Cet article s’appuie sur deux modalités principales de rassemblement rituel qui ont trouvé leurs formes de culture et d’institutionnalisation dans les sociétés occidentales dites modernes : les rassemblements collectifs et les rassemblements individuels1. Les rassemblements collectifs ont lieu dans divers lieux tels que l’église, le théâtre et la salle de conférence ou de concert, ainsi que lors de réunions communales, de conférences et d’événements politiques de grande envergure, comme la cérémonie d’investiture d’un président. Ces formes de rassemblement collectif sont basées sur la modalité du rendez-vous (appointment) : il y a un groupe de personnes, un collectif, qui se réunit au même endroit et au même moment afin d’assister à une expérience partagée d’écoute et/ou de visionnement.
Les rassemblements individualisés sont plus flexibles. Les gens se réunissent à certains endroits pour poursuivre des activités accessibles à tous, mais qui ne doivent pas nécessairement être réalisées ou vécues en groupe (c’est pourquoi on pourrait objecter qu’à proprement parler, il ne s’agit pas ici de rassemblements). Ces rassemblements individualisés sont basés sur la modalité des heures d’ouverture : les participants se déplacent librement dans l’espace en question ; leurs actions ne sont ni coordonnées ni synchronisées. Une forme précoce de ce type de rassemblement individualisé peut déjà être trouvée dans l’antiquité classique dans l’agora, un lieu ouvert de rassemblement dans lequel différentes formes et modalités de rassemblement et d’échange existaient. Sa mise en œuvre approfondie est cependant un phénomène de la modernité. Les exemples modernes de rassemblements ouverts et individualisés sont les marchés et les arcades, ainsi que les musées et les expositions de toutes sortes.
Rituels de rassemblement
Les sociétés humaines précédentes ont construit des lieux de rassemblement rituel adaptés à leur taille et à leur structure. Ces lieux permettaient aux citoyens de faire l’expérience symbolique de leur culture en tant qu’appartenance à une ville, une nation, une foi ou une croyance particulière2. Comment des sociétés hautement individualisées, fragmentées et hétérogènes peuvent-elles produire des moments et des expériences de connectivité ? Comment, et sous quelles formes, nous rassemblons-nous – et quels rôles l’art et la culture jouent-ils dans ce contexte ?
Je souhaite relier ces questions à des mouvements distincts mais connexes qui ont lieu dans les arts plastiques et les arts de la scène : actuellement, il y a un vif intérêt, tant dans la pratique artistique que dans les institutions artistiques, pour les nouveaux formats qui combinent des modes d’exposition et de performance. Les artistes visuels s’intéressent aux techniques du théâtre, les expositions deviennent des espaces scénarisés dans lesquels se déroule une série d’événements ; les chorégraphes montrent leurs œuvres dans les musées, les événements de théâtre expérimentent des modes d’individualisation de leurs spectateurs. Il en résulte des hybrides entre les arts visuels et les arts de la scène, des hybrides entre l’exposition et l’événement temporel qui cherchent maintenant leur institutionnalisation. Comment une telle institution pourrait-elle ou devrait-elle se présenter ? Ou, plus important encore, comment l’envisager comme un espace de rassemblement ? Comment voulons-nous rencontrer les œuvres d’art et nous rencontrer les un·es les autres dans ces espaces, selon quelles modalités du collectif, de l’individuel, avec quelles parties de notre corps et quels sens, avec quelles libertés et quelles responsabilités ?
Les rituels tirent leur pouvoir symbolique et leur légitimité du fait qu’ils transcendent l’individu et ne peuvent donc pas être modifiés à volonté. Leur puissance réside dans la façon dont ils situent les participants dans un ordre qui a précédé leur naissance et qui survivra à leur mort. En même temps, les rituels ne sont ni fixes ni essentiellement stables : ils émergent, s’enracinent, s’affinent et se solidifient. Au fur et à mesure que leur efficacité diminue, ils sont imprégnés d’une nouvelle signification ou sont supprimés par d’autres rituels. Lorsque les circonstances sociétales, l’ordre socio-économique ou le « style de pensée » (selon le terme de Ludwik Fleck) d’une époque changent, les rituels peuvent (et doivent) ajuster leurs formes au changement afin de rester efficaces en tant que rituels. Quelle serait une forme rituelle de rassemblement qui correspondrait aux formes de vie contemporaines et aux structures sociales du début du XXIe siècle ?
Rassemblements collectifs (théâtre)
Quelles sont les forces et les faiblesses de la structure de rassemblement collectif par rendez-vous, telle que l’illustre la performance scénique ? Qu’est-ce qu’elle permet et qu’est-ce qu’elle rend impossible ? Comme dans toute forme de rassemblement collectif (comme la congrégation de l’église ou le public d’un concert), il y a un collectif, un groupe de personnes qui se rassemblent au même endroit au même moment. L’accord concernant le début et la fin de ce rassemblement, la modalité du rendez-vous, crée le cadre organisationnel de cette structure, tandis que son principe d’ordonnancement est celui d’une (ou de quelques) personne(s) qui parle(nt) à une multitude de gens.
Il y a, comme le dit Michel Serres, un émetteur et plusieurs récepteurs. L’un est mobile et parle, tandis que le plus grand nombre, immobilisé, est conçu comme se taisant et écoutant. La force de cette modalité réside dans la création d’un corps collectif et dans son organisation. Le rassemblement collectif génère une intensité énergétique, une puissance énergétique de la multitude qui se rassemble en un seul lieu qui, précisément à cause de sa potentialité énergétique, a besoin d’être régulé et discipliné. En étant regroupées, concentrées et orientées vers la scène, les énergies hétérogènes de la multitude deviennent un corps collectif.
Ce que la modalité du rendez-vous ne peut pas faire, cependant, c’est reproduire la société de masse moderne et démocratique dans sa forme organisationnelle spécifique, c’est-à-dire comme une assemblée d’individus. Une société de masse moderne en phase ascendante a besoin d’un rituel qui inclue un plus grand nombre de personnes dans les processus qui constituent une telle société. Une société qui se comprend comme ouverte et libérale, une société qui place l’individu en son centre, exige un rituel correspondant à sa conception de soi libéralisée et individualisée. Des catégories formulées théoriquement comme celle de l’individu devaient être répétées pratiquement et incarnées rituellement pour pouvoir devenir tangibles et efficaces.
Le théâtre, dont la structure fondamentale descend d’une époque et d’un ordre social entièrement différents, atteint ici ses limites structurelles. En tant qu’agencement spatial, une hiérarchie interne se forme toujours dans le rassemblement collectif, dans lequel l’individu apparaît comme faisant partie d’un corps collectif. Et la structure de ce rassemblement reste orientée de manière à ce que l’un (ou un tout petit groupe) s’adresse au plus grand nombre. Dans ce format, il est largement impossible pour le plus grand nombre de s’adresser au plus grand nombre.
Rassemblements individualisés (expositions)
Les musées et les expositions publiques naissent dans la transition vers un nouvel ordre social moderne, démocratique et libéral, dans lequel la figure de l’individu occupe une place centrale. Comment la nation moderne, dans sa taille même, parvient-elle à se rassembler et, en même temps, à se représenter dans son orientation spécifique vers l’individu ? Le facteur décisif dans le développement d’un nouveau rituel de rassemblement qui répond à cette question est l’invention des heures d’ouverture. Alors que l’espace où se tient une réunion ne peut pas être étendu à l’infini, les heures d’ouverture étendent la réunion dans le temps. Les expositions et les musées peuvent rassembler des millions de visiteurs autour d’un même objet – non pas en même temps, mais plutôt étalés sur une période de plusieurs mois ou années. Au cours d’une année, un musée ouvert de 10 à 18 heures reçoit beaucoup plus de visiteurs qu’un théâtre avec des représentations nocturnes3. Cela permet non seulement l’accès à un plus grand nombre de personnes, mais – précisément parce que tout le monde n’y assiste pas en même temps – des formes d’utilisation flexibles et individualisées. Dans le cadre temporel relativement souple des heures d’ouverture, le début et la fin de la visite ne sont pas fixés. Les gens vont et viennent à leur guise. Ils ne font aucune action collective, ni ne récitent aucun texte collectif. On décide où diriger sa propre attention, qui n’est plus soumise à un contrôle ou à une direction collective (ou, du moins, toute direction existante est beaucoup moins contraignante). Un grand nombre de personnes sont rassemblées, et pourtant l’individu est célébré non seulement parce que le musée d’art présente les réalisations exceptionnelles d’individus remarquables (artistes), mais aussi parce qu’il s’adresse aux visiteurs en tant qu’individus.
Correspondant à l’attention accrue portée à l’individu dans les sociétés modernes, le musée est devenu le premier espace rituel public à s’adresser aux individus qui se comprennent d’abord comme individus – parce que l’expérience de l’œuvre d’art est conçue pour être isolée et isolante, et parce que l’exposition permet des formes de perception flexibles. Au lieu qu’un seul parle à la multitude, un grand nombre de personnes communique avec un grand nombre de personnes – par le véhicule et la médiation d’objets matériels. Vu sous cet angle, un Musée National des Beaux-Arts n’est pas seulement un lieu où l’on présente la richesse culturelle d’une nation, mais aussi un lieu où la nation moderne se rassemble dans sa structure spécifiquement moderne, c’est-à-dire non pas comme un corps collectif, mais comme un rassemblement d’individus. Aujourd’hui, de nombreux musées et expositions reçoivent des milliers de visiteurs par jour, mais chaque individu y participe néanmoins à sa façon. Parvenir à créer un format qui (au moins dans ses objectifs) soit ouvert à tou·tes, mais pas le même pour tou·tes – englobant l’accessibilité de masse et l’individualisation, deux éléments essentiels des démocraties de masse modernes – peut être considéré, d’un point de vue historique, comme une réalisation essentielle du musée.
Historiquement, presque tous les formats culturels étaient basés sur la modalité du rendez-vous, dans lequel une (ou un petit groupe de) personne(s) s’adresse au plus grand nombre. Il a fallu des siècles pour créer un cadre culturel fondé sur la modalité plus moderne, plus individualisée et plus libérale, où un grand nombre de personnes se parlent entre elles. Tout comme le format du rendez-vous est lié à certaines formes d’incorporation – par exemple, en créant une période de temps partagée par tous les spectateurs pendant la durée du spectacle ou du rituel – le format des heures d’ouverture fonctionne par la dissolution de ces formes d’incorporation. Plus une société est complexe, moins le consensus réel de ses membres est probable. La force du format d’exposition réside précisément dans le fait qu’il n’exige pas des participant·es un engagement à respecter certaines déclarations explicites. Il crée plutôt un espace dans lequel le pluralisme est cultivé (chaque collection, chaque exposition, est une polyphonie de subjectivités variées) ainsi qu’une « solidarité sans consensus4 » . Le compromis pour cette ouverture est un format énergétiquement plus « cool » et, précisément en raison de son caractère libéral, relativement sans affect.
Les limites d’un rituel libéral
Si l’on considère les espaces muséaux des XIXe et XXe siècles, on peut retracer le processus d’individualisation et donc la dynamique sociale décisive des sociétés modernes, fondée sur la distance croissante entre les images et les objets exposés – depuis la présentation surpeuplée dans les musées du XIXe siècle en configuration de Salon, sans accent sur les objets individuels, jusqu’aux espaces d’exposition ouverts et plutôt dépouillés du XXe siècle. L’entassement des objets et des spectateurs a fait place à des espaces presque entièrement dégagés, démontrant comment la surcharge des objets a cédé le pas à l’œuvre autonomisée, dont l’isolement au mur correspond à un spectateur individualisé. Plus que tout, le « cube blanc » du XXe siècle est une sorte d’espace cartésien flexible et déconnecté, dégagé et libéré de toute influence du monde réel où tous les processus et toutes les vibrations naturelles – température, lumière, acoustique – sont régulés, et où les objets peuvent être présentés dans des contextes nouveaux et en constante évolution. Ainsi, l’individu moderne n’existe pas dans des relations sociales stables, mais seulement dans des relations multiples et durablement mutables.
Chaque époque construit ses temples. Les institutions artistiques sont les temples de rassemblement du libéralisme occidental moderne industrialisé, ce qui explique leur caractère particulier en tant que rituel : si chaque rituel est une expérience immersive, ce rituel immerge ses participants dans des modalités de distance et de détachement. Il ritualise les mouvements de séparation qui forment l’attitude fondamentale de la modernité occidentale – une approche qui s’est avérée extrêmement productive dans les sociétés modernes. Politiquement, cette modalité de séparation a conduit à la libération des liens sociaux stricts des sociétés féodales. Sur le plan de l’histoire des idées, elle a conduit le développement d’une rationalité moderne et éclairée. Sur le plan économique, les humain·es pouvaient se séparer de la nature et la considérer comme une sorte de dépôt de ressources. Elle pouvait être utilisée, comme Heidegger pourrait le dire, comme une réserve permanente (Bestand), ce qui a conduit à une augmentation massive de la productivité, de sorte que, pour la première fois dans l’histoire, les humain·es sont devenu·es capables de transformer des sociétés jusqu’alors caractérisées par la rareté en sociétés définies par l’affluence.
Cependant, face aux conséquences économiques, sociales et écologiques de l’impératif de séparation qui sous-tend le libéralisme, les limites de cette attitude deviennent évidentes. La question qui nous préoccupe de plus en plus est de savoir comment les dualismes sur lesquels repose l’ordre moderne – société et nature, esprit et matière, théorie et pratique – peuvent être surmontés ; comment tout ce qui a été séparé – la nature de la culture, le produit du processus, l’individu des liens sociaux, la rationalité des autres modalités de la connaissance et de la conscience, etc. – peut être connecté. L’objectif est devenu de trouver des moyens de penser en termes de modalités d’association et d’inter-relationalité, plutôt que de modalités de séparation et de libéralisation accrue. La tâche de cette nouvelle ère, pour reprendre les mots de Bruno Latour, n’est pas une tâche de critique, mais de composition, non d’émancipation, mais de soin.
Aujourd’hui, même en Occident et malgré le fait que la majorité des gens se considèrent encore comme des amateurs de liberté désireux d’être individualisés, les valeurs libérales ne sont en aucun cas considérées comme méritant d’être recherchées inconditionnellement. Le déplacement et la mobilité sont devenues des caractéristiques standard des sociétés actuelles. Nous sommes tou·tes déplacé·es, nous sommes tou·tes mobiles. Une partie de ce déplacement peut être vécue de manière positive, mais une grande partie est perturbatrice. La difficulté aujourd’hui n’est plus de se libérer des liens existants, mais de pouvoir établir et façonner des liens à plus long terme, malgré toute la flexibilité qui a été atteinte.
De nouvelles questions sont ainsi mises au premier plan : Comment combiner la flexibilité avec le sentiment d’appartenance ? Comment établir des liens ou des formes d’attachement sans renoncer à la flexibilité et à l’individualisation ? Comment établir des liens ou des formes d’attachement sans renoncer à la flexibilité et à l’individualisation ? Comment établir des liens sociaux sans renoncer à la flexibilité et à l’individualisation ? Comment vivre des liens sociaux qui soient durables sans être rigides ? Si l’on relie ces questions, qui peuvent nous concerner de manière assez pratique dans la vie quotidienne, avec les questions plus théoriques et épistémologiques soulevées plus haut, ainsi qu’avec notre idée initiale d’un nouveau rituel, la question centrale est : Comment créer un format qui rassemble temporairement les gens de manière non rigide, qui introduise des moments de connectivité sans retomber dans des conceptions héritées et calcifiées du collectif ?
Vers un nouveau rituel
Si le théâtre était le lieu rituel de l’antiquité grecque, l’église celui de l’époque médiévale européenne, et le musée celui des sociétés industrielles, alors quel est le nouveau lieu de rituel pour le XXe siècle ? Dans quelle mesure ce rituel doit-il être collectif, individualisé, ouvert, engagé, et avec quelles parties de notre corps, de notre esprit et de nos sens, avec quelles libertés et responsabilités voulons-nous y participer ?
Beaucoup d’approches artistiques et curatoriales du présent visent à générer de nouveaux formats pour l’art. Dans ce contexte, des hybrides émergent entre les arts visuels et les arts de la scène : les musées et les expositions intègrent l’art vivant ou deviennent des espaces dramaturgiquement conçus dans lesquels se déroule une séquence d’événements. Cela a moins à voir avec la forme artistique du théâtre lui-même qu’avec la manière dont le théâtre est utilisé comme une sorte de boîte à outils qui fournit des techniques aux artistes d’autres domaines. Tout comme le format des arts visuels a développé des techniques pour dissoudre les formes d’incorporation en faveur d’un cadre plus ouvert et libéral, le théâtre a développé des compétences inverses pour créer de la collectivité, de la concentration, de l’implication, de l’engagement. On pourrait soutenir que c’est justement cette focalisation, cette concentration et ce regroupement des énergies collectives que les sociétés hautement flexibles et libéralisées d’aujourd’hui ne peuvent réussir à créer qu’avec difficulté, et que c’est peut-être une des raisons pour lesquelles les artistes et les théoriciens d’une grande variété de domaines s’intéressent de plus en plus au théâtre et s’approprient ses techniques. Pour un instant, les problèmes de la société libérale semblent donc être résolus dans une certaine mesure.
D’une part, les artistes des beaux-arts intègrent des techniques et des éléments du théâtre, tels que la dramaturgie et le séquençage temporel. D’autre part, dans le domaine du théâtre, il y a un intérêt croissant pour les expositions et les musées, peut-être parce que l’ensemble du domaine des arts visuels et de ses institutions a encore un autre type de pertinence ou de légitimation sur un plan discursif. En outre, le format de l’exposition permet ce que le théâtre ne peut pas faire : des formes d’adresse et d’expérience plus libéralisées et plus souples. Comment pourrait-on concevoir un nouveau format qui occupe un espace entre ces deux anciens ? Comment esquisser un rituel qui introduise des moments de connectivité dans le format hautement individualisé et flexible de l’exposition, sans pour autant revenir à la modalité du rendez-vous et au corps collectif plutôt rigide qu’elle construit ? De quelle façon est-il possible de créer une expérience qui produise des liens interpersonnels ou des moments de connectivité tout en conservant une sensibilité contemporaine, individualisée et flexible ? Qu’est-ce qui pourrait succéder au format de l’exposition ? Trois prémisses émergent comme cadres nécessaires à ce nouveau modèle institutionnel.
1. Il faudrait surmonter la primauté des arts plastiques et du visuel
La nouvelle institution serait celle où toutes les formes d’art – arts plastiques, littérature, poésie, musique, danse et théâtre, pour n’en nommer que quelques-unes – pourraient se rencontrer sur un pied d’égalité. L’idée d’une institution artistique consacrée à diverses formes d’art n’est bien sûr pas une nouveauté. Lorsque le Centre Pompidou a ouvert ses portes à Paris en 1977, il a prétendu que son programme donnerait accès à diverses formes d’art et de connaissances. S’il présente des expositions d’arts plastiques en parallèle avec des spectacles de théâtre et de danse et des projections de films, sa propre conception et l’estime dans laquelle il est tenu proviennent encore essentiellement du domaine des arts plastiques. Le Museum of Modern Art de New York, qui a une longue tradition d’expositions expérimentales, a été l’un des premiers musées d’art à se doter d’un département d’architecture et de design. Pourtant, son autorité discursive est principalement liée aux arts plastiques.
Même si ces institutions intègrent plusieurs disciplines artistiques, elles n’en privilégient généralement qu’une seule, et dans beaucoup de ces institutions, c’est l’art plastique. Cette primauté du visuel est fondée sur les liens étroits entre la préoccupation des arts plastiques pour les objets et les valeurs et catégories fondamentales d’un mode de vie moderne matérialiste, productiviste et orienté vers les objets. Pourtant, nos vies ont changé : nous sommes lié·es aux réseaux et aux processus sociaux, et la productivité d’une société aujourd’hui provient de plus en plus des processus sociaux et du capital qui est dérivé de la créativité humaine.
Après la période moderne des quelque deux cents dernières années, où la culture était essentiellement réifiée dans les objets et où les musées et les expositions ont acquis une popularité et une importance considérables en offrant un rituel consacré à la culture des objets, un nouveau rituel est maintenant en mesure de se concentrer davantage sur les personnes – sur leurs interactions et leurs relations. Dans le sillage de Margaret Mead, ce rituel s’efforcerait de trouver des formes qui s’adressent à l’être tout entier, en se connectant à tous les sens et à toutes les facultés. Cela signifie que même s’il revendique le pouvoir discursif du monde des arts visuels, et même s’il se rattache également à l’idée et à la fonction sociale du musée en tant que site de production de valeur à long terme, ce nouveau rituel ne placera pas les arts visuels, et peut-être même pas une conception moderne de l’art, en son centre. Une fête peut être traitée avec la même rigueur et la même sensibilité esthétique que celles qui sont actuellement attribuées à un tableau ou à une pièce de théâtre. Ces diverses expressions culturelles diffèrent dans la façon dont elles s’adressent à leur public et dans leurs qualités énergétiques.
La nouvelle topologie serait un lieu où non seulement différents artistes soient programmé·es, mais elle se comprendrait plutôt comme un lieu où une écologie de rassemblements énergétiquement et structurellement différents puisse avoir lieu : individualisé ou collectif, ouvert ou engagé, réfléchi ou immersif, énergétiquement froid ou chaud. Ce qui était autrefois une exposition d’« œuvres » (au sens d’entités séparées et distinctes) deviendrait maintenant un jeu de rassemblements répondant à un ensemble de circonstances données, souvent fugaces, comme l’heure de la journée, le nombre de visiteurs et le tissu social des participants5.
2. Il faudrait des heures d’ouverture
Les heures d’ouverture sont une réalisation culturelle aux conséquences sismiques, car elles permettent à la société de masse de participer à la culture. Elles offrent un cadre libéral dans lequel ce n’est pas un seul qui communique au grand nombre, mais un grand nombre de personnes qui communiquent entre elles. La question est cependant de savoir comment travailler avec ce cadre libéral et comment surmonter simultanément ses faiblesses, en particulier son incapacité à produire des liens ou des moments de connectivité. Dans un cadre libéral comme celui de l’exposition, dans lequel les gens peuvent entrer et sortir à tout moment, l’introduction de moments d’engagement ou d’attachement moins libéraux et plus intenses nécessiterait l’imbrication de différentes traditions, modalités et formes d’adresse. Cela implique d’imbriquer la modalité des heures d’ouverture avec celles du rendez-vous, en médiant une économie de l’attention flexible et individualisée avec une approche ciblée et dirigée. Dans les spectacles, l’événement sur scène est mobile, tandis que le public est immobilisé dans son siège. Dans les expositions, c’est l’inverse : ici, les objets sont fixes alors que les visiteurs sont en mouvement. Combiner ces formats signifie créer des situations dans lesquelles les œuvres d’art, ou les énoncés culturels, ainsi que les visiteurs, peuvent se déplacer. Pour donner une forme dramaturgique à ces situations, il faudrait un travail de composition qui a peu de choses en commun avec la curation classique ou avec les pratiques traditionnelles de la performance scénique.
Au cours des dernières années, des expositions temporelles ont fait leur apparition dans le domaine des arts plastiques6. Ces nouveaux formats hybrides constituent une recherche de nouvelles formes d’adresse qui s’est davantage orientée vers la création de liens entre les membres du public que ne l’étaient les formats d’exposition traditionnels. Ces nouveaux formats s’efforcent également de rester en phase avec une sensibilité contemporaine et individualisée. Une exposition basée sur le temps fait du temps l’élément structurant explicite ; l’exposition change dans le temps, créant sa propre structure temporelle dans laquelle le spectateur est attiré. Les processus d’intégration apparaissent dans le temps et nécessitent du temps, c’est pourquoi le temps est devenu un facteur si important.
J’appelle ces nouveaux formats des « espaces individualisés pour des événements » (individualized spaces for events). Ce sont essentiellement des hybrides entre les espaces d’exposition et les espaces événementiels. Dans leur mode temporel, et en tant que compositions dramaturgiques se déroulant dans le temps, ils sont proches d’un événement temporel se déroulant en direct. Dans leur mode d’adressage, cependant, ces espaces restent en accord avec le principe libéral et individualisé de l’exposition. Ils gardent le cadre libéral des heures d’ouverture (et ne reviennent pas à celui du rendez-vous). Les visiteurs sont groupés, mais ils sont regroupés en grappes temporaires plutôt que dans un collectif fixe. Par rapport au théâtre ou au cinéma, la collectivité qui émerge est relativement lâche et libérale.
3. Il faudrait que s’instaure une topologie métamorphique
Le simple fait de réunir différentes formes d’art sous un même toit ne signifie pas qu’elles sont nécessairement liées. Tant qu’elles sont présentées à différents étages du bâtiment, organisées par différents départements ou financées par différents budgets, elles restent effectivement séparées les unes des autres. L’architecture est ici un facteur clé, car elle fixe littéralement dans la pierre la manière dont les espaces sont utilisés. La nouvelle topologie serait donc basée sur une structure mobile et métamorphique (transformative), qui puisse changer ses propriétés et son caractère, et ajuster son architecture, pour s’adapter à différents formats au cours d’une journée. Cela répondrait aussi bien aux besoins d’une performance théâtrale qu’à ceux d’une œuvre d’art plastique. Cela créerait des expériences partagées collectivement ainsi que des expériences individualisées, de façon à accueillir aussi bien un large public que des rencontres intimes.
Sur le plan architectural, cette préoccupation s’inspire d’un projet utopique, le Fun Palace de l’architecte visionnaire Cédric Price. En 1961, Price et la directrice de théâtre Joan Littlewood ont développé l’idée d’une structure modulaire, mobile et transformable qui pourrait être réorganisée à l’infini pour présenter toute forme de production artistique. Concrètement, il s’agissait d’un espace adaptable, capable d’accueillir un large public tout en le faisant participer à titre individuel. Sa conception architecturale incorporait ainsi les caractéristiques essentielles de la formation sociale actuelle dans ses processus de production : grands groupes concentrés de personnes, individualisation, flexibilisation, changement constant et implication croissante des consommateurs. Le Fun Palace n’a jamais été réalisé, nous ne savons donc pas à quoi il aurait ressemblé à la fin, ni ce qui s’y serait passé exactement. Mais de toutes les propositions et tentatives qui ont été générées pour de nouvelles institutions culturelles, il semble être celui qui se rapproche le plus du but visé – non seulement parce qu’il relativise le rôle hégémonique de l’art plastique et le contrebalance avec d’autres formats et modalités, et non seulement parce qu’il est avant tout considéré comme un lieu de rencontre et de convivialité. C’est surtout parce que le Fun Palace porte en son sein l’idée d’un nouveau type d’institution qui tente de construire un rituel spécifique et approprié à son époque.
Traduit de l’anglais (USA) par Yves Citton & Deep L
1 Le texte dont est tiré cet article a paru sous le titre « What is the new ritual space for the 21st century? » sur le site https://theshed.org/new-ritual-space-21st-century/, en date du 29 mai 2018. Il a été abrégé de moitié pour cette traduction, avec l’autorisation de l’auteure, que la revue Multitudes remercie pour sa gracieuse autorisation de reproduction. L’auteure remercie Hans Ulrich Obrist d’avoir commandé une série de conférences publiques pour le projet d’exposition Lucius Burckhardt, Cedric Price: A stroll through a fun palace à La Biennale de Venise en 2014. Ces conférences ont donné l’occasion d’articuler et de tester certaines des idées sur lesquelles se base cet article.
2 Sur ces questions, voir par exemple : Catherine Bell, Ritual Theory, Ritual Practice, Oxford University Press, 1992 ; Carol Duncan, Civilizing Rituals. Inside Public Art Museums, London, Routledge, 1995 ; Tony Bennett, The Birth of the Museum, London, Routledge, 1995 ; Richard Sennett, Together: The Rituals, Pleasures and Politics of Co-operation, New Haven, Yale University Press, 2013.
3 Bien entendu, seules les institutions d’une taille et d’un statut similaires sont comparables entre elles. Selon l’Office fédéral des statistiques, l’Allemagne a enregistré au total près de 103 millions de visites de musées en 2006, tandis que 34,8 millions de visites de théâtres ont été enregistrées au cours de la saison 2005-2006. Les stades de football, en comparaison, ont enregistré 12 millions de visiteurs pour les matchs de la ligue nationale en 2016-17. Aux États-Unis, l’American Alliance of Museums relève environ 850 millions de visites de musées chaque année, par rapport à environ 50 millions de visites de performances théâtrales.
4 David Kertzer, Ritual, Politics, and Power, New Haven, Yale University Press, 1989.
5 La notion de rassemblement focalisé (focused gathering) d’Erving Goffman pourrait entrer en jeu ici. Goffman fait référence à un certain nombre de personnes qui participent à une activité commune et qui sont liées les unes aux autres par ce processus. De tels rassemblements se rassemblent et se dissipent, leurs membres fluctuent, et le centre d’intérêt de l’activité est discontinu – plus un processus fragmenté qui se produit encore et encore qu’un processus continu qui dure. De tels rassemblements tirent leur forme de leur but ou, comme le dit Goffman, du sol sur lequel ils sont placés ; mais il s’agit toujours d’une forme, même reconnaissable. Voir Erving Goffman, Encounters : Two Studies in the Sociology of Interaction, Eastford, Martino, 2013.
6 Anri Sala, Philippe Parreno, Dominique Gonzalez-Foerster, Tino Sehgal, Carsten Höller, Pierre Huyghe, et Olafur Eliasson ont tous – à des degrés et avec des objectifs différents – travaillé sur des modalités qui insèrent du temps dans leurs expositions ces dernières années.
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