » ?
« L’objet ne se définit plus par une forme essentielle, mais atteint à une fonctionnalité pure, comme déclinant une famille de courbes encadrées par des paramètres, inséparable d’une série de déclinaisons possibles ou d’une surface à courbure variable qu’il décrit lui-même. Appelons objectile ce nouvel objet. Comme le montre Bernard Cache, c’est une conception très moderne de l’objet technologique : elle ne renvoie même pas aux débuts de l’ère industrielle ou l’idée du standard maintenait encore un semblant d’essence et imposait une loi de constance (“l’objet produit par les masses et pour les masses”), mais à notre situation actuelle, quand la fluctuation de la norme remplace la permanence d’une loi, quand l’objet prend place dans un continuum par variation, quand la productique ou la machine à commande numérique se substitue à l’emboutissage. Le nouveau statut de l’objet ne rapporte plus celui-ci à un moule spatial, c’est-à-dire à un rapport forme-matière, mais à une modulation temporelle qui implique une mise en variation continue de la matière autant qu’un développement continu de la forme. […] C’est une conception non seulement temporelle, mais qualitative de l’objet, pour autant que les sons, les couleurs, sont flexibles et pris dans la modulation. C’est un objet maniériste, et non plus essentialiste : il devient événement ».
La fin des marchandises
L’évocation de « notre situation actuelle » dans le texte de Deleuze datant de 1988 décrivait une potentialité, un avenir possible, plus qu’une actualité. En effet, le développement des logiciels et des ordinateurs personnels permettait des avancées rapides de la conception et de la fabrication assistées par ordinateur ; les machines à commande numérique entraient dans les ateliers et les usines. Pourtant, vingt-quatre ans après, un rapide coup d’œil autour de nous nous montre que notre environnement reste largement déterminé par des objets standards. En un mot, l’objectile reste encore un projet. C’est un projet constructiviste, une tentative de synthèse entre le formel, le social et le technique. Depuis plus de vingt ans, des architectes, des designers, des ingénieurs, des informaticiens développent des outils de création et de fabrication afin de rendre toujours plus accessible la « mise en variation continue de la matière autant qu’un développement continu de la forme ». Certains ont créé des ateliers de fabrication dans lesquels une chaîne numérique relie sans rupture conception et fabrication, changeant ainsi de statut social et devenant entrepreneur. Enfin, les outils de fabrication numérique ont suivi une évolution, une démocratisation, comparable à celle des ordinateurs devenus Personnel Computer ; et les machines de fabrication deviendront bientôt des périphériques accessibles au plus grand nombre.
Nous pouvons constater que la brève description ci-dessus décrit des avancées qui concernent les volets formel et technique. Qu’en a-t-il été du volet social ? Y a-t-il eu progrès ? Non. « La fluctuation de la norme [a remplacé] la permanence d’une loi » depuis longtemps déjà, mais celle-ci ne s’est objectivée (pour le design) que sous la forme du gadget ou de la répétition du même sous les apparences du changement, laissant inaltérés les blocages, la démarcation des classes sociales, organisant l’immobilité sociale sous les aspects changeants de la mode.
Il ne faut peut-être pas s’étonner d’un tel échec. Le projet d’une production industrielle « non-standard » n’est-il pas contradictoire ? N’y a-t-il pas là un problème économique simple ? Produire un « objet non standard » dans un environnement numérique ne demande pas de travail supplémentaire. Sa production n’augmente pas le travail vivant qui seul est source de profit. Par conséquent, rien ne motive celle-ci au sein de la production industrielle.
Dans ce contexte le mouvement des Fab-Lab situé en dehors du mode industriel de production questionne les designers. Ces ateliers de proximité allient changements technologiques et modèles différents de création, de production et de développement. Ils sont une promesse d’émancipation des concepteurs et des créateurs par l’accès à la production de petites séries. Ils semblent étendre l’espace d’expression du design.
Le Fab-Lab créé par Neil Gershenfeld à la fin des années 1990 et lancé au Media-Lab du MIT est devenu un modèle pour imaginer et concevoir de nouveaux ateliers ouverts sur la cité. La conception et le rôle de ces nouveaux lieux de fabrique font l’objet d’une recherche prospective. Les domaines sont variés et les enjeux multiples. Ils concernent l’éducation et la formation, le développement de la sociabilité, l’accès à la culture scientifique et technique, le développement local, le développement économique, la production de connaissance et d’une nouvelle richesse, l’imaginaire, l’autonomie créative.
Parmi les productions réalisées, certaines concernent la conception et la production d’appareils que l’on peut définir comme des assemblages d’organes assurant un fonctionnement. Ils ne sont pas utiles au sens évoqué ci-dessus. Ils ne remplissent pas une fonction, ils permettent une pratique. On peut les mettre en œuvre de manières variées. Ceux-ci doivent donc être réglés et entretenus. Ils se distinguent des instruments car ils ne sont pas dévolus à une fin particulière et exclusive (établir une mesure, par exemple). Ils se distinguent des outils car ils ne prolongent pas la puissance du corps. Ils excèdent, augmentent la perception humaine. Ils recèlent une puissance de perception donnée par la technique. Ils produisent de nouvelles formes de la sensibilité et par conséquent des mondes nouveaux : nouvelles images, nouveaux sons, nouveaux espaces, nouveaux objets…
Plus précisément, les appareils conçus dans les Fab-Lab sont des assemblages d’éléments matériels et logiciels. Parmi les éléments matériels, les cartes électroniques occupent une place essentielle. Ce sont des circuits intégrés capables d’exécuter un programme informatique et éventuellement de le stocker. Ils sont associés à des entrées et sorties sur lesquelles peuvent être branchées toutes sortes de capteurs (température, mouvement, pression, etc.) et des actionneurs qui agissent physiquement : une lampe, un moteur… Ces appareils permettent des productions artisanales d’objets numériques et de machines-outils à faible coût, comme la désormais célèbre imprimante 3D appelée RepRap, la captation et l’analyse de données scientifiques, la conception de spectacles, d’installations multimédia, la conception d’e-textile, la création de projets pédagogiques…
Ordinateur, capteur, actionneur – tout cela peut être décrit comme un ensemble comprenant d’une part une mémoire, une puissance de calcul, des algorithmes qui produisent du virtuel, et d’autre part, des surfaces sensibles, des effecteurs qui réalisent, rendent réel des mouvements, produisent des artefacts, incarnent le virtuel. Nous retrouvons dans cet ensemble la différence fondamentale entre les deux couples virtuel-actuel et possible-réel proposé par Deleuze à propos de la philosophie de Leibnitz : « le couple virtuel-actuel n’épuise pas le problème, il y a un second couple très différent, possible-réel. […]. Il y a donc de l’actuel qui reste possible, et qui n’est pas forcément réel. L’actuel ne constitue pas le réel, il doit lui-même être réalisé, et le problème de la réalisation du monde s’ajoute à celui de son actualisation ». Les appareils dont nous parlons sont en capacité d’actualiser le virtuel, de produire des continuums par variation, de solutionner le « problème de la réalisation du monde ». Conceptuellement, ils offrent la possibilité d’une nouvelle production d’« objet non-standard ».
Tout cela n’est pas nouveau, car l’ensemble technique décrit ci-dessus n’est rien d’autre que la mise en œuvre d’une méthode de conception et de fabrication assistées par ordinateur, méthode dont la théorie de l’architecture a décrit depuis longtemps les incidences sur le processus créatif. Ce qui est nouveau, c’est le contexte dans lequel émergent ces nouveaux appareils. Ils apparaissent en dehors de la sphère productive et marchande des sociétés occidentales capitalistes. Ce projet de production « non-standard » ne s’inscrit plus dans celui de la production industrielle. Il ne produit plus de marchandises. L’environnement matériel et logiciel est en source ouverte. Les projets souscrivent au mouvement des logiciels libres, de l’open source ou des Créative Commons. Leur valeur d’échange est quasi nulle car leurs plans de conception, sont disponibles gratuitement sur internet. Ils ne découpent plus des fonctions dans le tissu de nos actions ; ils requièrent une participation active. Ils servent d’autant mieux que nous les servons bien. Et mieux encore, ils sont à produire soi-même si on le souhaite.
Cette situation nouvelle est une opportunité pour le design. Elle constitue un élargissement de son champ, une émulation portée par une communauté humaine citoyenne. La relation entre le designer et l’usager est à réinventer. Le designer est appelé à jouer un nouveau rôle au sein de ce mode de production alternatif, à participer à l’innovation de nouveaux modèles économiquement viables, qui articulent open source et entreprises commerciales. Ils sont le signe encourageant d’un changement de modèle de production. Au sein de celui-ci, l’un des rôles du designer pourrait être de veiller à ce qu’il ne produise plus des marchandises mais des produits « non-standard » ouverts à des pratiques variées. Ce ne sera pas facile.