Pendant longtemps on a considéré le matérialisme comme un pur mécanisme, ou encore un « spatialisme » qui ne connaîtrait rien au temps (Negri, Macchina tempo et L’Anomalie sauvage). C’est une tradition de pensée marxiste qui vient de La Sainte Famille. Sans se soucier du débat historique, constatons que ce verdict signifierait : pas de spontanéité, juste des quantités mesurables ; pas de puissance de transformation, donc aucun « potentiel » à convoquer face à un ordre établi, institué, constitué.

C’est curieusement la même vision que celle d’un Raymond Ruyer, spiritualiste, se demandant en… 1933 « ce qui est vivant et ce qui est mort dans le matérialisme »[1], et décrivant une séance au tribunal vue par le matérialiste, qui ne peut rien dire du jugement, des normes, des valeurs, mais seulement décrire des corps, des vibrations sonores, des pulsations énergétiques.

De nos jours, on voit apparaître a contrario des pamphlets qui appellent à une révolution matérialiste mais demeurent dans le flou le plus total, jouant surtout sur des effets rhétoriques (Vive le matérialisme !, Verdier, 2001) ou se réclamant d’un combat athée et rationaliste contre la religion (Dubessy et al., dirs., Les Matérialismes (et leurs détracteurs), Syllepse, 2004).

Les articles réunis ici, qui travaillent les champs de la création (danse, théâtre notamment), la politique et l’histoire des idées, voudraient faire entendre une autre musique, et montrer qu’il peut bien émaner, du fond du « ventre » matérialiste (pensons à Gargantua ou à la « panse » de Sancho « Pança »), un RIRE puissant et déstabilisant. Ce même rire que Bergson pensait détruire en le décrivant comme « du mécanique plaqué sur du vivant », mais qui renaît comme le phénix, de Machiavel et Spinoza à Bakhtine et Joe Orton. Ni le rire du sens commun face à la philosophie qui trébuche et tombe dans un puits, ni le rire de l’intellect face au corps : un rire matérialiste.

Rapprocher un « affect » tel le rire d’une vision matérialiste du monde, sans chercher à l’expliquer et ainsi à démystifier, c’est bien évidemment souligner la puissance de l’affect. Ne sommes-nous pas tous d’accord pour dire, avec Hume, que la raison est et devrait être l’esclave des passions ? Et certes, certains des articles présentés dans cette mineure relèvent la présence d’une richesse affective perdue, une « pauvreté de l’expérience » benjaminienne — c’est le cas notamment de l’article de Pascal Houba. Mais d’autres soulignent au contraire la violence, la cruauté du rire — que ce soit celui de la société face à un individu (Regis Tomàs), celui du philosophe face aux superstitions et aux craintes (Thomas Berns et moi), ou encore celui de la comédie acide et cinglante de Joe Orton (William Wood). C’est la vieille définition du rire qui produit un effet de « supériorité », proposée notamment par Hobbes, ou Baudelaire : « le rire humain est intimement lié à l’accident d’une chute ancienne, d’une dégradation physique et morale »[2].

Or, le rire matérialiste ne consiste pas simplement à rappeler l’existence du « passionnel » dans nos vies, pour le meilleur ou pour le pire. Il rit d’une prétention idéaliste à fonder le monde, car le monde — y compris ses manifestations corporelles — est toujours premier par rapport au penseur. Comme le disait le dernier Althusser, le philosophe matérialiste est celui qui « prend le train en marche, sans savoir ni d’où il vient (origine), ni où il va (fin) »[3]. Ce rapport « brut » au monde traverse tous les articles de la mineure — notamment chez Berns, où le rire machiavélien détruit la médiation du dialogue ; chez Houba, où la figure de Rabelais nous rappelle à notre existence corporelle mais aussi à l’identité entre le corps-microcosme et l’univers-macrocosme ; dans l’analyse des pièces de Joe Orton proposée par William Wood, qui (fortuitement) cite Machiavel, Spinoza et Deleuze, cet aspect brut prend un air quasi… ensanglanté.

Comprenons donc que le rire dont il s’agit ici n’est pas un rire philosophique ordinaire. Les lecteurs de Michel Foucault, par exemple, connaissent bien son rire provoqué par l’encyclopédie chinoise de Borges, un rire qui « secoue toutes les familiarités de la pensée » et qui finit par provoquer « un malaise certain et difficile à vaincre »[4]. Mais il s’agit là encore d’un « rire de la connaissance », d’un mécanisme de protection face à des moments limite de la conscience humaine (comme chez Bataille), plutôt que du rire dans sa corporéité. Or, celle-ci est ce qui permet au rire matérialiste de faire effraction vers le réel ; de nous « conduire directement à l’Être », dirait Toni Negri :

Dans un monde qui ne connaît plus la mesure mais simplement ce qui est démesuré, le principe de la critique consiste probablement à « rire ». Le « rire », l’« ironie », le « sarcasme » ont, en ce monde de contrastes démesurés, la même fonction que celle que le doute réussit à avoir dans un monde limité. Plus encore : le rire affirme une relation analogique entre des objets, des situations, des passions qui seraient, autrement, incommensurables ; il se place donc comme une allusion entre des ordres existentiels différents — nature et esprit, singulier et collectif, passif et actif, travail et non-travail… En ceci le rire indique le territoire sur lequel s’étend la « puissance », c’est-à-dire la tension ontologique vers le réel. Les romantiques ont traduit le rire en ironie, en en faisant une puissance dialectique qui innerve l’imagination dans la mesure où elle joue, détruit, recrée ses objets. Quand nous parlons d’une puissance ontologique du rire, nous n’acceptons pas que la tension qui est exprimée par elle puisse être reconduite à des catégories dialectiques. Non, le rire, tout comme l’ironie et le sarcasme, participe positivement du processus expansif de l’Être[5].

Bakhtine dit, à propos de Rabelais et de son rire particulièrement corporel issu d’une culture populaire qui justement se rit de l’autorité, que le rire rabaisse et matérialise[6]. Il ne pensait pas à la formule souvent citée d’Auguste Comte selon laquelle le matérialisme « explique le supérieur par l’inférieur »[7] , mais il aurait très bien pu rapprocher les deux formules. Si le rire rabelaisien rabaisse, c’est qu’il réduit le supérieur à l’inférieur. Le matérialisme est alors simplement la forme philosophique de ce rire.

Notes

[ 1] Ruyer, « Ce qui est vivant et ce qui est mort dans le matérialisme », Revue philosophique, vol. 116, nos 7-8 (1933).Retour

[ 2] De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques (1855), § II, in Baudelaire, Curiosités esthétiques, Garnier-Flammarion, 1987, p. 242. Sur ce texte, voir l’excellent commentaire de Catherine Kintzler, « Baudelaire et la théorie classique du rire : Se “moquer du monde” » (2006), www.mezetulle.net/article-4691918.html.Retour

[ 3] Louis Althusser, « Portrait du philosophe matérialiste » (1986), in Écrits philosophiques et politiques, François Matheron (dir.), Stock / IMEC, 1994, t. I, p. 581.Retour

[ 4] Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Gallimard, 1966, p. 7, 9.Retour

[ 5] A. Negri, Job, la force de l’esclave, Hachette, 2005, p. 109-110, note C.Retour

[ 6] Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, trad. A. Robel, Gallimard, 1970, « Introduction ».Retour

[ 7] A. Comte, Discours sur l’esprit positif (1844), nouvelle édition, Vrin, 1974, § 771.Retour