Même si elle a moins mauvaise presse en France depuis quelque temps, l’éthique environnementale suscite encore ironie et réserves, et n’a pu bien se faire connaître de celles et ceux qui s’intéressent aux questions d’environnement. C’est le cas non seulement en France, mais aussi dans une part du continent européen. Tout se passe comme si un océan de pensée retenait à domicile, de l’autre côté de l’Atlantique et de la Manche, les problématiques élaborées par l’éthique environnementale, autour desquelles aucun programme de recherche bien défini ne s’est à l’heure actuelle développé en Europe, où d’autres problématiques sont privilégiées[1].
Le sort des travaux relevant de l’éthique animale est encore moins favorable : un seul des auteurs issus de ce champ a été traduit en français à l’heure actuelle, sans guère bénéficier de l’ attention de ceux qui sont sensibles à la cause animale[2].
Que dire enfin de l’écoféminisme dont l’existence même en tant que champ de recherche philosophique est très largement méconnue, au point que le nom de ce courant évoque plus pour certains une marque de produits cosmétiques respectueux de la nature qu’une analyse philosophique, menée d’un point de vue féministe, des problèmes environnementaux et des enjeux de la réflexion qui s’y consacre[3] ?
Si nous voulons présenter ici ces trois courants éthiques anglo-américains, que leurs problématiques respectives et leur émergence concomitante lient intimement les uns aux autres, c’est d’abord pour contribuer à mettre un terme à cette situation, en portant dans l’espace public français une réflexion sur les enjeux de la philosophie environnementale au sens large. Considérant que, pour au moins deux d’entre eux, le travail de présentation d’ensemble des problématiques majeures de ces courants a déjà été effectué, nous faisons le choix de passer à l’étape suivante de la réception critique, et d’attirer l’attention sur quelques thématiques nouvelles, qui sont encore largement en construction au sein de leurs propres communautés philosophiques d’origine : elles ont pour particularité d’ouvrir un nouveau front écologique.
Rappelons que stricto sensu la notion de « front écologique » ou d’éco-front (traduction française d’eco-frontier) désigne « un type d’espace, réel ou imaginaire, dont la valeur écologique et esthétique est très forte. Ces ressources écologiques sont convoitées, appropriées, voire conquises par des acteurs extérieurs à l’espace considéré. Différentes appropriations écologiques conduisent donc à différentes formes de fronts écologiques centrés sur la quête de la wilderness, le paysage ou le sacré »[4]. Un front écologique est donc aussi bien, métaphoriquement, une zone avancée des combats où l’écologie se fait et se défait dans une lutte autour de valeurs et d’idées. Ces fronts passent à l’intérieur des mouvements, des théories, des sujets de controverse, comme à l’extérieur des questions les plus fréquemment débattues.
L’objectif commun des contributions réunies dans cette mineure est d’ouvrir, d’analyser ou de cartographier quelques-uns des fronts où les controverses sont encore vivantes, d’abord sur l’articulation des questions environnementales et féministes.
C’est dans cet esprit que Catherine Larrère, dans le premier article de ce dossier, a choisi de prendre pour objet de réflexion le thème qui revêt depuis quelques années une importance croissante en éthique environnementale : celui de la justice environnementale. La question de la justice environnementale concerne les inégalités dans la distribution, ou la répartition, des problèmes environnementaux, que ce soit à l’intérieur d’un pays ou entre les différentes nations. Au niveau national comme au niveau global, les problèmes environnementaux sont en effet très inégalement répartis : on trouve, en la matière, une forte polarité sociale, soit entre riches et pauvres ou entre majorité et minorités culturelles (pour la justice environnementale intérieure), soit entre nations riches, nations pauvres et nations émergentes, entre le Nord et le Sud (au niveau global). Comme le remarque l’auteure, une telle inégalité et une telle polarisation devraient avoir pour conséquence, semble-t-il, que les groupes sociaux ou les nations les plus défavorisés aient particulièrement à cœur de résoudre les problèmes environnementaux et s’engagent activement dans cette voie. Or, c’est plutôt le contraire qui se produit. Le souci environnemental est souvent dénoncé, par les plus défavorisés ou par leurs représentants, comme un luxe de riches qui ne concerne pas les pauvres, voire comme un complot des pays du Nord pour empêcher le développement des pays du Sud. Comment peut-on rendre compte d’un tel paradoxe ?
Jean-Yves Goffi présente ensuite certaines des tendances majeures de l’éthique environnementale contemporaine, en focalisant son attention sur la tendance qui se réclame de l’éthique des vertus. On peut résumer les questions d’éthique normative par la confrontation de trois approches, le déontologisme qui considère que le critère de la correction morale de nos actes réside en une propriété intrinsèque de ceux-ci, le conséquentialisme qui aligne la correction morale des actes sur leur contribution à la promotion de biens non moraux, et enfin l’éthique des vertus, qui fait du caractère de l’agent le critère qui permet d’apprécier ses actions, on constate que ce sont plutôt les tenants des deux premiers types de théorie qui ont articulé les principes d’une éthique de l’environnement. Jean-Yves Goffi propose les grandes lignes d’une éthique environnementale des vertus[5].
On trouvera ici pour la première fois en français l’un des textes fondateurs de la problématique écoféministe : l’article de Karen J. Warren « The Power and Promise of Ecological Feminism », publié en 1990 dans la revue Environmental Ethics. L’écoféminisme a émergé très tôt, dès le milieu des années 1970, en s’orientant simultanément dans les deux directions d’un mouvement social revendicatif et d’un discours théorique d’un nouveau genre, en se développant pendant quelque temps parallèlement à la nouvelle éthique de l’environnement, et en conjonction avec elle – jusqu’à ce qu’éclate entre les deux un différent portant sur le fond de l’affaire. Pour les écoféministes, ce qui est entré en crise dans notre rapport à l’environnement naturel, c’est ce rapport lui-même en tant qu’il consiste à soumettre la nature à un pillage généralisé, en quoi il ne faut pas voir le témoignage d’un vandalisme irresponsable, mais la conséquence rigoureuse de la détermination rationaliste de toute chose comme « objet » dont l’essence est d’être à la disposition d’un sujet, qui s’assure de son propre statut de maître et de possesseur de la nature au moyen d’une batterie de schémas de pensée dualistes qui ravalent les êtres naturels inanimés, les animaux, les femmes, etc. à un rang hiérarchique inférieur.
Au-delà d’un type de comportement envers le monde naturel, ce sont d’innombrables pratiques et configurations épistémologiques qui sont concernées par la crise environnementale, et la révèlent comme véritable crise du rationalisme occidental. L’urgence est, pour Karen Warren, de déconstruire les multiples « cadres conceptuels oppressifs » et la hiérarchie des valeurs qui structurent la pensée occidentale, qui se réalise pleinement enfin sous la forme d’une « logique de la domination », c’est-à-dire d’une structure d’argumentation conduisant à la justification de la subordination.
Virginie Maris s’attache à montrer plus en détail comment la pensée féministe permet d’éclairer d’une façon originale et fructueuse les problèmes environnementaux contemporains. Du point de vue épistémologique, l’écoféminisme ambitionne de dénoncer la façon dont la longue prédominance masculine dans le champ de la recherche et de la production scientifiques a influencé la manière dont se sont constitués les savoirs et les méthodes scientifiques, notamment en raison de l’emphase mise sur l’universalisme, l’objectivité ou la démarche hypothético-déductive. Or les connaissances requises pour faire face aux problèmes environnementaux actuels, particulièrement en écologie, ne relèvent pas de cette conception de la science. Du point de vue moral, l’écoféminisme s’est efforcé de décrire les racines communes du paternalisme et de l’anthropocentrisme, et de proposer une critique rigoureuse de cette forme commune de domination, des hommes sur les femmes d’une part, des êtres humains sur la nature d’autre part. Du point de vue social, l’objectif a été de montrer comment les femmes sont à la fois les premières victimes de la dégradation de l’environnement et bien souvent des actrices-clefs de la mise en œuvre des mesures de protection. Cette situation est exacerbée dans le Sud, où les injustices environnementales viennent généralement se surajouter aux injustices socio-économiques. Cette triple analyse, épistémologique, éthique et sociale, ouvre une pensée environnementaliste audacieuse, qui conjugue l’analyse théorique et l’engagement pratique.
C’est cependant l’éthique animale qui engage les controverses les plus violentes. Estiva Reus s’efforce de mettre au jour la nouveauté et la spécificité de ce courant, qui a connu un essor remarquable depuis une trentaine d’années. Si la réflexion sur la condition animale est ancienne, il se produit bien quelque chose de singulier aujourd’hui, dans la mesure où une activité intellectuelle « académique » s’articule avec un mouvement social (politique) en expansion : la nébuleuse dénommée « mouvement pour les droits des animaux » (ou « mouvement de libération animale ») ambitionne de mettre fin à toutes (ou à la plupart) des pratiques où des animaux sont utilisés pour servir des intérêts humains. En raison d’inspirations théoriques diverses, les controverses sur les valeurs (les critères ultimes du bien) sont fortes à l’intérieur du mouvement animaliste. Estiva Reus montre que, au-delà des engagements idéologiques des uns et des autres, une véritable convergence pratique se dégage sur les objectifs, dont celui d’en finir avec la viande. Les lignes de division qui se maintiennent n’opposent pas tant des courants éthiques, que des stratégies pour parvenir à cette fin.
Notes
[1] Voir pour une excellente synthèse le livre de C. Larrère, Les philosophies de l’environnement, Paris, PUF, 1997. Voir aussi H.-S. Afeissa (éd.), Ethique de l’environnement. Nature, valeur, respect, Textes clés, Paris, Vrin, 2007.
[2] Pour une présentation d’ensemble, voir J-B. Jeangène Vilmer, Ethique animale, Paris, PUF, 2008. Seuls les textes de P. Singer sont disponibles en langue française : P. Singer, La libération animale, tr. fr. L. Rousselle, Paris, Grasset, 1993 ; Questions d’éthique pratique, tr. fr. M. Marcuzzi, Paris, Bayard, 1993 ; Comment vivre avec les animaux ?, tr. fr. J. Sergent, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2003.
[3] Voir cependant en français M. Maria et V. Shiva, Ecoféminisme, tr. fr. E. Rubinstein, P. Legrand et M.-F. Stewart-Ebel, Paris, L’Harmattan, 1998, et l’ouvrage dirigé par J. Falquet, Ecologie : quand les femmes comptent, Paris, L’Harmattan, 2002. N’oublions pas que l’expression d ’« écoféminisme » a été forgée par Françoise d’Eaubonne en 1974 dans Le féminisme ou la mort, Paris, Pierre Horay, 1974.
[4] Définition proposée par les organisateurs du colloque international qui aura lieu sur ce thème à l’Université de Limoges en mai 2009. Voir l’annonce à cette adresse : www.” target=”_blank”>http:// www.> flsh. unilim. fr/ recherche/ PDFcolloque/ Workshop_Guyot_FR. pdf
[5] Voir B. G. Norton, « L’éthique environnementale et l’anthropocentrisme faible », tr. fr. H-S. Afeissa, dans H.-S. Afeissa (éd.), L’éthique de l’environnement, p. 249-83.